Livre premier — Antiques croyances
Ces croyances donnèrent lieu de très bonne heure à des
règles de conduite. Puisque le mort avait besoin de nourriture et de
breuvage, on conçut que c'était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce
besoin. Le soin de porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au
caprice ou aux sentiments variables des hommes ; il fut obligatoire. Ainsi
s'établit toute une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de
bonne heure, mais dont les rites ont duré jusqu'au triomphe du christianisme. Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens
leur donnaient les épithètes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver ;
ils les appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la
vénération que l'homme peut avoir pour la divinité qu'il aime ou qu'il
redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu[1]. Cette sorte d'apothéose n'était pas le privilège des
grands hommes ; on ne faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit
: Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient
quitté cette vie, fusent comptés au nombre des dieux. Il n'était même
pas nécessaire d'avoir été un homme vertueux ; le méchant devenait un dieu
tout autant que l'homme de bien ; seulement il gardait dans cette seconde
existence tous les mauvais penchants qu'il avait eus dans la première[2]. Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux
souterrains. Dans Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort : Ô toi qui es un dieu sous la terre. Euripide dit en
parlant d'Alceste : Près de son tombeau le
passant s'arrêtera et dira : celle-ci est maintenant une divinité
bienheureuse[3]. Les Romains
donnaient aux morts le nom de dieux Mânes. Rendez
aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron ; ce sont des hommes qui ont quitté la vie ; tenez-les
pour des êtres divins[4]. Les tombeaux
étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils l'inscription sacramentelle Dis Manibus, et en grec theois chthoniois. C'était là que le
dieu vivait enseveli, manesque sepulti, dit Virgile. Devant le tombeau
il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant les temples des dieux[5]. On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les
Latins, chez les Sabins[6], chez les
Étrusques ; on le trouve aussi chez les Aryas de l'Inde. Les hymnes du Rig-Véda
en font mention. Le livre des lois de Manou parle de ce culte comme du plus
ancien que les hommes aient eu. Déjà, l'on voit dans ce livre que l'idée de
la métempsycose a passé par-dessus cette vieille croyance ; déjà même
auparavant, la religion de Brahma s'était établie. Et pourtant, sous le culte
de Brahma, sous la doctrine de la métempsycose, la religion des âmes des
ancêtres subsiste encore, vivante et indestructible, et elle force le
rédacteur des Lois de Manou à tenir compte d'elle et à admettre encore ses
prescriptions dans le livre sacré. Ce n'est pas la moindre singularité de ce
livre si bizarre, que d'avoir conservé les règles relatives à ces antiques
croyances, tandis qu'il est évidemment rédigé à une époque où des croyances
tout opposées avaient pris le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de
temps pour que les croyances humaines se transforment, il en faut encore bien
davantage pour que les pratiques extérieures et les lois se modifient.
Aujourd'hui même, après tant de siècles et de révolutions, les Hindous
continuent à faire aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites
sont ce qu'il y a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi
ce qu'il y a eu de plus persistant. Ce culte était le même dans l'Inde qu'en Grèce et en
Italie. Le Hindou devait procurer aux mânes le repas qu'on appelait sraddha. Que
le maître de maison fasse le sraddha
avec du riz, du lait, des racines, des fruits, afin d'attirer sur lui la
bienveillance des mânes. Le Hindou croyait qu'au moment où il offrait
ce repas funèbre, les mânes des ancêtres venaient s'asseoir près de lui et
prenaient la nourriture qui leur était offerte. Il croyait encore que ce
repas procurait aux morts une grande jouissance : Lorsque
le sraddha est fait suivant les
rites, les ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction
inaltérable[7]. Ainsi les Aryas de l'Orient, à l'origine, ont pensé comme
ceux de l'Occident relativement au mystère de la destinée après la mort.
Avant de croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue
de l'âme et du corps, ils ont cru à l'existence vague et indécise de l'être
humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une
nourriture et des offrandes. Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des
êtres divins qui jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait
une condition à leur bonheur ; il fallait que les offrandes leur fussent
régulièrement portées par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un mort, l'âme de ce mort
sortait de sa demeure paisible et devenait une âme errante qui tourmentait
les vivants ; en sorte que si les mânes étaient vraiment des dieux, ce
n'était qu'autant que les vivants les honoraient d'un culte. Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes
croyances. Si l'on cessait d'offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les
morts sortaient de leurs tombeaux ; ombres errantes, on les entendait gémir
dans la nuit silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie
; ils cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient
le sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au
jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l'offrande de la
nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur
rendaient le repos et les attributs divins. L'homme était alors en paix avec
eux[8]. Si le mort qu'on négligeait était un être malfaisant,
celui qu'on honorait était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient
la nourriture. Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires
humaines ; il y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu'il était, il savait
être fort et actif. On le priait ; on lui demandait son appui et ses faveurs.
Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arrêtait, et l'on disait : Dieu souterrain, sois-moi propice[9]. On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient
aux morts par cette prière qu'Électre adresse mânes de son père : Prends pitié de moi et de mon frère Oreste ; fais-le
revenir en cette contrée ; entends ma prière, ô mon père ; exauce mes voeux
en recevant mes libations. Ces dieux puissants ne donnent pas
seulement les biens matériels ; car Électre ajoute : donne-moi
un coeur plus chaste que celui de ma mère et des mains plus pures[10]. Ainsi le Hindou
demande aux mânes que dans sa famille le nombre des
hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup à donner. Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que
les Grecs appelaient des démons ou des héros[11]. Les Latins leur
donnaient le nom de Lares, Mânes, Génies. Nos
ancêtres ont cru, dit Apulée, que les Mânes,
lorsqu'ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et ils les
appelaient Lares lors qu'ils étaient bienveillants et propices[12]. On lit ailleurs
: Génie et Lare, c'est le même être, ainsi l'ont cru
nos ancêtres[13]. Et dans Cicéron
: Ceux que les Grecs nomment démons, nous les
appelons Lares[14]. Cette religion des morts paraît être la plus ancienne
qu'il y ait eu dans cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra
ou Zeus, l'homme adora les morts ; il eut peur d'eux, il leur adressa des
prières. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là. C'est peut-être à la vue de la mort que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier mystère ; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin. |
[1] Eschyle, Choéph., 469. Sophocle, Antig., 451. Plutarque, Solon, 21 ; Quest. rom., 52 ; Quest. gr., 5. Virgile, V, 47 ; V, 80.
[2] Cicéron, De legib., II, 22. Saint Augustin, Cité de Dieu, IX, 11; VIII, 26.
[3] Euripide, Alceste, 1003.
[4] Cicéron, De legib., II, 9. Varron, dans saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 26.
[5] Virgile, En., IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, Quest. rom., 14. Euripide, Troy., 96 ; Electre, 513. Suétone, Néron, 50.
[6] Varron, De ling. lat., V, 74.
[7] Lois de Manou, I, 95 ; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.
[8] Ovide, Fastes, II, 553. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie par songe que les mânes d'Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte d'envoyer des aliments et des libations sur son tombeau.
[9] Euripide, Alceste, 1004. - On croit que si nous n'avons aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les rendons propices à nos offrandes. Porphyre, De abstin., II 37. Voyez Horace, Odes, II, 23 ; Platon, Lois, IX, p. 926, 927.
[10] Eschyle, Choeph., 122-135.
[11] Le sens primitif
de ce dernier mot paraît avoir été celui d'homme mort.
La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs, l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, Corp. inscript., n°' 1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398. - Ph. Lebas, Monument de Morée, p. 205. Voyez Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les grecs donnaient aussi au mort le nom de daimôn, Euripide, Alceste, 1140 et Schol. ; Eschyle, Pers., 620. Pausanias, VI, 6.
[12] Servius, ad Aeneid., III, 63.
[13] Censorinus, 3.
[14] Cicéron, Timée, 11, Denys d'Halicarnasse traduit Lar familiaris par ho kat'oikian hêrôs (Antiq. rom., IV, 2).