Livre deuxième — La famille
On trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains
grecs les traces d'une antique institution qui paraît avoir été en grande
vigueur dans le premier âge des sociétés grecque et italienne, mais qui,
s'étant affaiblie peu à peu, n'a laissé que des vestiges à peine perceptibles
dans la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les
latins appelaient gens et les grecs genos. On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de
la gens. Il ne sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la
difficulté du problème. La gens, comme nous le verrons plus loin, formait un corps
dont la constitution était tout aristocratique ; c'est grâce à son
organisation intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides
d'Athènes perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti
populaire prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces
cette vieille institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est
probable qu'il ne nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais elle
était singulièrement vivace et enracinée dans les moeurs, on ne put pas la
faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier : on lui
enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa subsister que
ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau régime. Ainsi à
Rome les plébéiens imaginèrent de former des gentes à l'imitation des
patriciens ; à Athènes on essaya de bouleverser les genê, de les fondre entre eux et
de les remplacer par les dèmes que l'on établit à leur ressemblance. Nous
aurons à revenir sur ce point quand nous parlerons des révolutions. Qu'il
nous suffise de faire remarquer ici que cette altération profonde que la
démocratie a introduite dans le régime de la gens est de nature à dérouter
ceux qui veulent en connaître la constitution primitive. En effet, presque
tous les renseignements qui nous sont parvenus sur elle datent de l'époque où
elle avait été ainsi transformée. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les
révolutions en avaient laissé subsister. Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du
moyen âge ait péri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la
révolution de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se
faire une idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait
dans les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle,
c'est-à-dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais il
songerait qu'une grande révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon
droit que cette institution, comme toutes les autres, a dû être transformée ;
cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui que
l'ombre ou l'image affaiblie et altérée d'une autre noblesse incomparablement
plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les faibles débris de
l'antique monument, quelques expressions demeurées dans la langue, quelques
termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de stériles regrets, il
devinerait peut-être quelque chose du régime féodal et se ferait des
institutions du moyen âge une idée qui ne serait pas trop éloignée de la
vérité. La difficulté serait grande assurément ; elle n'est pas moindre pour
celui qui aujourd'hui veut connaître la gens antique ; car il n'a d'autres
renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps où elle n'était plus
que l'ombre d'elle-même. Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où elle était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous essayerons d'entrevoir le véritable régime de la gens antique. 1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la gens.
Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres
puniques, on rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher,
Claudius Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une même gens,
la gens Claudia. Démosthène, dans un de ses plaidoyers, produit sept
témoins qui certifient qu'ils font partie du même genos, celui des Brytides. Ce qui
est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes citées comme
membres du même genos, se trouvaient inscrites dans six dèmes différents ;
ce qui permet de croire que le genos ne correspondait pas exactement au dème
et n'était pas comme lui une simple division administrative[1]. Voilà donc un premier fait avéré ; il y avait des gentes à
Rome, des genê
à Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d'autres villes
de Chaque gens avait un culte spécial. En Grèce on
reconnaissait les membres d'une même gens à ce qu'ils
accomplissaient des sacrifices en commun depuis une époque fort reculée[2]. Plutarque
mentionne le lieu des sacrifices de la gens des Lycomèdes, et Eschine parle
de l'autel de la gens des Boutades[3]. A Rome aussi, chaque gens avait des actes religieux à
accomplir ; le jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion
particulière[4].
Le Capitole est bloqué par les Gaulois ; un Fabius en sort et traverse les
lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets
sacrés ; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa gens qui est situé sur
le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui qu'on
appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal ; assurément Ce culte devait être perpétué de génération en génération,
et c'était un devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un
ennemi personnel de Cicéron, Claudius, a quitté sa gens pour entrer dans une
famille plébéienne ; Cicéron lui dit : Pourquoi
exposes-tu la religion de la gens Claudia à s'éteindre par ta faute ? Les dieux de la gens, Dii gentiles, ne protégeaient qu'elle et ne
voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis
aux cérémonies religieuses. On croyait que si un étranger avait une part de
la victime ou même s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de la
gens en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup d'une
impiété grave. De même que chaque gens avait son culte et ses fêtes
religieuses, elle avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de
Démosthène : Cet homme ayant perdu ses enfants les
ensevelit dans le tombeau de ses pères, dans ce tombeau qui est commun à tous
ceux de sa gens. La suite du plaidoyer montre qu'aucun étranger ne
pouvait être enseveli dans ce tombeau. Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau
où la gens des Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque
année un sacrifice funèbre ; ce lieu de sépulture
est un champ assez vaste qui est entouré d'une enceinte, suivant la coutume
ancienne[6]. Il en était de même chez les Romains. Velleius parle du
tombeau de la gens Quintilia, et Suétone nous apprend que la gens Claudia
avait le sien sur la pente du mont Capitolin[7]. L'ancien droit de Rome considère les membres d'une gens
comme aptes à hériter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, à
défaut de fils et d'agnats, le gentilis est héritier naturel. Dans cette
législation, le gentilis est donc plus proche que le cognat, c'est-à-dire
plus proche que le parent par les femmes. Rien n'est plus étroitement lié que les membres d'une
gens. Unis dans la célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s'aident
mutuellement dans tous les besoins de la vie. La gens entière répond de la
dette d'un de ses membres ; elle rachète le prisonnier, elle paye l'amende du
condamné. Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les
dépenses qu'entraîne toute magistrature[8]. L'accusé se fait accompagner au tribunal par tous les
membres de sa gens ; cela marque la solidarité que la loi établit entre
l'homme et le corps dont il fait partie. C'est un acte contraire à la
religion que de plaider contre un homme de sa gens ou même de porter
témoignage contre lui. Un Claudius, personnage considérable, était l'ennemi
personnel d'Appius Claudius le décemvir ; quand celui-ci fut cité en justice
et menacé de mort, Claudius se présenta pour le défendre et implora le peuple
en sa faveur, non toutefois sans avertir que s'il faisait cette démarche, ce n'était pas par affection, mais par devoir[9]. Si un membre de la gens n'avait pas le droit d'en appeler
un autre devant la justice de la cité, c'est qu'il y avait une justice dans
la gens elle-même. Chacune avait en effet son chef, qui était à la fois son
juge, son prêtre, et son commandant militaire[10]. On sait que
lorsque la famille sabine des Claudius vint s'établir à Rome, les trois mille
personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus tard, quand
les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous voyons que
cette gens a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et qui la conduit à
l'ennemi[11]. En Grèce aussi, chaque gens avait son chef ; les
inscriptions en font foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez
généralement le titre d'archonte[12]. Enfin à Rome
comme en Grèce, la gens avait ses assemblées ; elle portait des décrets,
auxquels ses membres devaient obéir, et que la cité elle-même respectait[13]. Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur aux époques où la gens était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce sont là les restes de cette antique institution. 2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la gens
romaine.
Sur cet objet, qui est livré depuis longtemps aux disputes
des érudits, plusieurs systèmes ont été proposés. Les uns disent : la gens n'est pas autre chose qu'une similitude de nom[14]. D'autres : Le mot gens désigne une sorte de parenté factice.
Suivant d'autres, la gens n'est que l'expression d'un rapport entre une
famille qui exerce le patronage et d'autres familles qui sont clientes. Mais
aucune de ces trois explications ne répond à toute la série de faits, de
lois, d'usages, que nous venons d'énumérer. Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut
ainsi : la gens est une association politique de plusieurs familles qui
étaient à l'origine étrangères les unes aux autres ; à défaut de lien du
sang, la cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté
religieuse. Mais une première objection se présente. Si la gens n'est
qu'une association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit
à hériter les uns des autres ? Pourquoi le gentilis est-il préféré au cognat
? Nous avons vu plus haut les règles de l'hérédité, et nous avons dit quelle
relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre le droit
d'hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi ancienne se
fût écartée de ce principe au point d'accorder la succession aux gentiles,
si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des étrangers ? Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la
gens, c'est qu'elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or
si l'on cherche quel est le dieu que chacun adore, on remarque que c'est
presque toujours un ancêtre divinisé, et que l'autel où elle porte le
sacrifice est un tombeau. A Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos auteur
de leur race ; les Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès,
les Busélides Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops[15]. A Rome, les
Claudius descendent d'un Clausus ; les Caecilius honorent comme chef de leur
race le héros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius un Julus, les
Claelius un Claelus[16]. Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que
beaucoup de ces généalogies ont été imaginées après coup ; mais il faut bien
avouer que cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait été un
usage constant chez les véritables gentes de reconnaître un ancêtre commun et
de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité. D'ailleurs la supercherie n'était pas aussi aisée à
commettre qu'il nous le semble. Ce culte n'était pas une vaine formalité de
parade. Une des règles les plus rigoureuses de la religion était qu'on ne
devait honorer comme ancêtres que ceux dont on descendait véritablement ;
offrir ce culte à un étranger était une impiété grave. Si donc la gens
adorait en commun un ancêtre, c'est qu'elle croyait sincèrement descendre de
lui. Simuler un tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c'eût
été porter le mensonge dans ce qu'on avait de plus sacré, et se jouer de la
religion. Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille
religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte au
temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que
plusieurs familles, s'associant dans une même fourberie, se soient dit, nous
allons feindre d'avoir un même ancêtre ; nous lui érigerons un tombeau, nous
lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants l'adoreront dans toute
la suite des temps. Une telle pensée ne devait pas se présenter aux esprits,
où elle était écartée comme une pensée coupable. Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre
souvent, il est bon de demander aux termes de la langue tous les
enseignements qu'ils peuvent donner. Une institution est quelquefois
expliquée par le mot qui la désigne. Or le mot gens est exactement le même
que le mot genus,
au point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifféremment gens Fabia
et genus
Fabium ; tous les deux correspondent au verbe gignere et au substantif genitor,
absolument comme genos correspond à gennâin et à goneus. Tous ces mots portent en
eux l'idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d'un genos
par le mot homogalaktes,
qui signifie nourris du même lait. Que l'on compare à tous ces mots ceux que
nous avons l'habitude de traduire par famille, le latin familia, le grec oikos.
Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de génération ou de parenté. La
signification vraie de familia est propriété ; il désigne le champ, la
maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze Tables
disent en parlant de l'héritier, familiam nancitor, qu'il prenne la succession.
Quant à oikos,
il est clair qu’il ne présente à l'esprit aucune autre idée que celle de
propriété ou de domicile. Voilà cependant les mots que nous traduisons habituellement
par famille. Or est-il admissible que des termes dont le sens intrinsèque est
celui de domicile ou de propriété, aient pu être employés souvent pour
désigner une famille, et que d'autres mots dont le sens interne est
filiation, naissance, paternité, n'aient jamais désigné qu'une association
artificielle ? Assurément cela ne serait pas conforme à la logique si droite
et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs et les
Romains attachaient aux mots gens et genos l'idée d'une origine commune. Cette idée
a pu s'effacer quand la gens s'est altérée, mais le mot est resté pour en
porter témoignage. Le système qui présente la gens comme une association factice, a donc contre lui, 1° la vieille législation qui donne aux gentiles un droit d'hérédité, 2° les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de culte que là où il y a communauté de naissance, 3° les termes de la langue qui attestent dans la gens une origine commune. Ce système a encore ce défaut qu'il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut pas admettre comme vrai. 3° La gens est la famille ayant encore son organisation primitive et son
unité.
Tout nous présente la gens comme unie par un lien de
naissance. Consultons encore le langage : les noms des gentes, en Grèce aussi
bien qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée dans les deux langues pour
les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butadès fils de
Butès. Ceux qui croient voir dans la gens une association
artificielle, partent d'une donnée qui est fausse. Ils supposent qu'une gens
comptait toujours plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent
volontiers l'exemple de la gens Cornélia qui renfermait en effet des
Scipions, des Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il
en fût toujours ainsi. La gens Marcia paraît n'avoir jamais eu qu'une seule
lignée ; on n'en voit qu'une aussi dans la gens Lucrétia, et dans la gens
Quintilia pendant longtemps. Il serait assurément fort difficile de dire
quelles sont les familles qui ont formé la gens Fabia ; car tous les Fabius
connus dans l'histoire appartiennent manifestement à la même souche ; tous
portent d'abord le même surnom de Vibulanus ; ils le changent tous ensuite
pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui de Maximus ou de
Dorso. On sait qu'il était d'usage à Rome que tout patricien
portât trois noms. On s'appelait, par exemple, Publius Cornélius Scipio. Il
n'est pas inutile de rechercher lequel de ces trois mots était considéré
comme le nom véritable. Publius n'était qu'un nom mis en avant, praenomen
; Scipio était un nom ajouté, agnomen. Le vrai nom était Cornélius ; or ce
nom était en même temps celui de la gens entière. N'aurions-nous que ce seul
renseignement sur la gens antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il y a
eu des Cornélius avant qu'il y eût des Scipions, et non pas, comme on le dit
souvent, que la famille des Scipions s'est associée à d'autres pour former la
gens Cornélia. Nous voyons en effet par l'histoire que la gens Cornélia
fut longtemps indivise et que tous ses membres portaient également le surnom
de Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur
Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion ; un peu plus
tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite
par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'à l'époque des guerres des
Samnites, les Céthégus que dans la seconde guerre punique. Il en est de même
de la gens Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une seule famille
et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis, signe de leur
origine. On les suit pendant sept générations sans distinguer de branches
dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est seulement à la huitième
génération, c'est-à-dire au temps de la première guerre punique, que l'on
voit trois branches se séparer et adopter trois surnoms qui leur deviennent
héréditaires : ce sont les Claudius Pulcher qui se continuent pendant deux
siècles, les Claudius Centho qui ne tardent guère à s'éteindre, et les
Claudius Nero qui se perpétuent jusqu'au temps de l'empire. Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une
association de familles, mais qu'elle était la famille elle-même. Elle
pouvait indifféremment ne comprendre qu'une seule lignée ou produire des
branches nombreuses ; ce n'était toujours qu'une famille. Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la
formation de la gens antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles
croyances et aux vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On
reconnaîtra même que la gens est dérivée tout naturellement de la religion
domestique et du droit privé des anciens âges. Que prescrit en effet cette
religion primitive ? Que l'ancêtre, c'est-à-dire l'homme qui le premier a été
enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu, et que
ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose, lui
offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau toujours
honoré d'un culte, voilà le centre autour duquel toutes les générations
viennent vivre et par lequel tontes les branches de la famille, quelque
nombreuses qu'elles puissent être, restent groupées en un seul faisceau. Que
dit encore le droit privé de ces vieux âges ? En observant ce qu'était
l'autorité dans la famille ancienne, nous avons vu que les fils ne se
séparaient pas du père ; en étudiant les règles de la transmission du
patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit d'aînesse, les frères
cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer, tombeau, patrimoine, tout
cela à l'origine était indivisible. La famille l'était par conséquent. Le
temps ne la démembrait pas. Cette famille indivisible, qui se développait à
travers les âges, perpétuant de siècle en siècle son culte et son nom,
c'était véritablement la gens antique. La gens était la famille, mais la
famille ayant conservé l'unité que sa religion lui commandait, et ayant
atteint tout le développement que l'ancien droit privé lui permettait
d'atteindre. Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens, devient clair. Cette étroite solidarité que nous remarquions tout à l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant ; ils sont parents par la naissance. Ce culte qu'ils pratiquent en commun n’est pas une fiction ; il leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille, ils ont une sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze Tables les déclare aptes à hériter les uns des autres. Pour la même raison encore, ils portent un même nom. Comme ils avaient tous, à l'origine, un même patrimoine indivis, ce fut un usage et même une nécessité que la gens entière répondît de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payât la rançon du prisonnier ou l'amende du condamné. Toutes ces règles s'étaient établies d'elles-mêmes lorsque la gens avait encore son unité ; quand elle se démembra, elles ne purent pas disparaître complètement. De l’unité antique et sainte de cette famille il resta des marques persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la législation qui leur reconnaissait des droits d'hérédité, dans les moeurs qui leur enjoignaient de s'entraider. 4° La famille (gens) a été d'abord la seule forme de société.
Ce que nous avons vu de la famille, sa religion
domestique, les dieux qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était
données, le droit d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son
développement d'âge en âge jusqu'à former la gens, sa justice, son sacerdoce,
son gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une
époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir supérieur,
et où la cité n'existait pas encore. Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui
n'appartenaient qu'à une famille et n'exerçaient leur providence que dans
l'enceinte d'une maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne
voulait pas être propagée, cette antique morale qui prescrivait l'isolement
des familles : il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu
prendre naissance dans les esprits des hommes qu'à une époque où les grandes
sociétés n'étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s'est
contenté d'une conception si étroite du divin, c'est que l'association
humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l'homme ne croyait
qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n'existait que des
familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et
même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées.
L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris
l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent alors
en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il en effet de plus
contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque famille
des dieux particuliers ? Mais il est clair que cette contradiction n'avait
pas existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient établies dans
les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former une religion,
elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or le seul état
social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la famille vit
indépendante et isolée. C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir
vécu longtemps. Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné
naissance aux Hindous, les vieilles croyances et le vieux droit privé
l'attestent pour ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains. Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de
l'Orient avec celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune
analogie. Si l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces
divers peuples, on s'aperçoit que la famille était constituée d'après les
mêmes principes dans On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle
les hommes n'ont connu aucune autre forme de société que la famille. C'est
alors que s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître
dans une société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un
obstacle au développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit
privé, qui plus tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une
société un peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de
société dans lequel il est né. Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques
générations dont le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué
leurs croyances et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa
religion, ses dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi ; son
culte est secret. Dans la mort même ou dans l'existence qui la suit, les
familles ne se mêlent pas ; chacune continue à vivre à part dans son tombeau,
d'où l'étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire
sa part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion ; ses
dieux Termes gardent l'enceinte, et ses Mânes veillent sur elle. L'isolement
de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne peuvent pas confiner
l'un à l'autre et doivent laisser entre eux une bande de terre qui soit
neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a son chef, comme une
nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute ne sont pas écrites,
mais que la croyance religieuse grave dans le coeur de chaque homme. Elle a
sa justice intérieure au-dessus de laquelle il n'en est aucune autre à
laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a rigoureusement besoin pour
sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la famille le possède en soi. Il ne
lui faut rien du dehors ; elle est un état organisé, une société qui se
suffit. Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux
proportions de la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se
démembre et s'amoindrit ; mais en l'absence de toute autre société, elle
s'étend, elle se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs
branches cadettes restent groupées autour d'une branche aînée, près du foyer
unique et du tombeau commun. Un autre élément encore entra dans la composition de cette
famille antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le
riche a du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime
patriarcal, serviteurs ou esclaves c'est tout un. On conçoit en effet que le
principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du serviteur,
ne peut guère s'accorder avec un état social où la famille vit isolée.
D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la famille un
étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur devienne un membre
et une partie intégrante de cette famille. C'est à quoi l'on arrive par une
sorte d'initiation du nouveau venu au culte domestique. Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons
athéniennes, nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le
faisait approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité
domestique ; on lui versait sur la tête de l'eau lustrale et il partageait
avec la famille quelques gâteaux et quelques fruits[17]. Cette cérémonie
avait de l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle
signifiait sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait
désormais un membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave
assistait-il aux prières et partageait-il les fêtes[18]. Le foyer le
protégeait ; la religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'à son
maître[19]. C'est pour cela
que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la sépulture de la
famille. Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et
le droit de prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le
retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le
temps qui suivait la mort. Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude
et le traiter en homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la
famille. Comme il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se
séparer d'elle. Sous le nom d'affranchi ou sous celui de client, il
continuait à reconnaître l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas
d'avoir des obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation
du maître, et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir. Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un
certain nombre de petites familles clientes et subordonnées. Les Romains
attribuaient l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une
institution de cette nature pouvait être l'oeuvre d'un homme. La clientèle
est plus vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce
aussi bien que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont
établie et réglée ; elles l'ont au contraire, comme nous le verrons plus
loin, peu a peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du
droit domestique, et elle a existé dans les familles avant qu'il y eût des
cités. Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques
d'après les clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client
fut longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque
chose qui faisait sa dignité : c'est qu'il avait part au culte et qu'il était
associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les mêmes fêtes,
les mêmes sacra que son patron. A Rome, en signe de cette communauté
religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était considéré comme un
membre par l'adoption. De là un lien étroit et une réciprocité de devoirs
entre le patron et le client. Écoutez la vieille loi romaine : Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit, sacer esto, qu'il meure. Le
patron doit protéger le client par tous les moyens et toutes les forces dont
il dispose, par sa prière comme prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa
loi comme juge. Plus tard, quand la justice de la cité appellera le client,
le patron devra le défendre ; il devra même lui révéler les formules
mystérieuses de la loi qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en
justice contre un cognat, on ne le pourra pas contre un client ; et l'on
continuera à considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus
des devoirs envers les. cognats[20]. Pourquoi ?
C'est qu'un cognat, lié seulement par les femmes, n'est pas un parent et n'a
pas part à la religion de la famille. Le client, au contraire, a la
communauté du culte ; il a, tout inférieur qu'il est, la véritable parenté,
qui consiste, suivant l'expression de Platon, à adorer les mêmes dieux
domestiques. La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et
que rien ne peut rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se
détacher d'elle. La clientèle est même héréditaire. On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa religion qui en maintenait l’unité, grâce à son droit privé qui la rendait indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs, arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun son gouvernement intérieur, chacun ses dieux. |
[1] Démosthène, in Neaer., 71. Voyez Plutarque, Thémist., 1. Eschine, De falsa leg., 147. Boeckh, Corp. inscr., 385. Ross, demi Attici, 24. La gens chez les Grecs est souvent appelée patra : Pindare, passim.
[2] Hésychius, gennêtai. Pollux, III, 52 ; Harpocration, orgeônes.
[3] Plutarque, Thémist., I. Eschine, De falsa legat., 147.
[4] Cicéron, De arusp. resp., 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus, Propudi.
[5] Tite-Live, V, 46 ; XXII. 18. Valère Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. Denys d'Halicarnasse, II. 21 ; IX, 19 ; VI, 28. Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.
[6] Démosthène, in Macart., 79 ; in Eubul., 28.
[7] Velleius, II, 119. Suétone, Tibère, I ; Néron, 50.
[8] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, Fragm., XIII, 5. Appien, Annib., 28.
[9] Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Tite-Live, III, 58.
[10] Denys d'Halicarnasse, II, 7.
[11] Denys d'Halicarnasse, IX, 5.
[12] Bœckh, Corp. inscr., 397, 399. Ross, demi Attici, p. 24.
[13] Tite-Live, VI, 20. Suétone, Tibère, 1. Ross, demi Attici, 24.
[14] Deux passages de Cicéron, Tusc., I, 16. et Topiques, 6, ont singulièrement embrouillé la question. Il faut bien reconnaître que Cicéron, comme presque tous ses contemporains, ignorait ce que c’était que la gens. Les explications qu’il en donne ne sont pas seulement incomplètes, elles sont puériles.
[15] Démosthène, in Macart., 79. Pausanias, I, 37. Inscription des Amynandrides, citée par Ross. P. 24.
[16] Festus, v. Caeculus, Calpurnii, Cloelia.
[17] Démosthène, in Stephanum, I , 74. Aristophane, Plutus, 768. Ces deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails.
[18] Ferias in famulis habento. Cicéron, De legib., II, 8 ; II, 12.
[19] Quum dominis tum famulis religio Larum. Cicéron, De legib., II, 11.
[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V. 3 ; XXI, 1.