Livre quatrième — Les révolutions
La révolution qui renversa la domination de la classe
sacerdotale et éleva la classe inférieure au niveau des anciens chefs des
gentes, marqua le commencement d’une période nouvelle dans l'histoire des
cités. Une sorte de renouvellement social s'accomplit. Ce n'était pas
seulement une classe d'hommes qui remplaçait une autre classe au pouvoir.
C'étaient les vieux principes qui étaient mis de côté, et des règles
nouvelles qui allaient gouverner les sociétés humaines. Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures
qu'elle avait eues dans l'époque précédente. Le régime républicain subsista ;
les magistrats gardèrent presque partout leurs anciens noms ; Athènes eut
encore ses archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux
cérémonies de la religion publique ; les repas du prytanée, les sacrifices au
commencement de l'assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut
conservé. Il est assez ordinaire à l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles
institutions, de vouloir en garder au moins les dehors. Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le
droit, ni les croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle période
ce qu'ils avaient été dans la précédente. L'ancien régime disparut,
entraînant avec lui les règles rigoureuses qu'il avait établies en toutes
choses ; un régime nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face. La religion avait été pendant de longs siècles l'unique
principe de gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût
capable de la remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les
mettant autant que possible à l'abri des fluctuations et des conflits. Le
principe sur lequel le gouvernement des cités se fonda désormais, fut
l'intérêt public. Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son
apparition dans l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la règle
supérieure d'où dérivait l'ordre social, n'était pas l'intérêt, c'était la
religion. Le devoir d'accomplir les rites du culte avait été le lien social.
De cette nécessité religieuse avait découlé, pour les uns le droit de
commander, pour les autres l'obligation d'obéir ; de là étaient venues les
règles de la justice et de la procédure, celles des délibérations publiques,
celles de la guerre. Les cités ne s'étaient pas demandé si les institutions
qu'elles se donnaient, étaient utiles ; ces institutions s'étaient fondées,
parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'intérêt ni la convenance
n'avaient contribué à les établir; et si la classe sacerdotale avait combattu
pour les défendre, ce n'était pas au nom de l'intérêt public, mais au nom de
la tradition religieuse. Mais dans la période où nous entrons maintenant, la
tradition n'a plus d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe
régulateur duquel toutes les institutions doivent tirer désormais leur force,
le seul qui soit au-dessus des volontés individuelles et qui puisse les
obliger à se soumettre, c'est l'intérêt public. Ce que les Latins appellent res publica,
les Grecs τό
κοινόν, voilà ce qui remplace la vieille religion. C'est
là ce qui décide désormais des institutions et des lois, et c'est à cela que
se rapportent tous les actes importants des cités. Dans les délibérations des
sénats ou des assemblées populaires, que l'on discute sur une loi ou sur une
forme de gouvernement, sur un point de droit privé ou sur une institution
politique, on ne se demande plus ce que la religion prescrit, mais ce que
réclame l'intérêt général. On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien
le régime nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donné à sa
patrie la constitution la meilleure ; non pas,
répondit-il ; mais celle qui lui convient le mieux.
Or c'était quelque chose de très nouveau que de ne plus demander aux formes
de gouvernement et aux lois qu'un mérite relatif. Les anciennes constitutions
fondées sur les règles du culte, s'étaient proclamées infaillibles et
immuables ; elles avaient eu la rigueur et l'inflexibilité de la religion.
Solon indiquait par cette parole qu'à l'avenir les constitutions politiques
devraient se conformer aux besoins, aux moeurs, aux intérêts des hommes de
chaque époque. Il ne s'agissait plus de vérité absolue ; les règles du
gouvernement devaient être désormais flexibles et variables. On dit que Solon
souhaitait, et tout au plus, que ses lois fussent observées pendant cent ans. Les prescriptions de l'intérêt public ne sont pas aussi
absolues, aussi claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion.
On peut toujours les discuter ; elles ne s'aperçoivent pas tout d'abord. Le mode
qui parut le plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l'intérêt public
réclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce procédé fut
jugé nécessaire et fut presque journellement employé. Dans l'époque
précédente, les auspices avaient fait à peu près tous les frais des
délibérations ; l'opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était toute
puissante ; on votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que pour
faire connaître l'opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes choses; il
fallut avoir l'avis de tous, pour être sûr de connaître l'intérêt de tous. Le
suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il fut la source des
institutions, la règle du droit ; il décida de l'utile et même du juste. Il
fut au-dessus des magistrats, au-dessus même des lois ; il fut le souverain
dans la cité. Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction
essentielle ne fut plus l'accomplissement régulier des cérémonies religieuses
; il fut surtout constitué pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la
dignité et la puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan,
passa au premier. La politique prit le pas sur la religion, et le
gouvernement des hommes devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou
bien que des magistratures nouvelles furent créées, ou tout au moins que les
anciennes prirent un caractère nouveau. C'est ce qu'on peut voir par
l'exemple d'Athènes et par celui de Rome. A Athènes, pendant la domination de l'aristocratie les
archontes avaient été surtout des prêtres ; le soin de juger, d'administrer,
de faire la guerre, se réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient
être joint au sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux
procédés religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat ; car on
avait une répugnance extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté
des archontes elle établit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs
fonctions répondaient mieux aux besoins de l'époque. Ce furent les stratèges.
Le mot signifie chef de l'armée ; mais leur autorité n'était pas purement
militaire ; ils avaient le soin des relations avec les autres cités,
l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police de la
ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la religion et
tout ce qui s'y rapportait, et que les stratèges avaient le pouvoir
politique. Les archontes conservaient l'autorité, telle que les vieux âges
l'avaient conçue ; les stratèges avaient celle que les nouveaux besoins
avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que les archontes
n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les stratèges en eurent toute
la réalité. Ces nouveaux magistrats n'étaient plus des prêtres ; à peine
faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables en temps de guerre.
Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer de la religion. Ces
stratèges purent être choisis en dehors de la classe des eupatrides. Dans
l'épreuve qu'on leur faisait subir avant de les nommer (δοκιμασία), on ne leur demanda
pas, comme on demandait à l'archonte, s'il savaient un culte domestique et
s'ils étaient d'une famille pure ; il suffit qu'ils eussent rempli toujours
leurs devoirs de citoyens et qu'ils eussent une propriété dans l'Attique[1]. Les archontes
étaient désignés par le sort, c'est-à-dire par la voix des dieux ; il en fut
autrement des stratèges. Comme le gouvernement devenait plus difficile et
plus compliqué, que la piété n'était plus la qualité principale, et qu'il
fallait l'habilité, la prudence, le courage, l'art de commander, on ne
croyait plus que la voix du sort fût suffisante pour faire un bon magistrat.
La cité ne voulait plus être liée par la prétendue volonté des dieux, et elle
tenait à avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte, qui était un
prêtre, fût désigné par les dieux, cela était naturel ; mais le stratège, qui
avait dans ses mains les intérêts matériels de la cité, devait être élu par
les hommes. Si l'on observe de près les institutions de Rome, on
reconnaît que des changements du même genre s'y opérèrent D'une part, les
tribuns de la plèbe augmentèrent à tel point leur importance que la direction
de la république, au moins en ce qui concernait les affaires intérieures,
finit par leur appartenir. Or ces tribuns, qui n'avaient par le caractère
sacerdotal, ressemblent assez aux stratèges. D'autre part, le consulat
lui-même ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de
sacerdotal en lui s'effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des
Romains pour les traditions et les formes du passé exigea que le consul
continuât à accomplir les cérémonies religieuses instituées par les ancêtres.
Mais on comprend bien que le jour où les plébéiens furent consuls, ces
cérémonies n'étaient plus que de vaines formalités. Le consulat fut de moins
en moins un sacerdoce et de plus en plus un commandement. Cette
transformation fut lente, insensible, inaperçue ; elle n'en fut pas moins
complète. Le consulat n'était certainement plus au temps des Scipion ce qu'il
avait été au temps de Publicola. Le tribunat militaire, que le Sénat institua
en 443, et sur lequel les anciens nous donnent trop peu de renseignements,
fut peut-être la transition entre le consulat de la première époque et celui
de la seconde. On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la manière de nommer les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des centuries dans l'élection du magistrat n'était, nous l'avons vu, qu'une pure formalité. Dans le vrai, le consul de chaque année était créé par le consul de l'année précédente, qui lui transmettait les auspices, après avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les deux ou trois candidats que présentait le consul en charge ; il n'y avait pas de débat. Le peuple pouvait détester un candidat ; il n'en était pas moins forcé de voter pour lui. A l'époque où nous sommes maintenant, l'élection est tout autre, quoique les formes en soient encore les mêmes. Il y a bien encore, comme par le passé, une cérémonie religieuse et un vote ; mais c'est la cérémonie religieuse qui est pour la forme, et c'est le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se faire présenter par le consul qui préside ; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de déclarer que les auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les centuries nomment qui elles veulent. L'élection n'appartient plus aux dieux, elle est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus consultés qu'à la condition d'être impartiaux entre tous les candidats. Ce sont les hommes qui choisissent. |