Livre troisième — La cité
Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des
pères, terra
patria. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa
religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient
déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite
patrie était L'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande
patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte
sacrée et son territoire marqué par la religion. Terre
sacrée de la patrie, disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot.
Ce sol était véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses
dieux. État, Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez
les modernes ; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités
locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l'âme. On s'explique par là le patriotisme des anciens, sentiment
énergique qui était pour eux la vertu suprême et auquel toutes autres vertus
venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plus cher se
confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son
droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque
impossible que l'intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public. Platon
dit : c'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. Et
Sophocle : c'est la patrie qui nous conserve. Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un
domicile. Qu'il quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites
sacrées du territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ai lien
social d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors
de la vie régulière et du droit ; partout ailleurs il est sans Dieu et en
dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses devoirs.
Il ne peut être homme que là. La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut
l'aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle,
lui vouer tout. II faut l'aimer glorieuse ou obscure, prospère ou
malheureuse. Il faut l'aimer dans ses bienfaits et l'aimer encore dans ses
rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il
faut l'aimer, comme Abraham aimait son Dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils.
Il faut surtout savoir mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère
par dévouement à un homme ou par point d'honneur ; mais à la patrie il doit
sa vie. Car si la patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il
combat véritablement pour ses autels, pour ses foyers, pro aris et focis ; car si
l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers
éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L'amour
de la patrie, c'est la piété des anciens. Il fallait que la possession de la patrie fût bien
précieuse ; car les anciens n'imaginaient guère de châtiment plus cruel que
d'en priver l'homme. La punition ordinaire des grands crimes était l'exil. L'exil était proprement l'interdiction du culte. Exiler un
homme, c'était, suivant la formule également usitée chez les Grecs et chez
les Romains, lui interdire le feu et l'eau[1]. Par ce feu, il
faut entendre le feu sacré du foyer ; par cette eau, l'eau lustrale qui
servait aux sacrifices. L'exil mettait donc un homme hors de la religion. Qu'il fuie, disait la sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne
lui parle ni ne le reçoive ; que nul ne l'admette aux prières ni aux
sacrifices ; que nul ne lui présente l'eau lustrale[2]. Toute maison
était souillée par sa présence. L'homme qui l'accueillait devenait impur à
son contact. Celui qui aura mangé ou bu avec lui ou
qui l'aura touché, disait la loi, devra se purifier. Sous le coup de
cette excommunication, l'exilé ne pouvait prendre part à aucune cérémonie
religieuse ; il n'avait plus de culte, plus de repas sacrés, plus de prières
; il était déshérité de sa part de religion. Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'était
pas partout. S'ils avaient quelque vague idée d'une divinité de l'univers, ce
n'était pas celle-là qu'ils considéraient comme leur Providence et qu'ils
invoquaient. Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison,
son canton, sa ville L'exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait
aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le consoler
et le protéger ; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui ; le
bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les besoins de
son âme était éloigné de lui. Or la religion était la source d'où découlaient les droits
civils et politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion
de la patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup
son culte domestique et il devait éteindre son foyer[3]. II n'avait plus
de droit de propriété ; sa terre et tous ses biens, comme s'il était mort,
passaient à ses enfants, à moins qu'ils ne fussent confisqués au profit des
dieux ou de l'État[4].
N'ayant plus de culte, il n'avait plus de famille ; il cessait d'être époux
et père[5]. Ses fils n'étaient
plus en sa puissance[6] ; sa femme
n'était plus sa femme[7], et elle pouvait
immédiatement prendre un autre époux. Voyez Régulus, prisonnier de l'ennemi,
la loi romaine l'assimile à un exilé ; si le Sénat lui demande son avis, il
refuse de le donner, parce que l'exilé n'est plus sénateur ; si sa femme et
ses enfants courent à lui, il repousse leurs embrassements, car pour l'exile
il n'y a plus d'enfants, plus d'épouse : Fertur pudicae conjugis osculum Parvosque natos, ut capitis minor, A se removisse[8]. L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. Mort,
il n'a pas le droit d’être enseveli dans le tombeau de sa famille ; car il
est un étranger[9]. Il n'est pas surprenant que les républiques anciennes aient presque toujours permis au coupable d'échapper à la mort par la fuite. L'exil ne semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains l'appelaient une peine capitale. |
[1] Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, Pro domo, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.
[2] Sophocle, Œdipe roi, 239. Platon, Lois, IX, 881.
[3] Ovide, Tristes, I, 3, 43.
[4] Pindare, Pyth., IV, 517. Platon, Lois, IX, 877. Diodore, XIII, 49. Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.
[5] Institutes, I, 12.
[6] Gaius, I, 128.
[7] Denys, VIII, 41.
[8] Horace, Odes, III.
[9] Thucydide, I, 138.