Livre quatrième — Les révolutions
1° Ce que c'était d'abord que la clientèle et comment elle s'est
transformée.
Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer
la date, mais qui a très certainement modifié la constitution de la famille
et de la société elle-même. La famille antique comprenait, sous l'autorité
d'un chef unique, deux classes de rang inégal : d'une part, les branches
cadettes, c'est-à-dire les individus naturellement libres ; de l'autre, les
serviteurs ou clients, inférieurs par la naissance, mais rapprochés du chef par
leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous venons de
voir la première sortir de son état d'infériorité ; la seconde aspire aussi
de bonne heure à s'affranchir. Elle y réussit à la longue ; la clientèle se
transforme et finit par disparaître. Immense changement que les écrivains
anciens ne nous racontent pas. C'est ainsi que, dans le moyen âge, les
chroniqueurs ne nous disent pas comment la population des campagnes s'est peu
à peu transformée. Il y a eu dans l'existence des sociétés humaines un assez
grand nombre de révolutions dont le souvenir ne nous est fourni par aucun
document. Les écrivains ne les ont pas remarquées, parce qu'elles
s'accomplissaient lentement, d'une manière insensible, sans luttes visibles ;
révolutions profondes et cachées qui remuaient le fond de la société humaine
sans qu'il en parût rien à la surface, et qui restaient inaperçues des
générations mêmes qui y travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort
longtemps après qu'elles sont achevées, lorsqu'en comparant deux époques de
la vie d'un peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu'il
devient évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une grande révolution
s'est accomplie. Si l'on s'en rapportait au tableau que les écrivains nous tracent
de la clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l'âge
d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en
justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit à
l'éducation de ses enfants ? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui
soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paye ses dettes, qui
donne tout ce qu'il a pour fournir sa rançon ? Mais il n'y a pas tant de
sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection désintéressée et le
dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une autre
idée de la clientèle et du patronage. Ce que nous savons avec le plus de
certitude sur le client, c'est qu'il ne peut pas se séparer du patron ni en
choisir un autre, et qu'il est attaché de père en fils à une famille. Ne
saurions-nous que cela, ce serait assez pour croire que sa condition ne
devait pas être très douce. Ajoutons que le client n'est pas propriétaire du
sol ; la terre appartient au patron qui, comme chef d'un culte domestique et
aussi comme membre d'une cité, a seul qualité pour être propriétaire. Si le
client cultive le sol, c'est au nom et au profit du maître. Il n'a même pas
la propriété des objets mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en
est que le patron peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes
ou sa rançon. Ainsi rien n'est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la
subsistance, à lui et à ses enfants ; mais en retour il doit son travail au
patron. On ne peut pas dire qu'il soit précisément esclave ; mais il a un
maître auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute
chose. Toute sa vie il est client, et ses fils les ont après lui. Il y a
quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du moyen
âge. A la vérité, le principe qui les condamne à l'obéissance n'est pas le
même. Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui s'exerce sur la
terre et sur l'homme à la fois ; pour le client, ce principe est la religion
domestique à laquelle il est attaché sous l'autorité du patron qui en est le
prêtre. D'ailleurs pour le client et pour le serf la subordination est la
même ; l'un est lié à son patron comme l'autre l'est à son seigneur ; le
client ne peut pas plus quitter la gens que le serf la glèbe. Le client,
comme le serf, reste soumis à un maître de père en fils. Un passage de
Tite-Live fait supposer qu'il lui est interdit de se marier hors de la gens,
comme il l'est au serf de se marier hors du village. Ce qui est sûr, c'est
qu'il ne peut pas contracter mariage sans l'autorisation du patron. Le patron
peut reprendre le sol que le client cultive et l'argent qu'il possède, comme
le seigneur peut le faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a
eu l'usage revient de droit au patron, de même que la succession du serf
appartient au seigneur. Le patron n'est pas seulement un maître ; il est un juge ;
il peut condamner à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le
client plie sous cette autorité à la fois matérielle et morale qui le prend
par son corps et par son âme. Il est vrai que cette religion impose des
devoirs au patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels
il n'y a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protège ; il n'est
pas citoyen par lui-même ; s'il veut paraître devant le tribunal de la cité,
il faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi ?
Il n'en connaît pas les formules sacrées ; les connaîtrait-t-il, la première
loi pour lui est de ne jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans le
patron nulle justice ; contre le patron nul recours. Ce client n'existe pas
seulement à Rome ; on le trouve chez les Sabins et les Étrusques, faisant
partie de la manus
de chaque chef. Il a existé dans l'ancien γένος hellénique aussi bien que
dans la gens italienne. Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les
cités doriennes, où le régime du γένος
a disparu de bonne heure et où les vaincus sont attachés, non à la famille
d'un maître, mais à un lot de terre. Nous le trouvons à Athènes et
dans les cités ioniennes et éoliennes sous le nom de thète ou de pélate. Tant que dure le régime
aristocratique, ce thète ne fait pas partie de la cité ; enfermé dans le γένος dont il ne peut sortir, il
est sous la main d'un eupatride qui a en lui le même caractère et la
même autorité que le patron romain. On peut bien présumer que de bonne heure
il y eut de la haine, entre le patron et le client. On se figure sans peine
ce qu'était l'existence dans cette famille où l'un avait tout pouvoir et
l'autre n'avait aucun droit, où l'obéissance sans réserve et sans espoir
était tout à côté de l'omnipotence sans frein, où le meilleur maître avait
ses emportements et ses caprices, où le serviteur le plus résigné avait ses
rancunes, ses gémissements et ses colères. Ulysse est un bon maître voyez
quelle affection paternelle il porte à Eumée et à Philoetios. Mais il fait
mettre à mort un serviteur qui l'a insulté sans le reconnaître, et des
servantes qui sont tombées dans le mal auquel son absence même les a
exposées. De la mort des prétendants il est responsable vis-à-vis de la cité
; mais de la mort des serviteurs personne ne lui demande compte. Dans l'état
d'isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle avait pu se
former et se maintenir. La religion domestique était alors toute-puissante
sur l'âme. L'homme qui en était le prêtre par droit héréditaire, apparaissait
aux classes inférieures comme un être sacré. Plus qu'un homme, il était
l'intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa bouche sortait la prière
puissante, la formule irrésistible qui attirait la faveur ou la colère de la
divinité. Devant une telle force il fallait s'incliner ; l'obéissance était
commandée par la foi et la religion. D'ailleurs comment le client aurait-il
eu la tentation de s'affranchir ? Il ne voyait pas d'autre horizon que cette
famille à laquelle tout l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme,
une subsistance assurée ; en elle seule, s il avait un maître, il avait aussi
un protecteur ; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût
approcher, et des dieux qu'il lui fût permis d'invoquer. Quitter cette
famille, c'était se placer en dehors de toute organisation sociale et de tout
droit ; c'était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier. Mais la cité
étant fondée, les clients des différentes familles pouvaient se voir, se
parler, se communiquer leurs désirs ou leurs rancunes, comparer les
différents maîtres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur regard commençait
à s'étendre au delà de l'enceinte de la famille. Ils voyaient qu'en dehors
d'elle il existait une société, des règles, des lois, des autels, des
temples, des dieux. Sortir de la famille n'était donc plus pour eux un
malheur sans remède. La tentation devenait chaque jour plus forte ; la
clientèle semblait un fardeau de plus en plus lourd, et l'on cessait de
croire que l'autorité du maître fût légitime et sainte. Il y eut alors dans
le coeur de ces hommes un ardent désir d'être libres. Sans doute on ne trouve
dans l'histoire d'aucune cité le souvenir d'une insurrection générale de
cette classe. S'il y eut des luttes à main armée, elles furent renfermées et
cachées dans l'enceinte de chaque famille. C'est là qu'il y eut, pendant plus
d'une génération, d'un côté d'énergiques efforts pour l'indépendance, de
l'autre une répression implacable. Il se déroula, dans chaque maison, une
longue et dramatique histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer.
Ce qu'on peut dire seulement, c'est que les efforts de la classe inférieure
ne furent pas sans résultats. Une nécessité invincible obligea peu à peu les
maîtres à céder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorité cesse
de paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de
le paraître aux maîtres ; mais cela vient à la longue, et alors le maître,
qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y
renoncer. Ajoutez que cette classe inférieure était utile, que ses bras, en
cultivant la terre, faisaient la richesse du maître, et en portant les armes,
faisaient sa force au milieu des rivalités des familles ; qu'il était donc
sage de la satisfaire et que l'intérêt s'unissait à l'humanité pour
conseiller des concessions. Il paraît certain que la condition des clients
s'améliora peu à peu. A l'origine ils vivaient dans la maison du maître,
cultivant ensemble le domaine commun. Plus tard on assigna à chacun d'eux un
lot de terre particulier. Le client dut se trouver déjà plus heureux. Sans
doute il travaillait encore au profit du maître ; la terre n'était pas à lui,
c'était plutôt lui qui était à elle. N'importe, il la cultivait de longues
années de suite et il l'aimait. Il s'établissait entre elle et lui, non pas
ce lien que la religion de la propriété avait créé entre elle et le maître mais
un autre lien, celui que le travail et la souffrance même peuvent former
entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses fruits. Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais pour lui-même. Sous la condition d'une redevance, qui peut-être fut d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte. Ses sueurs trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois plus libre et plus fière. Les chefs de famille, dit un ancien, assignaient des portions de terre à leurs inférieurs, comme s'ils eussent été leurs propres enfants[1]. On lit de même dans l'Odyssée : Un maître bienveillant donne à son serviteur une maison et une terre ; et Eumée ajoute : une épouse désirée, parce que le client ne peut pas encore se marier sans la volonté du maître, et que c'est le maître qui lui choisit sa compagne. Mais ce champ où s'écoulait désormais sa vie, où était tout son labeur et toute sa jouissance, n'était pas encore sa propriété. Car ce client n'avait pas en lui le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait devenir la propriété d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait à porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maître avait autrefois posé. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni à la famille du maître par un lien sacré, ne pourrait jamais appartenir en propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait le villicus, client du patron, renfermait un foyer, un Lar familiaris ; mais ce foyer n'était pas au cultivateur ; c'était le foyer du maître[2]. Cela établissait à la fois le droit de propriété du patron et la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fût du patron, suivait encore son culte. Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas être propriétaire et aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire disparaître de ce champ, qui semblait bien à lui par le droit du travail, la borne sacrée qui en faisait à jamais la propriété de l'ancien maître. On voit clairement qu'en Grèce les clients arrivèrent à leur but ; par quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps, et d'efforts pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s'est-il opéré dans l'antiquité la même série de changements sociaux que l'Europe a vus se produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de la glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs abonnés, et qu'enfin ils se transformèrent a la longue en paysans propriétaires. 2° La clientèle disparaît à Athènes : oeuvre de Solon.
Cette sorte de révolution est marquée nettement dans
l'histoire d'Athènes. Le renversement de la royauté avait eu pour effet de
raviver le régime du γένος ; les familles avaient repris leur vie d'isolement et
chacune avait recommencé à former un petit État qui avait pour chef un
eupatride
et pour sujets la foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé lourdement
sur la population athénienne ; car elle en conserva un mauvais souvenir. Le
peuple s'estima si malheureux que l'époque précédente lui parut avoir été une
sorte d'âge d'or ; il regretta les rois ; il en vint à s'imaginer que sous la
monarchie il avait été heureux et libre, qu'il avait joui alors de l'égalité,
et que c'était seulement à partir de la chute des rois que l'inégalité et la
souffrance avaient commencé. Il y avait là une illusion comme les peuples en
ont souvent ; la tradition populaire plaçait le commencement de l'inégalité
là où le peuple avait commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette
sorte de servage, qui était aussi vieille que la constitution de la famille,
on la faisait dater de l'époque où les hommes en avaient pour la première
fois senti le poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que
ce n'est pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la
clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur tort
; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les
acceptaient sans gémir ; ils les maintenaient contre le voeu des hommes. Les eupatrides
de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs que n'avaient été
leurs ancêtres ; ils furent pourtant détestés davantage. Il paraît que même sous la domination de cette
aristocratie, la condition de la classe inférieure s'améliora. Car c'est
alors que l'on voit clairement cette classe obtenir la possession de lots de
terre sous la seule condition de payer une redevance qui était fixée au
sixième de la récolte. Ces hommes étaient ainsi presque émancipés ; ayant un
chez soi et n'étant plus sous les yeux du maître, ils respiraient plus à
l'aise et travaillaient à leur profit. Mais telle est la nature humaine que
ces hommes, à mesure que leur sort s'améliorait, sentaient plus amèrement ce
qu'il leur restait d'inégalité. N'être pas citoyens et n'avoir aucune part à
l'administration de la cité les touchait sans doute médiocrement ; mais ne
pas pouvoir devenir propriétaires du sol sur lequel ils naissaient et
mouraient, les touchait bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de
supportable dans leur condition présente, manquait de stabilité. Car s'ils
étaient vraiment possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur
assurait ni cette possession ni l'indépendance qui en résultait. On voit dans
Plutarque que l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur ; si la
redevance annuelle n'était pas payée ou pour toute autre cause, ces hommes
retombaient dans une sorte d'esclavage. De graves questions furent donc
agitées dans l'Attique pendant une suite de quatre ou cinq générations. Il
n'était guère possible que les hommes de la classe inférieure restassent dans
cette position instable et irrégulière vers laquelle un progrès insensible
les avait conduits ; et alors de deux choses l'une, ou perdant cette
position, ils devaient retomber dans les liens de la dure clientèle, ou
décidément affranchis par un progrès nouveau, ils devaient monter au rang de
propriétaires du sol et d'hommes libres. On peut deviner tout ce qu'il y eut
d'efforts de la part du laboureur, ancien client, de résistance de la part du
propriétaire, ancien patron. Ce ne fut pas une guerre civile ; aussi les
annales athéniennes n'ont-elles conservé le souvenir d'aucun combat. Ce fut
une guerre domestique dans chaque bourgade, dans chaque maison, de père en
fils. Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du
sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine où l'eupatride avait son principal
domaine et où il était toujours présent, son autorité se maintint a peu près
intacte sur le petit groupe de serviteurs qui étaient toujours sous ses yeux
; aussi les pédiéens
se montrèrent-ils généralement fidèles à l'ancien régime. Mais ceux qui
labouraient péniblement le flanc de la montagne, les diacriens, plus loin du maître,
plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux,
renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une ferme volonté de
s'affranchir. C'étaient surtout ces hommes-la qui s'indignaient de voir sur
leur champ la borne sacrée du maître, et de sentir
leur terre esclave[3]. Quant aux
habitants des cantons voisins de la mer, aux paraliens, la propriété du sol
les tentait moins ; ils avaient la mer devant eux, et le commerce et
l'industrie. Plusieurs étaient devenus riches, et avec la richesse ils
étaient à peu près libres. Ils ne partageaient donc pas les ardentes
convoitises des diacriens et n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour
les eupatrides. Mais ils n'avaient pas non plus la lâche résignation des pédiéens
; ils demandaient plus de stabilité dans leur condition et des droits mieux
assurés. C'est Solon qui donna satisfaction à ces voeux dans la mesure du
possible. Il y a une partie de l'oeuvre de ce législateur que les anciens ne
nous font connaître que très imparfaitement, mais qui paraît en avoir été la
partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique étaient
encore réduits à la possession précaire du sol et pouvaient même retomber
dans la servitude personnelle. Après lui, cette nombreuse classe d'hommes ne
se retrouve plus : le droit de propriété est accessible à tous ; il n'y a
plus de servitude pour l'Athénien ; les familles de la classe inférieure sont
à jamais affranchies de l'autorité des familles eupatrides. Il y a là un
grand changement dont l'auteur ne peut être que Solon. Il est vrai que si
l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon n'aurait fait qu'adoucir la
législation sur les dettes en ôtant au créancier le droit d'asservir le
débiteur. Mais il faut regarder de près à ce qu'un écrivain qui est si
postérieur à cette époque, nous dit de ces dettes qui troublèrent la cité
athénienne comme toutes les cités de 3° Transformation de la clientèle à Rome.
Cette guerre entre les clients et les patrons a rempli
aussi une longue période de l'existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n'en
dit rien, parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de près le changement des
institutions ; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents analogues
où avaient puisé les anciens historiens que Tite-Live compulsait, ne devaient
pas donner le récit de ces luttes domestiques. Une chose du moins est
certaine. Il y a eu, à l'origine de Rome, des clients ; il nous est même
resté des témoignages très précis de la dépendance où leurs patrons les
tenaient. Si, plusieurs siècles après, nous cherchons ces clients, nous ne
les trouvons plus. Le nom existe encore, non la clientèle. Car il n'y a rien
de plus différent des clients de l'époque primitive que ces plébéiens du
temps de Cicéron qui se disaient clients d'un riche pour avoir droit à la
sportule. Il y a quelqu'un qui ressemble mieux à l'ancien client, c'est
l'affranchi. Pas plus à la fin de la république qu'aux premiers temps de
Rome, l'homme en sortant de la servitude ne devient immédiatement homme libre
et citoyen. Il reste soumis au maître. Autrefois on l'appelait client,
maintenant on l'appelle affranchi ; le nom seul est changé. Quant au maître,
son nom même ne change pas ; autrefois on l'appelait patron, c'est encore
ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client, reste attaché
à la famille ; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien client. Il dépend
de son patron ; il lui doit non seulement de la reconnaissance, mais un
véritable service, dont le maître seul fixe la mesure. Le patron a droit de
justice sur son affranchi, comme il l'avait sur son client ; il peut le
remettre en esclavage pour délit d'ingratitude[5]. L'affranchi
rappelle donc tout à fait l'ancien client. Entre eux il n'y a qu'une
différence : on était client autrefois de père en fils ; maintenant la
condition d'affranchi cesse à la seconde ou au moins à la troisième
génération. La clientèle n'a donc pas disparu ; elle saisit encore l'homme au
moment où la servitude le quitte ; seulement, elle n'est plus héréditaire.
Cela seul est déjà un changement considérable ; il est impossible de dire à
quelle époque il s'est opéré. On peut bien discerner les adoucissements
successifs qui furent apportés au sort du client, et par quels degrés il est
arrivé au droit de propriété. A l'origine le chef de la gens lui assigne un
lot de terre à cultiver[6]. Il ne tarde
guère à devenir possesseur viager de ce lot, moyennant qu'il contribue à
toutes les dépenses qui incombent à son ancien maître. Les dispositions si
dures de la vieille loi qui l'obligent à payer la rançon du patron, la dot de
sa fille, ou ses amendes judiciaires, prouvent du moins qu'au temps où cette
loi fut écrite il était déjà possesseur viager du sol. Le client fait ensuite
un progrès de plus : il obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot à
son fils ; il est vrai qu'à défaut de fils la terre retourne encore au
patron. Mais voici un progrès nouveau : le client qui ne laisse pas de fils,
obtient le droit de faire un testament. Ici la coutume hésite et varie ;
tantôt le patron reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur
est respectée tout entière ; en tout cas, son testament n'est jamais sans
valeur[7]. Ainsi le client,
s'il ne peut pas encore se dire propriétaire, a du moins une jouissance aussi
étendue qu'il est possible. Sans doute ce n'est pas encore là l'affranchissement
complet. Mais aucun document ne nous permet de fixer l'époque où les clients
se sont définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de
Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les
premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a
grande apparence qu'ils l'étaient déjà au temps du roi Servius ; peut-être
même votaient-ils dans les comices curiates dès l'origine de Rome. Mais on ne
peut pas conclure de là qu'ils fussent dès lors tout à fait affranchis ; car
il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner à leurs
clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela consenti à leur
donner des droits civils. Il ne paraît pas que la révolution qui affranchit
les clients à Rome, se soit achevée d'un seul coup comme à Athènes. Elle
s'accomplit fort lentement et d'une manière presque imperceptible, sans
qu'aucune loi formelle l'ait jamais consacrée. Les liens de la clientèle se
relâchèrent peu à peu et le client s'éloigna insensiblement du patron. Le roi Servius fit une grande réforme à l'avantage des
clients : il changea l'organisation de l'armée. Avant lui, l'armée marchait
divisée en tribus, en curies, en gentes ; c'était la division patricienne ;
chaque chef de gens était à la tête de ses clients. Servius partagea l'armée
en centuries ; chacun eut son rang d'après sa richesse. Il en résulta que le
client ne marcha plus à côté de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour
chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'indépendance. Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices. Auparavant l'assemblée se partageait en curies et en gentes, et le client, s'il votait, votait sous l'oeil du maître. Mais la division par centuries étant établie pour les comices comme pour l'armée, le client ne se trouva plus dans le même cadre que son patron. Il est vrai que la vieille loi lui commanda encore de voter comme lui ; mais comment vérifier son vote ! C'était beaucoup que de séparer le client du patron dans les moments les plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote. L'autorité du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut de jour en jour plus contesté. Dès que le client eut goûté à l'indépendance, il la voulut tout entière Il aspira à se détacher de la gens et à entrer dans la plèbe, où l'on était libre. Que d'occasions se présentaient ! Sous les rois, il était sûr d'être aidé par eux, car ils ne demandaient pas mieux que d'affaiblir les gentes. Sous la république, il trouvait la protection de la plèbe elle-même et des tribuns. Beaucoup de clients s'affranchirent ainsi et la gens ne put pas les ressaisir. Les Marcellus paraissent être une branche ainsi détachée de la gens Claudia ; leur nom était Claudius ; mais ils n'étaient pas patriciens. Libres de bonne heure, enrichis pas des moyens qui nous sont inconnus, ils s'élevèrent d'abord aux dignités de la plèbe, plus tard à celles de la cité. Pendant plusieurs siècles, la gens Claudia parut avoir oublié ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant, au temps de Cicéron, elle s'en souvint inopinément. Un affranchi ou client des Marcellus était mort et laissait un héritage qui devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens prétendirent que les Marcellus, en clients qu'ils étaient, ne pouvaient pas avoir eux-mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur héritage, dans les mains du chef de la gens patricienne, seul capable d'exercer le patronage. Ce procès étonna fort le public et embarrassa les jurisconsultes ; Cicéron trouva la question fort obscure[8]. Elle ne l'aurait pas été quatre siècles plus tôt et les Claudius auraient gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel ils fondaient leur réclamation était si antique qu'on l'avait oublié et que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne clientèle n'existait plus. |
[1] Festus, v° patres.
[2] Caton, De re rust., 143. Columelle, XI, 1, 19
[3] Solon, édit., Bach, p. 104. 105.
[4] Aristote, Gouvernement d'Athènes, Fragm., coll. Didot, t. II, p. 107.
[5] Digeste, liv. XXV, tit. 2, 5 : liv. L, tit. 16, 195. Valère Maxime, V. 1, 4. Suétone, Claude, 25. Dion Cassius. LV. La législation était la même à Athènes: voyez Lysias et Hypéride dans Harpocration, v° άποσταιον. Démosthène, in Aristogitonem, et Suidas, v° άυαγκαϊον.
[6] Festus, v° patres.
[7] Institutes, III, 7.
[8] Cicéron, De oratore, I, 39.