Livre quatrième — Les révolutions
Il ne faut pas croire que Sparte ait vécu dix siècles sans
voir de révolutions. Thucydide nous dit au contraire qu'elle
fut travaillée par les dissensions plus qu'aucune autre cité grecque[1]. L'histoire de
ces querelles intérieures nous est à la vérité peu connue ; mais cela vient
de ce que le gouvernement de Sparte avait pour règle et pour habitude de
s'entourer du plus profond mystère[2]. La plupart des
luttes qui l'agitèrent, ont été cachées et mises en oubli ; nous en savons du
moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte diffère
sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traversé la
même série de révolutions. Les Doriens étaient déjà formés en corps de peuple
lorsqu'ils envahirent le Péloponnèse. Quelle cause les avait fait sortir de
leur pays ? Était-ce l'invasion d'un peuple étranger, était-ce une révolution
intérieure ? on l'ignore. Ce qui paraît certain, c'est qu'à ce moment de
l'existence du peuple dorien, l'ancien régime du γένος avait déjà disparu. On ne
distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille ; on ne
trouve plus de traces du régime patriarcal, plus de vestiges de noblesse
religieuse ni de clientèle héréditaire ; on ne voit que des guerriers égaux
sous un roi. Il est donc probable qu'une première révolution sociale s'était
déjà accomplie, soit dans Si les Doriens, à leur arrivée à Sparte, n'avaient plus le
régime du γένος, ils n'avaient pas pu s'en
détacher encore si complètement qu'ils n'en eussent gardé quelques
institutions, par exemple le droit d'aînesse et l'inaliénabilité du
patrimoine. Ces institutions ne tardèrent pas à rétablir dans la société spartiate
une aristocratie. Toutes les traditions nous montrent qu'à l'époque où parut
Lycurgue, il y avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles étaient
en lutte. La royauté avait une tendance naturelle à prendre parti pour la
classe inférieure. Lycurgue, qui n'était pas roi, se fit le chef de
l'aristocratie, et du même coup il affaiblit la royauté et mit le peuple sous
le joug. Les déclamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur
la sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inaltérable dont on y
jouissait, sur l'égalité, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire
illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est
peut-être celle où l'aristocratie a régné le plus durement et où l'on a le
moins connu légalité. Il ne faut pas parler du partage des terres ; si ce
partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sûr qu'il n'a pas été
maintenu. Car au temps d'Aristote, « les uns possédaient des domaines
immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien ; on comptait à peine
dans toute Laissons de côté les Hilotes et les Laconiens, et
n'examinons que la société spartiate : nous y trouvons une hiérarchie de
classes superposées l'une à l'autre. Ce sont d'abord les Néodamodes, qui
paraissent être d'anciens esclaves affranchis[4] ; puis les
Épeunactes, qui avaient été admis à combler les vides faits par la guerre
parmi les Spartiates[5] ; à un rang un
peu supérieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables à des clients
domestiques, vivaient avec le Maître, lui faisaient cortège, partageaient ses
occupations, ses travaux, ses fêtes, et combattaient à côté de lui[6]. Venait ensuite
la classe des bâtards, qui descendaient des vrais Spartiates, mais que la
religion et la loi éloignaient d'eux[7] ; puis, encore
une classe, qu'on appelait les inférieurs, ύπομείονες, et qui étaient probablement
les cadets déshérités des fa milles. Enfin au-dessus de tout cela s'élevait
la classe aristocratique, composée des hommes qu'on appelait les
Égaux, όμοιοι. Ces hommes étaient en effet
égaux entre eux, mais fort supérieurs à tout le reste. Le nombre des membres
de cette classe ne nous est pas connu ; nous savons seulement qu'il était
très restreint. Un jour, un de leurs ennemis les compta sur la place
publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au milieu d'une foule de 4.000
individus[8]. Ces égaux
avaient seuls part au gouvernement de la cité. Être
hors de cette classe, dit Xénophon, c'est
être hors du corps politique[9]. Démosthène dit
que l'homme qui entre dans la classe des Égaux, devient par cela seul un des maîtres du gouvernement[10]. On les appelle Égaux, dit-il encore, parce que l'égalité doit régner entre les membres d'une
oligarchie. Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun
renseignement précis. Il paraît qu'il se recrutait par voie d'élection ; mais
le droit d'élire appartenait au corps lui-même, et non pas au peuple. Y être
admis était ce qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte le prix de
la vertu. Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de
mérite, d'âge, pour composer cette vertu. On voit bien que la naissance ne
suffisait pas, puisqu'il y avait une élection ; on peut croire que c'était
plutôt la richesse qui déterminait les choix, dans une ville qui avait au plus haut degré l'amour de l'argent, et où tout
était permis aux riches[11]. Quoi qu'il en soit, ces Égaux avaient seuls les droits du
citoyen ; seuls ils composaient l'assemblée; ils formaient seuls ce qu'on
appelait à Sparte le peuple. De cette classe sortaient par voie d'élection
les sénateurs, à qui la constitution donnait une bien grande autorité,
puisque Démosthène dit que le jour où un homme entre au Sénat, il devient un
despote pour la foule[12]. Ce Sénat, dont
les rois étaient de simples membres, gouvernait l'État suivant le procédé
habituel des corps aristocratiques : il tirait de son sein des magistrats
annuels, nommés éphores, qui exerçaient en son nom une autorité absolue.
Sparte avait ainsi un régime républicain : elle avait même tous les dehors de
la démocratie, des rois-prêtres, des magistrats annuels, un Sénat délibérant,
une assemblée du peuple. Mais ce peuple n'était que la réunion de deux ou
trois centaines d'hommes. Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'établissement
des éphores, le gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composée de
quelques riches, faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les
Laconiens, et même sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son énergie,
par son habileté, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois
morales, elle sut garder le pouvoir pendant cinq siècles. Mais elle suscita
de cruelles haines et eut à réprimer un grand nombre d'insurrections. Nous n'avons pas à parler des complots des Hilotes ; tous
ceux des Spartiates ne nous sont pas connus, le gouvernement était trop
habile pour ne pas en étouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant
quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui
fondèrent Tarente étaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le
gouvernement. Une indiscrétion du poète Tyrtée fit connaître à Ce qui sauvait Sparte, c'était la division extrême qu'elle
savait mettre entre les classes inférieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas
avec les Laconiens ; les Mothaces méprisaient les Néodamodes. Nulle coalition
n'était possible, et l'aristocratie, grâce à son éducation militaire et à
l'étroite union de ses membres, était toujours assez forte pour tenir tête à
chacune des classes ennemies. Les rois essayèrent ce qu'aucune classe ne pouvait
réaliser. Tous ceux d'entre eux qui aspirèrent à sortir de l'état d'infériorité
où l'aristocratie les tenait, cherchèrent un appui chez les hommes de
condition inférieure. Pendant la guerre médique, Pausanias forma le projet de
relever à la fois la royauté et les basses classes, en renversant
l'oligarchie. Les Spartiates le firent périr, l'accusant d'avoir noué des
relations avec le roi de Perse ; son vrai crime était plutôt d'avoir eu la
pensée d'affranchir les Hilotes[13]. On peut compter
dans l'histoire combien sont nombreux les rois qui furent exilés par les
éphores ; la cause de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit : Les rois de Sparte, pour tenir tête aux éphores et au
Sénat, se faisaient démagogues[14]. En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement
oligarchique. Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas à la classe des
Égaux, était le chef des conjurés. Quand il voulait affilier un homme au
complot, il le menait sur la place publique, et lui faisait compter les
citoyens ; en y comprenant les rois, les éphores, les sénateurs, on arrivait
au chiffre d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors : Ces gens-là sont nos ennemis ; tous les autres, au
contraire, qui remplissent la place au nombre de plus de quatre mille, sont
nos alliés. Il ajoutait : Quand tu rencontres
dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un maître; tous les
autres hommes sont des amis. Hilotes, Laconiens, Néodamodes, ύπομείονες, tous s'étaient associés,
cette fois, et étaient les complices de Cinadon ; car
tous, dit l'historien, avaient une telle haine pour leurs maîtres qu'il n'y en avait pas un seul
parmi eux qui n'avouât qu'il lui serait agréable de les dévorer tout crus.
Mais le gouvernement de Sparte était admirablement servi : il n'y avait pas
pour lui de secret. Les éphores prétendirent que les entrailles des victimes
leur avaient révélé le complot. On ne laissa pas aux conjurés le temps d'agir
: on mit la main sur eux, et on les fit périr secrètement. L'oligarchie fut
encore une fois sauvée[15]. A la faveur de ce gouvernement, l'inégalité alla
grandissant toujours. La guerre du Péloponnèse et les expéditions en Asie
avaient fait affluer l'argent à Sparte ; mais il s'y était répandu d'une
manière fort inégale, et n'avait enrichi que ceux qui étaient déjà riches. En
même temps, la petite propriété disparut. Le nombre des propriétaires, qui
était encore de mille au temps d'Aristote, était réduit à cent, un siècle
après lui[16].
Le sol était tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait ni
industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les
riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une
part étaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le très grand
nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous présente, dans la vie
d'Agis et dans celle de Cléomène, un tableau de la société spartiate ; on y
voit un amour effréné de la richesse, tout mis au-dessous d'elle ; chez
quelques-uns le luxe, la mollesse, le désir d'augmenter sans fin leur fortune
; hors de là, rien qu'une tourbe misérable, indigente, sans droits
politiques, sans aucune valeur dans la cité, envieuse, haineuse, et qu'un tel
état social condamnait à désirer une révolution. Quand l'oligarchie eut ainsi poussé les choses aux
dernières limites du possible, il fallut bien que la révolution s'accomplît,
et que la démocratie, arrêtée et contenue si longtemps, brisât à la fin ses
digues. On devine bien aussi qu'après une si longue compression la démocratie
ne devait pas s'arrêter à des réformes politiques, mais qu'elle devait arriver
du premier coup aux réformes sociales. Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'étaient
plus, en y comprenant toutes les classes diverses que sept cents), et
l'affaissement des caractères, suite d'une longue oppression, furent cause
que le signal des changements ne vint pas des classes inférieures. Il vint
d'un roi. Agis essaya d'accomplir cette inévitable révolution par des moyens
légaux : ce qui augmenta pour lui les difficultés de l'entreprise. Il
présenta au Sénat, c'est-à-dire aux riches eux-mêmes, deux projets de loi
pour l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu
d'être trop surpris que le Sénat n'ait pas rejeté ces propositions; Agis
avait peut-être pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptées. Mais, les lois
une fois votées, restait à les mettre à exécution ; or ces réformes sont
toujours tellement difficiles à établir que les plus hardis y échouent. Agis,
arrêté court par la résistance des éphores, fut contraint de sortir de la
légalité : il déposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre
autorité ; puis il arma ses partisans et établit, durant une année, un régime
de terreur. Pendant ce temps-là il put appliquer la loi sur les dettes et
faire brûler tous les titres de créance sur la place publique. Mais il n'eut
pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis hésita sur ce point
et s'il fut effrayé de son oeuvre, ou si l'oligarchie répandit contre lui
d'habiles accusations ; toujours est-il que le peuple se détacha de lui et le
laissa tomber. Les éphores l'égorgèrent, et le gouvernement aristocratique
fut rétabli. Cléomène reprit les projets d'Agis, mais avec plus
d'adresse et moins de scrupules. Il commença par massacrer les éphores,
supprima hardiment cette magistrature, qui était odieuse aux rois et au parti
populaire, et proscrivit les riches. Après ce coup d'État, il opéra la
révolution, décréta le partage des terres, et donna le droit de cité à quatre
mille Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cléomène n'avouaient
qu'ils faisaient une révolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom du
vieux législateur Lycurgue, prétendaient ramener Sparte aux antiques
coutumes. Assurément la constitution de Cléomène en était fort éloignée. Le
roi était véritablement un maître absolu ; aucune autorité ne lui faisait
contrepoids ; il régnait à la façon des tyrans qu'il y avait alors dans la
plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait d'avoir obtenu
des terres, paraissait se soucier fort peu des libertés politiques. Cette
situation ne dura pas longtemps. Cléomène voulut étendre le régime
démocratique à tout le Péloponnèse, où Aratus, précisément à cette époque,
travaillait à établir un régime de liberté et de sage aristocratie. Dans
toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de Cléomène, espérant
obtenir, comme à Sparte, une abolition des dettes et un partage des terres.
C'est cette insurrection imprévue des basses classes qui obligea Aratus à
changer tous ses plans ; il crut pouvoir compter sur Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de
longs troubles ; une année, trois éphores qui étaient favorables au parti
populaire, massacrèrent leurs deux collègues ; l'année suivante, les cinq
éphores appartenaient au parti oligarchique ; le peuple prit les armes et les
égorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois ; le peuple voulut en avoir
; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce qui ne
s'était jamais vu à Sparte. Ce roi nommé Lycurgue fut deux fois renversé du
trône, une première fois par le peuple, parce qu'il refusait de partager les
terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on le soupçonnait de
vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit ; mais après lui on
voit à Sparte un tyran, Machanidas : preuve certaine que le parti populaire
avait pris le dessus. Philopémen qui, à la tête de la ligue achéenne, faisait
partout la guerre aux tyrans démocrates, vainquit et tua Machanidas. La
démocratie spartiate adopta aussitôt un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le
droit de cité à tous les hommes libres, élevant les Laconiens eux-mêmes au
rang des Spartiates ; il alla jusqu'à affranchir les Hilotes. Suivant la coutume
des tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les
riches ; il proscrivit ou fit périr ceux que leur
richesse élevait au-dessus des autres. Cette nouvelle Sparte démocratique ne manqua pas de
grandeur, Nabis mit dans |
[1] Thucydide, I, 18.
[2] Thucydide, V, 68.
[3] Aristote, Politique, II, 6, 10 et 11.
[4] Myron de Priène, dans Athénée, VI.
[5] Théopompe, dans Athénée, VI.
[6] Athénée, VI, 102. Plutarque, Cléomène, 8. Élien, XII, 43.
[7] Aristote, Politique, VIII, 6 (V, 6). Xénophon, Hell., V, 3, 3.6. Xénophon, Hellen., III, 3, 6.
[8] Xénophon, Helléniq., III, 3, 5.
[9] Xénophon, Gouvernement de Lacédémone, 10.
[10] Démosthène, in Leptin., 107.
[11] Ά φιλοχρηματία Σπάρταν έλοι : c'était déjà un proverbe en Grèce au temps d'Aristote ; Zénobius, II, 24. Aristote, Politique, VIII, 6, 7 (V, 6).
[12] Démosthène, in Leptin., 107. Xénophon, Gouvernement de Lacédémone, 10.
[13] Aristote, Politique, VIII, 1 (V, 1). Thucydide, I, 132
[14] Aristote, Politique, II, 6, 14.
[15] Xénophon, Helléniques, III, 3
[16] Plutarque, Agis, 5
[17] Polybe, II, XIII, XVI. Tite-Live, XXXII.