Livre quatrième — Les révolutions
Il n'est pas dans la nature du droit d'être absolu et
immuable ; il se modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque
société a son droit, qui se forme et se développe avec elle, qui change comme
elle, et qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses
moeurs et de ses croyances. Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une
religion d'autant plus puissante sur leur âme qu'elle était plus grossière;
cette religion leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs
institutions politiques. Mais voici que la société s'est transformée. Le
régime patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s'est
dissous à la longue dans le régime de la cité. Insensiblement la gens s'est
démembrée, le cadet s'est détaché de l'aîné, le serviteur du chef ; la classe
inférieure a grandi ; elle s'est armée ; elle a fini par vaincre
l'aristocratie et conquérir l'égalité. Ce changement dans l'état social
devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les patriciens
étaient attachés à la vieille religion des familles et par conséquent au
vieux droit, autant la classe inférieure avait de haine pour cette religion
héréditaire qui avait fait longtemps son infériorité, et pour ce droit
antique qui l'avait opprimée. Non seulement elle le détestait, elle ne le
comprenait même pas. Comme elle n'avait pas les croyances sur lesquelles il
était fondé, ce droit lui paraissait n'avoir pas de fondement. Elle le
trouvait injuste, et dès lors il devenait impossible qu'il restât debout. Si l'on se place à l'époque où la plèbe a grandi et est
entrée dans le corps politique, et que l'on compare le droit de cette époque
au droit primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le
premier et le plus saillant est que le droit a été rendu public et est connu
de tous. Ce n'est plus ce chant sacré et mystérieux que l'on se disait d'âge
en âge avec un pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les
hommes des familles religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti
des rituels et des livres des prêtres ; il a perdu son religieux mystère ;
c'est une langue que chacun peut lire et peut parler. Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces
codes. La nature de la loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la
période précédente. Auparavant la loi était un arrêt de la religion ; elle
passait pour une révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin
fondateur, aux rois sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux,
au contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le législateur parle ; les
Décemvirs de Rome ont reçu leur pouvoir du peuple ; c'est aussi le peuple qui
a investi Solon du droit de faire des lois. Le législateur ne représente donc
plus la tradition religieuse, mais la volonté populaire. La loi a dorénavant
pour principe l'intérêt des hommes, et pour fondement l'assentiment du plus
grand nombre. De là deux conséquences. D'abord, la loi ne se présente
plus comme une formule immuable et indiscutable. En devenant œuvre humaine,
elle se reconnaît sujette au changement. Les Douze Tables le disent : Ce que les suffrages du peuple ont ordonné en dernier
lieu, c'est la loi[1]. De tous les
textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait plus
d'importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la révolution
qui s'opéra alors dans le droit. La loi n'est plus une tradition sainte, mots
; elle est un simple texte, lex, et comme c'est la volonté des hommes qui
l'a faite, cette même volonté peut la changer. L'autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant
était une partie de la religion et était par conséquent le patrimoine des
familles sacrées, fut dorénavant la propriété commune de tous les citoyens.
Le plébéien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de
Rome, plus tenace ou plus rusé que l'eupatride d'Athènes, essaya-t-il de cacher à la
foule les formes de la procédure ; ces formes mêmes ne tardèrent pas à être
divulguées. Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait
plus contenir les mêmes prescriptions que dans l'époque précédente. Tant que
la religion avait eu l'empire sur lui, il avait réglé les relations des
hommes entre eux d'après les principes de cette religion. Mais la classe
inférieure, qui apportait dans la cité d'autres principes, ne comprenait rien
ni aux vieilles règles du droit de propriété, ni à l'ancien droit de
succession, ni à l'autorité absolue du père, ni à la parenté d'agnation. Elle
voulait que tout cela disparût. A la vérité, cette transformation du droit ne put pas
s'accomplir d'un seul coup. S'il est quelquefois possible à l'homme de
changer brusquement ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois
et son droit privé qu'avec lenteur et par degrés. C'est ce que prouve l'histoire
du droit romain comme celle du droit athénien. Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont été
écrites au milieu d'une transformation sociale ; ce sont des patriciens qui
les ont faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour
son usage. Cette législation n'est donc plus le droit primitif de Rome ; elle
n'est pas encore le droit prétorien ; elle est une transition entre les deux. Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'éloigne
pas encore du droit antique : Elle maintient la puissance du père ; elle le
laisse juger son fils, le condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le
fils n'est jamais majeur. Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les
règles anciennes ; l'héritage passe aux agnats, et à défaut d'agnats aux gentiles. Quant aux cognats,
c'est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les connaît pas encore ;
ils n'héritent pas entre eux ; la mère ne succède pas au fils, ni le fils à
la mère[2]. Elle conserve à l'émancipation et à l'adoption le
caractère et les effets que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le
fils émancipé n'a plus part au culte de la famille, et il suit de là qu'il
n'a plus droit à la succession. Voici maintenant les points sur lesquels cette législation
s'écarte du droit primitif. Elle admet formellement que le patrimoine peut être
partagé entre les frères, puisqu'elle accorde l'actio familiae erciscundae. Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de
trois fois de la personne de son fils, et qu'après trois ventes le fils sera
libre. C'est ici la première atteinte que le droit romain ait portée à
l'autorité paternelle. Un autre changement plus grave fut celui qui donna à
l'homme le pouvoir de tester. Auparavant, le fils était héritier sien et
nécessaire ; à défaut de fils, le plus proche agnat héritait ; à défaut
d'agnats, les biens retournaient à la gens, en souvenir du temps où la gens
encore indivise était l'unique propriétaire du domaine, qu'on avait partagé
depuis. Les Douze Tables laissent de côté ces principes vieillis ; elles
considèrent la propriété comme appartenant, non plus à la gens, mais à
l'individu ; elles reconnaissent donc à l'homme le droit de disposer de ses
biens par testament. Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fût
tout à fait inconnu. L'homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors
de la gens, mais à la condition de faire agréer son choix par l'assemblée des
curies ; en sorte qu'il n'y avait que la volonté de la cité entière qui pût
faire déroger à l'ordre que la religion avait jadis établi. Le droit nouveau
débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une forme plus
facile, celle d'une vente simulée. L'homme feindra de vendre sa fortune à
celui qu'il aura choisi pour légataire ; en réalité il aura fait un
testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaître devant l'assemblée du
peuple. Cette forme de testament avait le grand avantage d'être
permise au plébéien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il
n'avait eu jusqu'alors aucun moyen de tester[3]. Désormais il put
user du procédé de la vente fictive et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de
plus remarquable dans cette période de l'histoire de la législation romaine,
c'est que par l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put
étendre son action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes
règles et les anciennes formalités n'avaient pu et ne pouvaient encore
convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses ; mais on imaginait de
nouvelles règles et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux
plébéiens. C'est pour la même raison et en conséquence du même besoin
que des innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se
rapportait au mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne
pratiquaient pas le mariage sacré, et l'on peut croire que pour elles l'union
conjugale reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (mutuus consensus)
et sur l'affection qu'elles s'étaient promise (affectio maritalis). Nulle
formalité civile ni religieuse n'était accomplie. Ce mariage plébéien finit
par prévaloir, à la longue, dans les moeurs et dans le droit ; mais à
l'origine, les lois de la cité patricienne ne lui reconnaissaient aucune
valeur. Or cela avait de graves conséquences; comme la puissance maritale et
paternelle ne découlait, aux yeux du patricien, que de la cérémonie
religieuse qui avait initié la femme au culte de l'époux, il résultait que le
plébéien n'avait pas cette puissance. La loi ne lui reconnaissait pas de
famille, et le droit privé n'existait pas pour lui. C'était une situation qui
ne pouvait plus durer. On imagina donc une formalité qui fût à l'usage du
plébéien et qui, pour les relations civiles, produisît les mêmes effets que
le mariage sacré. On eut recours, comme pour le testament, à une vente
fictive. La femme fut achetée par le mari ; dès lors elle fut reconnue en
droit comme faisant partie de sa propriété (familia), elle fut dans sa main,
et eut rang de fille à son égard, absolument comme si la formalité religieuse
avait été accomplie[4]. Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus
ancien que les Douze Tables. Il est du moins certain que la législation
nouvelle le reconnut comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit
privé, qui était analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en
différât beaucoup pour les principes. A la coemptio correspond l'usus ; ce sont deux
formes d'un même acte. Tout objet peut être acquis indifféremment de deux
manières, par achat ou par usage ; il en est de même de la propriété fictive
de la femme. L'usage ici, c'est la cohabitation d'une année ; elle établit
entre les époux les mêmes liens de droit que l'achat et que la cérémonie
religieuse. Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la
cohabitation eût été précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui
s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la coemptio
ni l'usus
ne créaient l'union morale entre les époux ; ils ne venaient qu'après le
mariage et n'établissaient qu'un lien de droit. Ce n'étaient pas, comme on
l'a trop souvent répété, des modes de mariage ; c'étaient seulement des
moyens d'acquérir la puissance maritale et paternelle[5]. Mais la puissance maritale des temps antiques avait des
conséquences qui, à l'époque de l'histoire où nous sommes arrivés,
commençaient à paraître excessives. Nous avons vu que la femme était soumise
sans réserve au mari, et que le droit de celui-ci allait jusqu'à pouvoir
l'aliéner et la vendre[6]. A un autre point
de vue, la puissance maritale produisait encore des effets que le bon sens du
plébéien avait peine à comprendre ; ainsi la femme placée dans la main de son
mari, était séparée d'une manière absolue de sa famille paternelle, n'en
héritait pas, et ne conservait avec elle aucun lien ni aucune parenté aux
yeux de la loi. Cela était bon dans le droit primitif, quand la religion
défendait que la même personne fît partie de deux gentes, sacrifiât à deux
foyers, et fût héritière dans deux maisons. Mais la puissance maritale
n'était plus conçue avec cette rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs
excellents pour vouloir échapper à ces dures conséquences. Aussi la loi des Douze
Tables, tout en établissant que la cohabitation d'une année mettrait la femme
en puissance, fut-elle forcée de laisser aux époux la liberté de ne pas
contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque année la
cohabitation, ne fût-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez pour
que la puissance maritale ne s'établisse pas. Dès lors la femme conserve avec
sa propre famille un lien de droit, et elle peut en hériter. Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs
détails, on voit que le code des Douze Tables s'écarte déjà beaucoup du droit
primitif. La législation romaine se transforme comme le gouvernement et
l'état social. Peu à peu et presque à chaque génération il se produira
quelque changement nouveau. A mesure que les classes inférieures feront un
progrès dans l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite
dans les règles du droit. C'est d'abord le mariage qui va être permis entre
patriciens et plébéiens. C'est ensuite la loi Papiria qui défendra au
débiteur d'engager sa personne au créancier. C'est la procédure qui va se
simplifier, au grand profit des plébéiens, par l'abolition des actions de la
loi. Enfin le préteur, continuant à marcher dans la voie que les Douze Tables
ont ouverte, tracera à côté du droit ancien un droit absolument nouveau, que
la religion n'aura pas dicté et qui se rapprochera de plus en plus du droit
de la nature. Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien.
On sait que deux codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de
trente années, le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a
été écrit au plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides
n'étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la
classe inférieure l'emportait. Aussi les différences sont-elles grandes entre
les deux codes. Dracon était un eupatride ; il avait tous les sentiments de sa
caste et était instruit dans le droit religieux.
Il ne paraît pas avoir fait autre chose que de mettre en écrit les vieilles
coutumes, sans y rien changer. Sa première loi est celle-ci : On devra honorer les dieux et les héros du pays et leur
offrir des sacrifices annuels, sans s'écarter des rites suivis par les
ancêtres. On a conservé le souvenir de ses lois sur le meurtre ; elles
prescrivent que le coupable soit écarté du temple, et lui défendent de
toucher à l'eau lustrale et aux vases des cérémonies[7]. Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes.
Elles étaient en effet dictées par une religion implacable qui voyait dans
toute faute une offense à la divinité, et dans toute offense à la divinité un
crime irrémissible. Le vol était puni de mort, parce que le vol était un
attentat à la religion de la propriété. Un curieux article qui nous a été conservé de cette
législation[8]
montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de
poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de son γένος. Nous voyons là combien le γένος était encore
puissant à cette époque, puisqu'il ne permettait pas à la cité
d'intervenir d'office dans ses affaires, fût-ce pour le venger. L'homme
appartenait encore au γένος plus qu'à la cité. Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation,
nous voyons qu'elle ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la
dureté et la raideur de la vieille loi non écrite. On peut croire qu'elle
établissait une démarcation bien profonde entre les classes ; car la classe
inférieure l'a toujours détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une
législation nouvelle. Le code de Solon est tout différent; on voit qu'il
correspond à une grande révolution sociale. La première chose qu'on y
remarque, c'est que les lois sont les mêmes pour tous. Elles n'établissent
pas de distinction entre l'eupatride, le simple homme libre, et le thète.
Ces mots ne se trouvent même dans aucun des articles qui nous ont été
conservés. Solon se vante dans ses vers d'avoir écrit les mêmes lois pour les
grands et pour les petits. Comme les Douze Tables, le code de Solon s'écarte en
beaucoup de points du droit antique ; sur d'autres points il lui reste
fidèle. Ce n'est pas à dire que les Décemvirs romains aient copié les lois
d'Athènes ; mais les deux législations, oeuvre de la même époque,
conséquences de la même révolution sociale, n'ont pas pu ne pas se
ressembler. Encore cette ressemblance n'est-elle guère que dans l'esprit des
deux législations ; la comparaison de leurs articles présente des différences
nombreuses. Il y a des points sur lesquels le code de Solon reste plus près du
droit primitif que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en
éloigne davantage. Le droit très antique avait prescrit que le fils aîné fût
seul héritier. La loi de Solon s'en écarte et dit en termes formels : Les frères se partageront le patrimoine. Mais le
législateur ne s'éloigne pas encore du droit primitif jusqu'à donner à la
soeur une part dans la succession : le partage,
dit-il, se fera entre les fils[9]. Il y a plus : si
un père ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut pas être héritière
; c'est toujours le plus proche agnat qui a la succession. En cela Solon se
conforme à l'ancien droit ; du moins il réussit à donner à la fille la
jouissance du patrimoine, en forçant l'héritier à l'épouser[10]. La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux
droit ; Solon l'admet dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de
la parenté par les mâles. Voici sa loi[11] : Si un père ne laisse qu'une fille, le plus proche agnat
hérite en épousant la fille. S'il ne laisse pas d'enfant, son frère hérite,
non pas sa soeur ; son frère germain ou consanguin, non pas son frère utérin.
A défaut de frères ou de fils de frères, la succession passe à la soeur. S'il
n'y a ni frères, ni soeurs, ni neveux, les cousins et petits cousins de la
branche paternelle héritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche
paternelle (c'est-à-dire parmi les agnats),
la succession est déférée aux collatéraux de la branche maternelle
(c'est-à-dire aux cognats). Ainsi les femmes commencent à avoir des droits à
la succession, mais inférieurs à ceux des hommes ; la loi énonce formellement
ce principe : les mâles et les descendants par les
mâles excluent les femmes et les descendants des femmes. Du moins
cette sorte de parenté est reconnue et se fait sa place dans les lois, preuve
certaine que le droit naturel commence à parler presque aussi haut que la
vieille religion. Solon introduisit encore dans la législation athénienne
quelque chose de très nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient
nécessairement au plus proche agnat, ou à défaut d'agnats aux gennètes (gentiles), cela venait de ce que
les biens n'étaient pas considérés comme appartenant à l'individu, mais au γένος. Au temps de Solon on
commençait à concevoir autrement le droit de propriété ; la
dissolution de l'ancien γένος avait fait de chaque domaine le bien propre d'un
individu. Le législateur permit donc à l'homme de disposer de sa fortune et
de choisir son légataire. Toutefois en supprimant le droit que le γένος avait eu sur
les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas le droit de la famille
naturelle ; le fils resta héritier nécessaire ; si le mourant ne laissait
qu'une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu'à la condition que cet
héritier épouserait la fille; sans enfants, l'homme était libre de tester à
sa fantaisie[12].
Cette dernière règle était absolument nouvelle dans le droit athénien, et
nous pouvons voir par elle combien on se faisait alors de nouvelles idées sur
la famille. La religion primitive avait donné au père une autorité
souveraine dans la maison. Le droit antique d'Athènes allait jusqu'à lui
permettre de vendre ou de mettre à mort son fils[13]. Solon, se
conformant aux moeurs nouvelles, posa des limites à cette puissance[14] ; on sait avec
certitude qu'il défendit au père de vendre sa fille, et il est vraisemblable
que la même défense protégeait le fils. L'autorité paternelle allait
s'affaiblissant, à mesure que l'antique religion perdait son empire : ce qui
avait lieu plus tôt à Athènes qu'à Rome. Aussi le droit athénien ne se
contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables : après
triple vente le fils sera libre. Il permit au fils arrivé à un certain
âge d'échapper au pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arrivèrent
insensiblement à établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous
connaissons une loi d'Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu
vieux ou infirme ; une telle loi indique nécessairement que le fils peut
posséder, et par conséquent qu'il est affranchi de la puissance paternelle.
Cette loi n'existait pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien
et restait toujours en puissance. Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au
droit antique, quand elle lui défendait de faire un testament, parce que la
femme n'était jamais réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu'un
usufruit. Mais elle s'écartait de ce droit antique quand elle permettait à la
femme de reprendre sa dot[15]. Il y avait encore d'autres nouveautés dans ce code. A
l'opposé de Dracon, qui n'avait accordé le droit de poursuivre un crime en
justice qu'au γένος
de la victime, Solon l'accorda à tout citoyen[16]. Encore une
règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait. Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les moeurs, les institutions s'étant modifiées, les lois qui auparavant avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu elles étaient effacées. |
[1] Tite Live, VII, 17 ; IX, 33. 34.
[2] Gaius, III, 17 ; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Cicéron, De invent., II, 50
[3] Il y avait bien le testament in procinctu ; mais nous ne sommes pas bien renseignés sur cette sorte de testament ; peut-être était-il au testament calatis comitiis ce que l'assemblée par centuries était à l'assemblée par curies.
[4] Gaius, I, 114.
[5] Gaius, I, 111 : quae anno continuo NUPTA persererabat. La coemptio était si peu un mode de mariage que la femme pouvait la contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur.
[6] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fit que fictive au temps de Gaius, c'est ce qui est hors de doute ; mais elle put être réelle à l'origine. Il n'en était pas d'ailleurs du mariage par simple consensus comme du mariage sacré, qui établissait entre les époux un lien indissoluble.
[7] Aulu-Gelle, XI, 18. Porphyre, De abstin., IX. Démosthène, in Lept., 158.
[8] Démosthène, in Everg. 57.
[9] Isée, VI, 25.
[10] Isée, III, 42.
[11] Isée, VII, 19 ; XI, 1, 11.
[12] Isée, III, 41, 68, 13 ; VI, 9 ; X, 9. 13. Plutarque, Solon, 21.
[13] Plutarque, Solon, 13.
[14] Plutarque, Solon, 23.
[15] Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, περί άπιστίας. Harpocration, πέρα μεδίμνου. Démosthène, in Evergum ; in Baeot. de dote ; in Neaeram, 51, 52.
[16] Plutarque, Solon, 18.