Livre deuxième — La famille
Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur
était dû, ont constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de
ses règles. On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé
un être heureux et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent
toujours le repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il v avait
déchéance pour le mort qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant.
Car lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la
vie future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments ;
elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite
qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants avaient à
son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la série des repas
funèbres qui devaient assurer à ses Mânes le repos et le bonheur. Cette opinion a été le principe fondamental du droit
domestique chez les anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque
famille dut se perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur
descendance ne s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient
pas d'autre sujet d'inquiétude que celui là. Leur unique pensée, comme leur
unique intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour
apporter les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts
répétaient sans cesse : Puisse-t-il naître toujours
dans notre lignée des fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel.
L'Hindou disait encore : L'extinction d'une famille
cause la ruine de la religion de cette famille ; les ancêtres privés de
l'offrande des gâteaux tombent au séjour des malheureux[1]. Les hommes de l'Italie et de Nous touchons ici à l'un des caractères les plus
remarquables de la famille antique. La religion qui l'a formée, exige
impérieusement qu'elle ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un
culte qui meurt. Il faut se représenter ces familles à l'époque où les
croyances ne se sont pas encore altérées. Chacune d'elles possède une
religion et des dieux, précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus
grand malheur que sa piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car
alors sa religion disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute
la série de ses morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le
grand intérêt de la vie humaine est de continuer la descendance pour
continuer le culte. En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois
une impiété grave et un malheur ; une impiété, parce que le célibataire
mettait en péril le bonheur des mânes de sa famille ; un malheur, parce qu'il
ne devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas
connaître ce qui réjouit les mânes. C'était à
la fois pour lui et pour ses ancêtres une sorte de damnation. On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances
religieuses durent longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît
de plus que, dès qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat
était une chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait
compulsé les vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui
obligeait les jeunes gens à se marier[5]. Le traité des
lois de Cicéron, traité qui reproduit presque toujours, sous une forme
philosophique, les anciennes lois de Rome, en contient une qui interdit le
célibat[6]. A Sparte, la
législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui ne
se mariait pas[7].
On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le célibat cessa d'être défendu
par les lois, il le fut encore par les moeurs. Il parait enfin par un passage
de Pollux que dans beaucoup de villes grecques, la loi punissait le célibat
comme un délit[8].
Cela était conforme aux croyances ; l'homme ne s'appartenait pas, il
appartenait à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait
pas que la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard ; on l'avait
introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte ; il ne devait pas
quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui. Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui
devait perpétuer la religion domestique devait être le fruit d'un mariage
religieux. Le bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient nothos
et les Latins spurius,
ne pouvait pas remplir le rôle que la religion assignait au fils. En effet le
lien du sang ne constituait pas à lui seul la famille, et il fallait encore
le lien du culte. Or le fils né d'une femme qui n'avait pas été associée au
culte de l'époux par la cérémonie du mariage, ne pouvait pas lui-même avoir
part au culte[9].
Il n'avait pas le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se
perpétuait pas pour lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il
n'avait pas droit à l'héritage. Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but
le plaisir, son objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se
convenaient et qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de
la vie. L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en
unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un
troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la formule
sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage : ducere uxorem
liberum qaerendorum causa, disaient les Romains ; paidôn ep'arotôi
gnêsiôn, disaient les Grecs[10]. Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la
famille, il semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le
divorce dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens ; il est même
possible qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait
que la femme stérile fût remplacée au bout de huit
ans[11].
Que le devoir fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le
prouve. Pourtant Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de
répudier leurs femmes parce qu'elles étaient stériles[12]. Pour ce qui est
de Rome, on connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est
le premier que les annales romaines aient mentionné. Carvilius
Ruga, dit Aulu-Gelle, homme de grande
famille, se sépara de sa femme par le divorce, parce qu'il ne pouvait pas
avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec tendresse et n'avait qu'à se louer
de sa conduite. Mais il sacrifia son amour à la religion du serment, parce
qu'il avait juré (dans la formule du mariage) qu'il la prenait pour épouse
afin d'avoir des enfants[13]. La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre
; toute affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle
absolue. Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas
moins que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait
se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme.
L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari et continuait
son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous ; nous les
retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte[14]. Tant cette
religion avait d'empire ! tant le devoir religieux passait avant tous les
autres ! A plus forte raison, les législations anciennes
prescrivaient le mariage de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants,
avec le plus proche parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé
fils du défunt[15]. La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du
mariage. En effet la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison
que le jour où elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de
son père, et appartenait à la famille et à la religion de son mari. La
famille ne se continuait, comme le, culte, que par les mâles : fait capital,
dont on verra plus loin les conséquences. C'était donc le fils qui était attendu, qui était
nécessaire ; c'était lui que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. Par lui, disent les vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de ses ancêtres
et s'assure à lui-même l'immortalité. Ce fils n'était pas moins
précieux aux yeux des Grecs ; car il devait plus tard faire les sacrifices,
offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la religion domestique.
Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le sauveur du foyer
paternel[16]. L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un
acte religieux. Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à
titre de maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres,
devait prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La
naissance ne formait que le lien physique ; la déclaration du père
constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également
obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde. Il fallait de plus pour le fils, comme nous l’avons vu pour la femme, une sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le douzième[17]. Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au dieu domestique ; une femme le portait dans ses bras et encourant lui faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré[18]. Cette cérémonie avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A partir de ce moment, l’enfant état admis dans cette sorte de société sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières ; il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un ancêtre honoré. |
[1] Bhagavad-Gita, I, 40.
[2] Isée, VII, 30-32.
[3] Cicéron, De leg, II, 19. : perpetua sint sacra.
[4] Isée, VII, 30.
[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22.
[6] Cicéron, De legib., III, 2.
[7] Plutarque, Lycurgue ; apophth. des Lacéd..
[8] Pollux, III, 48.
[9] Isée, VII. Démosthènes contre Macartatos.
[10] Ménandre, fr. 185, éd. Didot. Alciphron, I, 16. Eschyle, Agam., 1166. éd. Hermann.
[11] Lois de Manou, IX, 81.
[12] Hérodote, V, 39 ; VI, 61.
[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valère Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.
[14] Xénophon, Gouvernement des Lacédémoniens. Plutarque, Solon, 20. Lois de Manou, IX, 121.
[15] Lois de Manou, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, Deutéronome, 25.
[16] Eschyle, Choéph., 264.
[17] Aristophane, Oiseaux, 922. Démosthène contre Baetos, p. 1016. Macrobe, Saturnales, I, 17. Lois de Manou, II, 30.
[18] Platon, Thééthète. Lysias, dans Harpocration, v. amphidromia.