LA CITÉ ANTIQUE

 

Livre troisième — La cité

CHAPITRE XIII — LE PATRIOTISME. L'EXIL.

 

 

Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des pères, terra patria. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était L'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. Terre sacrée de la patrie, disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. État, Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les modernes ; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l'âme.

On s'explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui était pour eux la vertu suprême et auquel toutes autres vertus venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plus cher se confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque impossible que l'intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public. Platon dit : c'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. Et Sophocle : c'est la patrie qui nous conserve.

Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrées du territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ai lien social d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de la vie régulière et du droit ; partout ailleurs il est sans Dieu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses devoirs. Il ne peut être homme que là.

La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. II faut l'aimer glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham aimait son Dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un homme ou par point d'honneur ; mais à la patrie il doit sa vie. Car si la patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat véritablement pour ses autels, pour ses foyers, pro aris et focis ; car si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L'amour de la patrie, c'est la piété des anciens.

Il fallait que la possession de la patrie fût bien précieuse ; car les anciens n'imaginaient guère de châtiment plus cruel que d'en priver l'homme. La punition ordinaire des grands crimes était l'exil.

L'exil était proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'était, suivant la formule également usitée chez les Grecs et chez les Romains, lui interdire le feu et l'eau[1]. Par ce feu, il faut entendre le feu sacré du foyer ; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices. L'exil mettait donc un homme hors de la religion. Qu'il fuie, disait la sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui parle ni ne le reçoive ; que nul ne l'admette aux prières ni aux sacrifices ; que nul ne lui présente l'eau lustrale[2]. Toute maison était souillée par sa présence. L'homme qui l'accueillait devenait impur à son contact. Celui qui aura mangé ou bu avec lui ou qui l'aura touché, disait la loi, devra se purifier. Sous le coup de cette excommunication, l'exilé ne pouvait prendre part à aucune cérémonie religieuse ; il n'avait plus de culte, plus de repas sacrés, plus de prières ; il était déshérité de sa part de religion.

Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'était pas partout. S'ils avaient quelque vague idée d'une divinité de l'univers, ce n'était pas celle-là qu'ils considéraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient. Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison, son canton, sa ville L'exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le consoler et le protéger ; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui ; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les besoins de son âme était éloigné de lui.

Or la religion était la source d'où découlaient les droits civils et politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son culte domestique et il devait éteindre son foyer[3]. II n'avait plus de droit de propriété ; sa terre et tous ses biens, comme s'il était mort, passaient à ses enfants, à moins qu'ils ne fussent confisqués au profit des dieux ou de l'État[4]. N'ayant plus de culte, il n'avait plus de famille ; il cessait d'être époux et père[5]. Ses fils n'étaient plus en sa puissance[6] ; sa femme n'était plus sa femme[7], et elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Voyez Régulus, prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile à un exilé ; si le Sénat lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exilé n'est plus sénateur ; si sa femme et ses enfants courent à lui, il repousse leurs embrassements, car pour l'exile il n'y a plus d'enfants, plus d'épouse :

Fertur pudicae conjugis osculum

Parvosque natos, ut capitis minor,

A se removisse[8].

L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. Mort, il n'a pas le droit d’être enseveli dans le tombeau de sa famille ; car il est un étranger[9].

Il n'est pas surprenant que les républiques anciennes aient presque toujours permis au coupable d'échapper à la mort par la fuite. L'exil ne semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains l'appelaient une peine capitale.

 

 

 



[1] Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, Pro domo, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.

[2] Sophocle, Œdipe roi, 239. Platon, Lois, IX, 881.

[3] Ovide, Tristes, I, 3, 43.

[4] Pindare, Pyth., IV, 517. Platon, Lois, IX, 877. Diodore, XIII, 49. Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.

[5] Institutes, I, 12.

[6] Gaius, I, 128.

[7] Denys, VIII, 41.

[8] Horace, Odes, III.

[9] Thucydide, I, 138.