LA CITÉ ANTIQUE

 

Livre troisième — La cité

CHAPITRE VIII — LES RITUELS ET LES ANNALES.

 

 

Le caractère et la vertu de la religion des anciens n'était pas d'élever l'intelligence humaine à la conception de l'absolu, d'ouvrir à l'avide esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût entrevoir Dieu. Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens ; il n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne signifiait pas ce qu'il signifie pour nous : sous ce mot nous entendons un corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères qui sont en nous et autour de nous ; ce même mot, chez les anciens, signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était peu de chose ; c'étaient les pratiques qui étaient l'important ; c'étaient elles qui étaient obligatoires et qui liaient l'homme (ligare, religio). La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait l'homme esclave. L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle. Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis.

Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux, irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux. Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent pas. Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il craignait incessamment d'être trahi par eux. Encourir la haine de ces êtres invisibles était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie à les apaiser, paces deorum quaerere, dit le poète. Mais le moyen de les contenter ? Le moyen surtout d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules. Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu'on avait demandé; c'était sans doute qu'elle avait été entendue du dieu, qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait été puissante, plus puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui résister. On conserva donc les termes mystérieux et sacrés de cette prière. Après le père, le fils les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les mit en écrit. Chaque famille, du moins chaque famille religieuse, eut un livre où étaient contenues les formules dont les ancêtres s'étaient servis et auxquelles les dieux avaient cédé[1]. C'était une arme que l'homme employait contre l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une syllabe, ni surtout le rythme suivant lequel elle devait être chantée. Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés libres.

Mais la formule n'était pas assez : il y avait encore des actes extérieurs dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée ; à un autre, la tête découverte ; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y avait des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature de la victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme même du couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir les chairs, tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de chaque famille ou de chaque cité. En vain le coeur le plus fervent offrait-il aux dieux les plus grasses victimes ; si l'un des innombrables rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre manquement faisait d'un acte sacré un acte impie. L'altération la plus légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux anciens rites[2] ; c'est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un sacrifice.

Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance changeât : elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de l'imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était conservé.

L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les Romains, chez les Étrusques[3]. Quelquefois le rituel était écrit sur des tablettes de bois, quelquefois sur la toile ; Athènes gravait ses rites sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent impérissables. Rome avait ses livres des pontifes, ses livres des augures ; son livre des cérémonies, et son recueil des Indigitamenta. Il n'y avait pas de ville qui n'eût aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux[4] ; en vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances ; les paroles et le rythme restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter ces hymnes sans les comprendre.

Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux avec un très grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler un rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la cité et livrer ses dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance.

Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable et sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il disait : cela est antique peur moi ; les Grecs avaient la même expression. Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c'était dans le passé qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire avait-elle pour les anciens beaucoup plus d’importance qu'elle n'en a pour nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide ; écrite ou non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine de la naissance des cités. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure qu'elle fût, qui ne mît la plus grande attention a conserver le souvenir de ce qui s'était passé en elle. Ce n'était pas de la vanité, c'était de la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier ; car tout dans son histoire se liait à son culte.

L'histoire commençait en effet par l'acte de la fondation, et disait le nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un mauvais présage ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on les avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il avait fallu instituer un sacrifice expiatoire.

Tout cela était écrit pour l'enseignement et la piété des descendants. Toute cette histoire était la preuve matérielle de l'existence des dieux nationaux ; car les événements qu'elle contenait étaient la forme visible sous laquelle ces dieux s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi ces faits il y en avait beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels. L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et tout ce qu'il devait adorer.

Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses annales des pontifes ; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les prêtres étrusques en avaient de semblables[5]. Chez les Grecs il nous est resté le souvenir des livres ou annales sacrées d'Athènes, de Sparte, de Delphes, de Naxos, de Tarente[6]. Lorsque Pausanias parcourut la Grèce, au temps d'Adrien, les prêtres de chaque ville lui racontèrent les vieilles histoires locales ; ils ne les inventaient pas ; ils les avaient apprises dans leurs annales.

Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation, parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait en rien la cité ; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré leurs origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la cité s'était trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la terre. Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa religion et son calendrier.

On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une oeuvre d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains, les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est sortie alors des mains des prêtres et s'est transformée. Malheureusement, ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter les vieilles annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et il ne nous en est resté qu'un faible souvenir.

Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on serait peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous racontent de leurs antiquités ; tous ces récits, qui nous paraissent si peu vraisemblables, parce qu'ils s'écartent de nos habitudes et de notre manière de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est resté des vieilles annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur histoire. Chaque ville avait des archives où les faits étaient religieusement déposés à mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres sacrés chaque page était contemporaine de l'événement qu'elle racontait. Il était matériellement impossible d'altérer ces documents, car les prêtres en avaient la garde, et la religion était grandement intéressée à ce qu'ils restassent inaltérables. Il n'était même pas facile au pontife, à mesure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer sciemment des faits contraires à la vérité. Car on croyait que tout événement venait des dieux, qu'il révélait leur volonté, qu'il donnait lieu pour les générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes sacrés ; tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt partie de la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de la prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux ; mais le mensonge volontaire ne se conçoit pas ; car il eût été impie ; il eût violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc croire que dans ces vieux livres, si tout n'était pas vrai, du moins il n'y avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c'est pour l'historien qui cherche à percer l'obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de confiance, que de savoir que, s'il a affaire à des erreurs, il n'a pas affaire à l'imposture. Ces erreurs mêmes, ayant encore l'avantage d'être contemporaines des vieux âges qu'il étudie, peuvent lui révéler, sinon le détail des événements, du moins les croyances sincères des hommes.

Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes ; ni. Hérodote ni Tite Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent qu'il en transpirait quelque chose dans le public et qu'il en parvint des fragments à la connaissance des historiens.

Il y avait d'ailleurs à côté des annales, documents écrits et authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une cité : non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres, mais tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de l'imagination, et qu'on n'était pas libre de modifier ; car elle faisait partie du culte et elle se composait de récits et de chants qui se répétaient d'année en année dans les fêtes de la religion. Ces hymnes sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpétuellement la tradition.

Sans doute on ne peut pas croire que cette tradition eût l'exactitude des annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l'amour de la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales et se trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient et qui liaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où les vieux récits étaient chantés.

Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées ; Rome finit par publier les siennes ; celles des autres villes italiennes furent connues ; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces monuments authentiques. Il se forma une école d'érudits, depuis Marron et Verrius Flaccus jusqu'à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'étaient glissées dans la tradition et due les historiens de l'époque précédente avaient répétées ; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome et que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge de la critique historique commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui remontait aux sources et étudiait les annales, n'y ait rien trouvé qui lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les Hérodote et les Tite Live avaient construit.

 

 

 



[1] Denys, I, 7, 5. Varron, VI, 90. Cicéron, Brutus, 16. Aulu-Gelle, XIII, 19.

[2] Démosthène, in Neaer., 116, 117.

[3] Pausanias, IV, 27, Plutarque, contre Colotès, 17. Pollux, VIII, 123. Pline, H. N., XIII, 21. Valère Maxime, I, I, 3. Varron, de Ling. lat., VI, 16. Censorinus, 17. Festus, v. Rituales.

[4] Plutarque, Thésée, 16. Tacite, Annales, IV, 43. Élien, H. V., II, 39.

[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, De divin., II, 41 ; I. 33. II. 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, Claude, 42. Macrobe, I, 12 ; V, 19. Solin, II, 9. Servius, VII, 678 ; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4.

[6] Plutarque, contre Colotès, 17. Athénée, XI, 49. Plutarque, Solon, XI, Morales, p. 869. Tite Live, XXI, 9. Tacite, Annales, IV, 43.