Livre troisième — La cité
On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte
de la cité, et c'était de cette participation que lui venaient tous ses
droits civils et politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits.
Nous avons parlé plus haut des repas publics, qui étaient la principale
cérémonie du culte national. Or à Sparte celui qui n'y assistait pas, même
sans que ce fût par sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens[1]. A Athènes, celui
qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux, perdait le droit de
cité[2]. A Rome, il
fallait avoir été présent à la cérémonie sainte de la lustration pour jouir
des droits politiques[3]. L'homme qui n'y
avait pas assisté, c'est-à-dire qui n'avait pas eu part à la prière commune
et au sacrifice, n'était plus citoyen jusqu'au lustre suivant. Si l'on veut donner la définition exacte du citoyen, il
faut dire que c'est l'homme qui a la religion de la cité[4]. L'étranger au
contraire est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité
ne protègent pas et qui n'a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux
nationaux ne veulent recevoir de prières et d'offrandes que du citoyen ; ils
repoussent l'étranger ; l'entrée de leurs temples lui est interdite et sa
présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage de cet antique
sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux rites du culte
romain ; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir la tête
voilée, parce qu'il ne faut pas que devant les feux
sacrés, dans l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage
d'un étranger se montre aux yeux du pontife ; les auspices en seraient
troublés[5].
Un objet sacré, qui tombait momentanément aux mains d'un étranger, devenait
aussitôt profane ; il ne pouvait recouvrer son caractère religieux que par
une cérémonie expiatoire[6]. Si l'ennemi
s'était emparé d'une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il
fallait avant toute chose que les temples fussent purifiés et tous les foyers
éteints et renouvelés ; le regard de l'étranger les avait souillés[7]. C'est ainsi que la religion établissait entre le citoyen
et l'étranger une distinction profonde et ineffaçable. Cette même religion,
tant qu'elle fut puissante sur les âmes, défendit de communiquer aux
étrangers le droit de cité. Au temps d'Hérodote, Sparte ne l'avait encore
accordé à personne, excepté à un devin ; encore avait-il fallu pour cela
l'ordre formel de l'oracle. Athènes l'accordait quelquefois ; mais avec
quelles précautions ! II fallait d'abord que le peuple réuni votât au scrutin
secret l'admission de l'étranger ; ce n'était rien encore ; il fallait que,
neuf jours après, une seconde assemblée votât dans le même sens, et qu'il y
eût au moins six mille suffrages favorables : chiffre qui paraîtra énorme si
l'on songe qu'il était fort rare qu'une assemblée athénienne réunît ce nombre
de citoyens. Il fallait ensuite un vote du Sénat qui confirmât la décision de
cette double assemblée. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait
opposer une sorte de veto et attaquer le décret comme contraire aux
vieilles lois[8].
Il n'y avait certes pas d'acte public que le législateur eût entouré d'autant
de difficultés et de précautions que celui qui allait conférer à un étranger
le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup qu'il t'eût autant de
formalités à remplir pour déclarer la guerre ou pour faire une loi nouvelle.
D'où vient qu'on opposait tant d'obstacles à l'étranger qui voulait être
citoyen ? Assurément on ne craignait pas que dans les assemblées politiques
son vote fît pencher la balance. Démosthène nous dit le vrai motif et la
vraie pensée des Athéniens : c'est qu'il faut
conserver aux sacrifices leur pureté[9]. Exclure
l'étranger c'est veiller sur les cérémonies saintes.
Admettre un étranger parmi les citoyens c'est lui
donner part à la religion et aux sacrifices. Or pour un tel acte le
peuple ne se sentait pas entièrement libre, et il était saisi d'un scrupule
religieux ; car il savait que les dieux nationaux étaient portés à repousser
l'étranger et que les sacrifices seraient peut-être altérés par la présence
du nouveau venu. Le don du droit de cité à un étranger était une véritable
violation des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela
que la cité, à l'origine, en était si avare. Encore faut-il noter que l'homme
si péniblement admis comme citoyen ne pouvait être ni archonte ni prêtre. La
cité lui permettait bien d'assister à son culte ; mais quant à y présider,
c'eût été trop. Nul ne pouvait devenir citoyen à Athènes, s'il était citoyen
dans une autre ville[10]. Car il y avait
une impossibilité religieuse à être à la fois membre de deux cités, comme
nous avons vu qu'il v en avait une à être membre de deux familles. On ne
pouvait pas être de deux religions à la fois. La participation au culte entraînait avec elle la
possession des droits. Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui
précédait l'assemblée, il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les
sacrifices au nom de la cité, il pouvait être prytane et archonte. Ayant la
religion de la cité, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les
rites de la procédure. L'étranger au contraire n'ayant aucune part à la religion
n'avait aucun droit. S'il entrait dans l'enceinte sacrée que le prêtre avait
tracée pour l'assemblée, il était puni de mort. Les lois de la cité
n'existaient pas pour lui. S'il avait commis un délit, il était traité comme
l'esclave et puni sans forme de procès, la cité ne lui devant aucune justice[11]. Lorsqu'on est
arrivé à sentir le besoin d'avoir une justice pour l'étranger, il a fallu
établir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour juger l'étranger, le préteur a
dû se faire étranger lui-même (praetor peregrinus). A Athènes le juge des
étrangers a été le polémarque, c'est-à-dire le magistrat qui était chargé des
soins de la guerre et de toutes les relations avec l'ennemi[12]. Ni à Rome ni à Athènes l'étranger ne pouvait être
propriétaire[13].
Il ne pouvait pas se marier ; du moins son mariage n'était pas reconnu, et
ses enfants étaient réputés bâtards[14]. Il ne pouvait
pas faire un contrat avec un citoyen[15] ; du moins la
loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune valeur. A l'origine il n'avait
pas le droit de faire le commerce[16]. La loi romaine
lui défendait d'hériter d'un citoyen, et même à un citoyen d'hériter de lui[17]. On poussait si
loin la rigueur de ce principe que si un étranger obtenait le droit de cité
romaine sans que son fils, né avant cette époque, eût la même faveur, le fils
devenait à l'égard du père un étranger et ne pouvait pas hériter de lui[18]. La distinction
entre citoyen et étranger était plus forte que 1e lien de nature entre père
et fils. II semblerait à première vue qu'on eût pris à tâche
d'établir un système de vexation contre l'étranger. II n'en était rien.
Athènes et Rome lui faisaient au contraire bon accueil et le protégeaient,
par des raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur
intérêt même ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion avait
établies. Cette religion ne permettait pas que l'étranger devînt
propriétaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol religieux
de la cité. Elle ne permettait ni à l'étranger d'hériter du citoyen ni au
citoyen d'hériter de l'étranger ; parce que toute transmission de biens
entraînait la transmission d'un culte, et qu'il était aussi impossible au
citoyen de remplir le culte de l'étranger qu'à l'étranger celui du citoyen. On pouvait accueillir l'étranger, veiller sur lui,
l'estimer même, s'il était riche ou honorable ; on ne pouvait pas lui donner
part à la religion et au droit. L'esclave, à certains égards était mieux
traité que lui ; car l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le
culte, était rattaché à la cité par l'intermédiaire de son maître ; les dieux
le protégeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de
l'esclave était sacré, mais que celui de l'étranger ne l'était pas[19]. Pour que l'étranger fût compté pour quelque chose aux yeux de la loi, pour qu'il pût faire le commerce, contracter, jouir en sûreté de son bien ; pour que la justice de la cité pût le défendre efficacement, il fallait qu'il se fit le client d'un citoyen. Rome et Athènes voulaient que tout étranger adoptât un patron[20]. En se mettant dans la clientèle et sous la dépendance d'un citoyen, l'étranger était rattaché par cet intermédiaire à la cité. II participait alors à quelques-uns des bénéfices du droit civil et la protection des lois lui était acquise. |
[1] Aristote, Politique, II, 6, 21 (II, 7).
[2] Bœckh, Corp. inscr., 3641 b.
[3] Velleius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne ; encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin qu'inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés comme présents.
[4] Démosthène, in Neoeram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec ουντελεϊν, c'est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou μετεϊναι ίερων καί όσιών.
[5] Virgile, En., III, 406. Festus, v. exesto : Lictor in quibusdam sacris clamitabat, hostis exesto. On sait que hostis se disait de l'étranger (Macrobe, I, 17) ; hostilis facies, dans Virgile, signifie le visage d'un étranger.
[6] Digeste, liv. XI, tit. 6, 36.
[7] Plutarque, Aristide, 20. Tite-Live, V, 50.
[8] Démosthène, in Neoer., 89-91.
[9] Démosthène, in Neoer., 92, 113, 114.
[10] Plutarque, Solon, 24. Cicéron, Pro Coecina, 34.
[11] Aristote, Politique, III, 43. Platon, Lois, VI.
[12] Démosthène, in Neoer., 49. Lysias, in Pancleonem.
[13] Gaius, fr. 234.
[14] Gaius, fr. 67. Ulpien, V, 4 ; V, 9. Paul, II, 9. Aristophane, Oiseaux, 1652.
[15] Ulpien, XIX, 4. Démosthène, Pro Phorm.
[16] Démosthène, in Eubul.
[17] Cicéron, Pro Archia, V. Gaius, II, 110.
[18] Pausanias, VIII, 43.
[19] Digeste, liv. XI, tit. 7, 2 ; liv. XLVII, tit. 12, 4.
[20] Harpocration, προ στάτης.