LA CITÉ ANTIQUE

 

Livre quatrième — Les révolutions

CHAPITRE PREMIER — PATRICIENS ET CLIENTS.

 

 

Assurément on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitué que cette famille des anciens âges qui contenait en elle ses dieux, son culte, son prêtre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cité qui avait aussi en elle-même sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce indépendant, qui commandait à l'âme autant qu'au corps de l'homme, et qui, infiniment plus puissante que l'État d'aujourd'hui, réunissait en elle la double autorité que nous voyons partagée de nos jours entre l'État et l'Église. Si une société a été constituée pour durer, c'était bien celle-là. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa série de révolutions. On ne peut pas dire d'une manière générale à quelle époque ces révolutions ont commencé. On conçoit en effet que cette époque n'ait pas été la même pour les différentes cités de la Grèce et de l'Italie. Ce qui est certain, c'est que dès le septième siècle avant notre ère, cette organisation sociale était discutée et attaquée presque partout. A partir de ce temps-là, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un mélange plus ou moins habile de résistance et de concessions. Elle se débattit ainsi plusieurs siècles, au milieu de luttes perpétuelles, et enfin elle disparut. Les causes qui l'ont fait périr peuvent se réduire à deux. L'une est le changement qui s'est opéré à la longue dans les idées par suite du développement naturel de l'esprit humain, et qui, en effaçant les antiques croyances, a fait crouler en même temps l'édifice social que ces croyances avaient élevé et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une classe d'hommes qui se trouvait placée en dehors de cette organisation de la cité, qui en souffrait, qui avait intérêt à la détruire et qui lui fit la guerre sans relâche. Lors donc que les croyances sur lesquelles ce régime social était fondé se sont affaiblies, et que les intérêts de la majorité des hommes ont été en désaccord avec ce régime, il a dû tomber. Aucune cité n'a échappé à cette loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athènes, pas plus Rome que la Grèce. De même que nous avons vu que les hommes de la Grèce et ceux de l'Italie avaient eu à l'origine les mêmes croyances, et que la même série d'institutions s'était déployée chez eux, nous allons voir maintenant que toutes ces cités ont passé par les mêmes révolutions. Il faut étudier pourquoi et comment les hommes se sont éloignés par degrés de cette antique organisation, non pas pour déchoir, mais pour s'avancer au contraire vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une apparence de désordre et quelquefois de décadence, chacun de leurs changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas.

 

Jusqu'ici nous n'avons pas parlé des classes inférieures et nous n'avions pas à en parler. Car il s'agissait de décrire l'organisme primitif de la cité, et les classes inférieures ne comptaient absolument pour rien dans cet organisme. La cité s'était constituée comme si ces classes n'eussent pas existé. Nous pouvions donc attendre pour les étudier que nous fussions arrivé à l'époque des révolutions. La cité antique, comme toute société humaine, présentait des rangs, des distinctions, des inégalités. On connaît à Athènes la distinction originaire entre les Eupatrides et les Thètes; à Sparte on trouve la classe des Égaux et celle des Inférieurs, en Eubée celle des chevaliers et celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les patriciens et les plébéiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cités sabines, latines et étrusques. On peut même remarquer que plus haut on remonte dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction apparaît profonde et les rangs fortement marqués : preuve certaine que l'inégalité ne s’est pas formée à la longue, mais qu'elle a existé dès l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités. Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idées ou de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inférieures vont réclamer et au nom de quels principes les classes supérieures défendront leur empire. On a vu plus haut que la cité était née de la confédération des familles et des tribus. Or, avant le jour où la cité se forma, la famille contenait déjà en elle-même cette distinction de classes. En effet la famille ne se démembrait pas; elle était indivisible comme la religion primitive du foyer. Le fils aîné, succédant seul au père, prenait en main le sacerdoce, la propriété, l'autorité, et ses frères étaient à son égard ce qu'ils avaient été à l'égard du père. De génération en génération, d'aîné en aîné, il n'y avait toujours qu'un chef de famille ; il présidait au sacrifice, disait la prière, jugeait, gouvernait. A lui seul, à l'origine, appartenait le titre de pater ; car ce mot qui désignait la puissance et non pas la paternité, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille. Ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi. Voilà donc dans la constitution intime de la famille un premier principe d'inégalité. L'aîné est privilégié pour le culte, pour la succession, pour le commandement. Après plusieurs générations il se forme naturellement dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par la religion et par la coutume, dans un état d'infériorité vis-à-vis de la branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité. Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont attachés héréditairement à elle, et sur lesquels le pater ou patron exerce la triple autorité de maître, de magistrat et de prêtre. On les appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui de thètes sont les plus connus. Voilà encore une classe inférieure. Le client est au-dessous, non seulement du chef suprême de la famille, mais encore des branches cadettes. Entre elles et lui il y a cette différence que le membre d'une branche cadette en remontant la série de ses ancêtres arrive toujours à un pater, c'est-à-dire à un chef de famille, à un de ces aïeux divins que la famille invoque dans ses prières. Comme il descend d'un pater, on l'appelle en latin patricius. Le fils d'un client, au contraire, si haut qu'il remonte dans sa généalogie, n'arrive jamais qu'à un client ou à un esclave. Il n'a pas de pater parmi ses aïeux. De là pour lui un état d'infériorité dont rien ne peut le faire sortir. La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui concerne les intérêts matériels. La propriété de la famille appartient tout entière au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les branches cadettes et même avec les clients. Mais tandis que la branche cadette a au moins un droit éventuel sur la propriété, dans le cas où la branche aînée viendrait à s'éteindre, le client ne peut jamais devenir propriétaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en dépôt; s'il meurt, elle fait retour au patron; le droit romain des époques postérieures a conservé un vestige de cette ancienne règle dans ce qu'on appelait jus applicationis. L'argent même du client n'est pas à lui; le patron en est le vrai propriétaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est en vertu de cette règle antique que le droit romain dit que le client doit doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures. La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant d'un pater peut seul accomplir les cérémonies du culte de la famille. Le client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas lui-même. Entre lui et la divinité domestique il y a toujours un intermédiaire. Il ne peut pas même remplacer la famille absente. Que cette famille vienne à s'éteindre, les clients ne continuent pas le culte ; ils se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine ; elle n'est pas de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancêtres. C'est une religion d'emprunt ; ils en ont la jouissance, non la propriété. Rappelons-nous que d'après les idées des anciennes générations le droit d'avoir un dieu et de prier était héréditaire. La tradition sainte, les rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le sang. Il était donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques familles, la partie libre et ingénue qui descendait réellement de l'ancêtre premier, fût seule en possession du caractère sacerdotal. Les patriciens ou eupatrides avaient le privilège d'être prêtres et d'avoir une religion qui leur appartînt en propre. Ainsi, avant même qu'on fût sorti de l'état de famille, il existait déjà une distinction de classes ; la vieille religion domestique avait établi des rangs. Lorsque ensuite la cité se forma, rien ne fut changé à la constitution intérieure de la famille. Nous avons même montré que la cité, à l'origine, ne fut pas une association d'individus, mais une confédération de tribus, de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de ces corps resta ce qu'il était auparavant. Les chefs de ces petits groupes s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maître absolu dans la petite société dont il était déjà le chef. C'est pour cela que le droit romain laissa si longtemps au pater l'autorité absolue sur la famille, la toute-puissance et le droit de justice à l'égard des clients. La distinction des classes, née dans la famille, se continua donc dans la cité. La cité, dans son premier âge, ne fut que la réunion des chefs de famille. On a de nombreux témoignages d'un temps où il n'y avait qu'eux qui pussent être citoyens. Cette règle s'est conservée à Sparte, où les cadets n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans une ancienne loi d'Athènes qui disait que pour être citoyen il fallait posséder un dieu domestique[1]. Aristote remarque qu'anciennement, dans beaucoup de villes, il était de règle que le fils ne fût pas citoyen du vivant du père, et que, le père mort, le fils aîné seul jouît des droits politiques[2]. La loi ne comptait donc dans la cité ni les branches cadettes ni, à plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il que les vrais citoyens étaient alors en fort petit nombre. L'assemblée qui délibérait sur les intérêts généraux de la cité n'était aussi composée, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des patres. Il est permis de ne pas croire Cicéron quand il dit que Romulus appela pères les sénateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils avaient pour le peuple. Les membres du Sénat portaient naturellement ce titre parce qu'ils étaient les chefs des gentes. En même temps que ces hommes réunis représentaient la cité, chacun d'eux restait maître absolu dans sa gens, qui était comme son petit royaume. On voit aussi dès les commencements de Rome une autre assemblée plus nombreuse, celle des curies ; mais elle diffère assez peu de celle des paires. Ce sont encore eux qui forment l'élément principal de cette assemblée ; seulement, chaque pater s'y montre entouré de sa famille ; ses parents, ses clients même lui font cortège et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs dans ces comices qu'un seul suffrage. On peut bien admettre que le chef consulte ses parents et même ses clients, mais il est clair que c'est lui qui vote. La loi défend d'ailleurs au client d'être d'un autre avis que son patron[3]. Si les clients sont rattachés à la cité, ce n'est que par l'intermédiaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblée, mais c'est à la suite de leurs patrons. Il ne faut pas se représenter la cité de ces anciens âges comme une agglomération d'hommes vivant pêle-mêle dans l'enceinte des mêmes murailles. La ville n'est guère, dans les premiers temps, un lieu d'habitation ; elle est le sanctuaire où sont les dieux de la communauté ; elle est la forteresse qui les défend et que leur présence sanctifie ; elle est le centre de l'association, la résidence du roi et des prêtres, le lieu où se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant plusieurs générations encore, les hommes continuent à vivre hors de la ville, en familles isolées qui se partagent la campagne. Chacune de ces familles occupe son canton, où elle a son sanctuaire domestique et où elle forme, sous l'autorité de son pater, un groupe indivisible. Puis, à certains jours, s'il s'agit des intérêts de la cité ou des obligations du culte commun, les chefs de ces familles se rendent à la ville et s'assemblent autour du roi, soit pour délibérer, soit pour assister au sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa famille et de ses serviteurs (sua manus) ; ils se groupent par phratries ou par curies et ils forment l'armée de la cité sous les ordres du roi.

 

 

 



[1] Harpocration, Ζεύς έρκεϊος.

[2] Aristote, Politique, VIII, 5. 2-3.

[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientèle s'est transformée plus tard ; nous ne parlons ici que des premiers siècles de Rome.