Livre troisième — La cité
Le caractère et la vertu de la religion des anciens
n'était pas d'élever l'intelligence humaine à la conception de l'absolu,
d'ouvrir à l'avide esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût
entrevoir Dieu. Cette religion était un ensemble mal lié de petites
croyances, de petites pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas
chercher le sens ; il n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot
religion ne signifiait pas ce qu'il signifie pour nous : sous ce mot nous
entendons un corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur
les mystères qui sont en nous et autour de nous ; ce même mot, chez les
anciens, signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine
était peu de chose ; c'étaient les pratiques qui étaient l'important ;
c'étaient elles qui étaient obligatoires et qui liaient l'homme (ligare,
religio).
La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait l'homme esclave.
L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle. Il en avait peur et
n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en face. Des dieux, des héros,
des morts réclamaient de lui un culte matériel, et il leur payait sa dette,
pour se faire d'eux des amis, et plus encore pour ne pas s'en faire des
ennemis. Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux
envieux, irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre
avec l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux.
Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent pas.
Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il craignait
incessamment d'être trahi par eux. Encourir la haine de ces êtres invisibles
était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie à les apaiser, paces deorum
quaerere, dit le poète. Mais le moyen de les contenter ? Le moyen
surtout d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les avait pour soi? On crut
le trouver dans l'emploi de certaines formules. Telle prière, composée de
tels mots, avait été suivie du succès qu'on avait demandé; c'était sans doute
qu'elle avait été entendue du dieu, qu'elle avait eu de l'action sur lui,
qu'elle avait été puissante, plus puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu
lui résister. On conserva donc les termes mystérieux et sacrés de cette
prière. Après le père, le fils les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les mit
en écrit. Chaque famille, du moins chaque famille religieuse, eut un livre où
étaient contenues les formules dont les ancêtres s'étaient servis et
auxquelles les dieux avaient cédé[1]. C'était une arme
que l'homme employait contre l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait
changer ni un mot ni une syllabe, ni surtout le rythme suivant lequel elle
devait être chantée. Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux
fussent restés libres. Mais la formule n'était pas assez : il y avait encore des
actes extérieurs dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres
gestes du sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient
réglés. En s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée ; à un
autre, la tête découverte ; pour un troisième, le pan de la toge devait être
relevé sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il
y avait des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les
avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature de
la victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme même du
couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir les chairs,
tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de chaque famille ou de
chaque cité. En vain le coeur le plus fervent offrait-il aux dieux les plus
grasses victimes ; si l'un des innombrables rites du sacrifice était négligé,
le sacrifice était nul. Le moindre manquement faisait d'un acte sacré un acte
impie. L'altération la plus légère troublait et bouleversait la religion de
la patrie, et transformait les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels.
C'est pour cela qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque
chose aux anciens rites[2] ; c'est pour cela
que le sénat de Rome dégradait ses consuls et ses dictateurs qui avaient
commis quelque erreur dans un sacrifice. Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées
par les ancêtres qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à
innover. On devait se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la
suprême piété consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la
croyance changeât : elle pouvait se modifier librement à travers les âges et
prendre mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de
l'imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que les
formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas modifiés.
Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était conservé. L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs,
chez les Romains, chez les Étrusques[3]. Quelquefois le
rituel était écrit sur des tablettes de bois, quelquefois sur la toile ;
Athènes gravait ses rites sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent
impérissables. Rome avait ses livres des pontifes, ses livres des augures ;
son livre des cérémonies, et son recueil des Indigitamenta. Il n'y avait pas de ville qui n'eût aussi une
collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux[4] ; en vain la
langue changeait avec les moeurs et les croyances ; les paroles et le rythme
restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter ces hymnes
sans les comprendre. Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient
gardés par eux avec un très grand soin. On ne les montrait jamais aux
étrangers. Révéler un rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la
cité et livrer ses dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait
même aux citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance. Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien
était respectable et sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui
était chère, il disait : cela est antique peur moi ; les Grecs avaient la
même expression. Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c'était
dans le passé qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de
leur religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des
souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire
avait-elle pour les anciens beaucoup plus d’importance qu'elle n'en a pour
nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide ; écrite ou
non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine de la
naissance des cités. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure qu'elle
fût, qui ne mît la plus grande attention a conserver le souvenir de ce qui
s'était passé en elle. Ce n'était pas de la vanité, c'était de la religion.
Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier ; car tout dans son
histoire se liait à son culte. L'histoire commençait en effet par l'acte de la fondation,
et disait le nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des
dieux de la cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine,
la raison de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y
consignait les prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels
ils avaient manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y
décrivait les cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement
détourné un mauvais présage ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait
quelles épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on
les avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif
un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui
pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient
l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux
combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il
avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela était écrit pour l'enseignement et la piété des
descendants. Toute cette histoire était la preuve matérielle de l'existence
des dieux nationaux ; car les événements qu'elle contenait étaient la forme
visible sous laquelle ces dieux s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi
ces faits il y en avait beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des
sacrifices annuels. L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il
devait croire et tout ce qu'il devait adorer. Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres.
Rome avait ses annales des pontifes ; les prêtres sabins, les prêtres
samnites, les prêtres étrusques en avaient de semblables[5]. Chez les Grecs
il nous est resté le souvenir des livres ou annales sacrées d'Athènes, de
Sparte, de Delphes, de Naxos, de Tarente[6]. Lorsque
Pausanias parcourut Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait
à la fondation, parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait
en rien la cité ; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré
leurs origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la
cité s'était trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la terre.
Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa religion et son
calendrier. On peut croire que ces annales des villes étaient fort
sèches, fort bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une
oeuvre d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les
écrivains, les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide.
L'histoire est sortie alors des mains des prêtres et s'est transformée.
Malheureusement, ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter
les vieilles annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur
les croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent
avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne
faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et il
ne nous en est resté qu'un faible souvenir. Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous.
Sans lui on serait peut-être en droit de rejeter tout ce que Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes ; ni.
Hérodote ni Tite Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs
anciens prouvent qu'il en transpirait quelque chose dans le public et qu'il
en parvint des fragments à la connaissance des historiens. Il y avait d'ailleurs à côté des annales, documents écrits
et authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une
cité : non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres, mais
tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de l'imagination, et
qu'on n'était pas libre de modifier ; car elle faisait partie du culte et
elle se composait de récits et de chants qui se répétaient d'année en année
dans les fêtes de la religion. Ces hymnes sacrés et immuables fixaient les
souvenirs et ravivaient perpétuellement la tradition. Sans doute on ne peut pas croire que cette tradition eût
l'exactitude des annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort
que l'amour de la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des
annales et se trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui
rédigeaient et qui liaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux
fêtes où les vieux récits étaient chantés. Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées ; Rome finit par publier les siennes ; celles des autres villes italiennes furent connues ; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces monuments authentiques. Il se forma une école d'érudits, depuis Marron et Verrius Flaccus jusqu'à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'étaient glissées dans la tradition et due les historiens de l'époque précédente avaient répétées ; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome et que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge de la critique historique commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui remontait aux sources et étudiait les annales, n'y ait rien trouvé qui lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les Hérodote et les Tite Live avaient construit. |
[1] Denys, I, 7, 5. Varron, VI, 90. Cicéron, Brutus, 16. Aulu-Gelle, XIII, 19.
[2] Démosthène, in Neaer., 116, 117.
[3] Pausanias, IV, 27, Plutarque, contre Colotès, 17. Pollux, VIII, 123. Pline, H. N., XIII, 21. Valère Maxime, I, I, 3. Varron, de Ling. lat., VI, 16. Censorinus, 17. Festus, v. Rituales.
[4] Plutarque, Thésée, 16. Tacite, Annales, IV, 43. Élien, H. V., II, 39.
[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, De divin., II, 41 ; I. 33. II. 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, Claude, 42. Macrobe, I, 12 ; V, 19. Solin, II, 9. Servius, VII, 678 ; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4.
[6] Plutarque, contre Colotès, 17. Athénée, XI, 49. Plutarque, Solon, XI, Morales, p. 869. Tite Live, XXI, 9. Tacite, Annales, IV, 43.