Livre quatrième — Les révolutions
La même révolution, sous des formes légèrement variées,
s'était accomplie a Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin
dont l'histoire nous est connue. Partout elle avait été l'oeuvre de
l'aristocratie, partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique
en laissant subsister la royauté religieuse. A partir de cette époque et
pendant une période dont la durée fut fort inégale pour les différentes
villes, le gouvernement de la cité appartint à l'aristocratie. Cette
aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la fois. Elle
avait son principe dans la constitution religieuse des familles. La source
d'où elle dérivait, c'étaient ces mêmes règles que nous avons observées plus
haut dans le culte domestique et dans le droit privé, c'est-à-dire la loi
d'hérédité du foyer, le privilège de l'aîné, le droit de dire la prière
attaché à la naissance. La religion héréditaire était le titre de cette
aristocratie à la domination absolue. Elle lui donnait des droits qui
paraissaient sacrés. D'après les vieilles croyances, celui-là seul pouvait
être propriétaire du sol, qui avait un culte domestique ; celui-là seul était
membre de la cité, qui avait en lui le caractère religieux qui faisait le
citoyen ; celui-là seul pouvait être prêtre, qui descendait d'une famille
ayant un culte ; celui-là seul pouvait être magistrat, qui avait le droit
d'accomplir les sacrifices. L'homme qui n'avait pas de culte héréditaire
devait être le client d'un autre homme, ou s'il ne s'y résignait pas, devait rester
en dehors de toute société. Pendant de longues générations, il ne vint pas à
l'esprit des hommes que cette inégalité fût injuste. On n'eut pas la pensée
de constituer la société humaine d'après d'autres règles. A Athènes, depuis
la mort de Codrus jusqu'à Solon, toute autorité fut aux mains des eupatrides.
Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls ils rendaient la justice
et connaissaient les lois, qui n'étaient pas écrites et dont ils se
transmettaient de père en fils les formules sacrées. Ces familles gardaient
autant qu'il leur était possible les anciennes formes du régime patriarcal.
Elles ne vivaient pas réunies dans la ville. Elles continuaient à vivre dans
les divers cantons de l'Attique, chacune sur son vaste domaine, entourée de
ses nombreux serviteurs, gouvernée par son chef eupatride et pratiquant dans une
indépendance absolue son culte héréditaire[1]. La cité
athénienne ne fut pendant quatre siècles que la confédération de ces
puissants chefs de famille qui s'assemblaient a certains jours pour la
célébration du culte central ou pour la poursuite des intérêts communs. On a
souvent remarqué combien l'histoire est muette sur cette longue période de
l'existence d'Athènes et en général de l'existence des cités grecques. On
s'est étonné qu'ayant gardé le souvenir de beaucoup d'événements du temps des
anciens rois, elle n'en ait enregistré presque aucun du temps des
gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il se produisit alors très
peu d'actes qui eussent un intérêt général. Le retour au régime patriarcal
avait suspendu presque partout la vie nationale. Les hommes vivaient séparés
et avaient peu d'intérêts communs. L'horizon de chacun était le petit groupe
et la petite bourgade où il vivait à titre d'eupatride ou à titre de serviteur. A Rome aussi chacune des
familles patriciennes vivait sur son domaine, entourée de ses clients. On
venait à la ville pour les fêtes du culte public ou pour les assemblées.
Pendant les années qui suivirent l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie
fut absolu. Nul autre que le patricien ne pouvait remplir les fonctions
sacerdotales dans la cité ; c'était dans la caste sacrée qu'il fallait
choisir exclusivement les vestales, les pontifes, les saliens, les flamines,
les augures Les seuls patriciens pouvaient être consuls ; seuls ils
composaient le Sénat. Si l'on ne supprima pas l'assemblée par centuries, où
les plébéiens avaient accès, on regarda du moins l'assemblée par curies comme
la seule qui fût légitime et sainte. Les centuries avaient en apparence
l'élection des consuls ; mais nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que
sur les noms que les patriciens leur présentaient, et d'ailleurs leurs
décisions étaient soumises à la triple ratification du Sénat, des curies et
des augures. Les seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les
formules de la loi. Ce régime politique n'a duré à Rome qu'un petit nombre
d'années. En Grèce, au contraire, il y eut un long âge où l'aristocratie fut
maîtresse. L'Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social dans
la partie occidentale de |