Par Numa-Denis Fustel de Coulanges
INTRODUCTION
LIVRE PREMIER — ANTIQUES CROYANCES
CHAPITRE PREMIER — CROYANCES SUR L’ÂME ET SUR
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DE On se propose de montrer ici d'après quels principes et
par quelles règles la société grecque et la société romaine se sont
gouvernées. On réunit dans la même étude les Romains et les Grecs, parce que
ces deux peuples, qui étaient deux branches d'une même race, et qui parlaient
deux idiomes issus d'une même langue, ont eu aussi les mêmes institutions et
les mêmes principes de gouvernement et ont traversé une série de révolutions
semblables. On s'attachera surtout à faire ressortir les différences
radicales et essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens
des sociétés modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès
l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer
sans cesse à nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer nos
révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous ont
légué nous fait croire qu'ils nous ressemblaient ; nous avons quelque peine à
les considérer comme des peuples étrangers ; c'est presque toujours nous que
nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. On ne manque guère
de se tromper sur ces peuples anciens quand on les regarde à travers les
opinions et les faits de notre temps. Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger.
L'idée que l'on s'est faite de Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est
sage de les étudier sans songer à nous, comme s'ils nous étaient tout à fait
étrangers, avec le même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous
étudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie. Ainsi observées, D'où vient cela ? Pourquoi les conditions du gouvernement
des hommes ne sont-elles plus les mêmes qu'autrefois ? Les grands changements
qui paraissent de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne
peuvent être l'effet ni du hasard ni de la force seule. La, cause qui les
produit doit être puissante, et cette cause doit résider dans l'homme. Si les
lois de l'association humaine ne sont plus les mêmes que dans l'antiquité,
c'est q'il y a dans l'homme quelque chose de changé. Nous avons en effet une
partie de notre être qui se modifie de siècle en siècle ; c'est notre
intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en progrès,
et à cause d'elle nos institutions et nos lois sont sujettes au changement.
L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a vingt-cinq siècles,
et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il se gouvernait. L'histoire de Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez
les croyances ; les faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur
explication se présentera d'elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de
cette race, c'est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe
l'idée qu'elle se faisait de l'être humain, de la vie, de la mort, de la
seconde existence, du principe divin, on aperçoit un rapport intime entre ces
opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui
dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques. La comparaison des croyances et des lois montre qu'une
religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le
mariage et l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré
le droit de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après
avoir élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la
cité, et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les
institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la cité
a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le
temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées ; le droit privé
et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. Alors s'est
déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi
régulièrement les transformations de l'intelligence. Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces
peuples. Les plus vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de
connaître. Car les institutions et les croyances que nous trouvons aux belles
époques de Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de
ce passé lointain ? Qui nous dira ce que pensaient les hommes dix ou quinze
siècles avant notre ère ? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si
fugitif, des croyances et des opinions ? Nous savons ce que pensaient les
Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siècles ; nous le savons par les hymnes
des Védas qui sont assurément fort antiques, et par les lois de Manou où l'on
peut distinguer des passages qui sont d'une époque extrêmement reculée. Mais
où sont les hymnes des anciens Hellènes ? Ils avaient, comme les Italiens,
des chants antiques, de vieux livres sacrés ; mais de tout cela il n'est rien
parvenu jusqu'à nous. Quel souvenir peut-il nous rester de ces générations
qui ne nous ont pas laissé un seul texte écrit ? Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour
l'homme. L'homme peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car,
tel qu'il est à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les
époques antérieures. S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer
ces différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui. Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron ; ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes ; ces légendes lui viennent d'un temps très antique et elles portent témoignage de la manière de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue dont les radicaux sont infiniment anciens ; cette langue, en exprimant les pensées des vieux âges, s'est modelée sur elles, et elle en a gardé l'empreinte qu'elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d'un radical peut quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage ; les idées se sont transformées et les souvenirs se sont évanouis ; mais les mots sont restés, immuables témoins pie croyances qui ont disparu. Le contemporain de Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les funérailles, dans la cérémonie du mariage ; ces rites sont plus vieux que lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne répondent plus aux croyances qu'il a. Mais qu'on regarde de près les rites qu'il observe ou les formules qu'il récite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes croyaient quinze ou vingt siècles avant lui. |