Livre troisième — La cité
Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les
Hindous, la loi fut d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des
cités étaient un ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières,
en même temps que de dispositions législatives. Les règles du droit de
propriété et du droit de succession y étaient éparses au milieu des règles
des sacrifices, de la sépulture et du culte des morts. Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome,
qu'on appelait lois royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux
rapports de la vie civile. L'une d'elles interdisait à la femme coupable
d'approcher des autels ; une autre défendait de servir certains mets dans les
repas sacrés ; une troisième disait quelle cérémonie religieuse un général
vainqueur devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables,
quoique plus récent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les
rites religieux de la sépulture. L'oeuvre de Solon était à la fois un code,
une constitution, et un rituel ; l'ordre des sacrifices et le pris des
victimes y étaient réglés ainsi que les rites des noces et le culte des
morts. Cicéron, dans son traité des lois, trace le plan d'une
législation qui n'est pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la
forme de son code il imite les anciens législateurs. Or voici les premières
lois qu'il écrit : Que l'on n'approche des dieux
qu'avec les mains pures ; - que l'on
entretienne les temples des pères et la demeure des Lares domestiques
; - que les prêtres n'emploient dans les repas
sacrés que les mets prescrits ; - que l'on
rende aux dieux Mânes le culte qui leur est dû. Assurément le
philosophe romain se préoccupait peu de cette vieille religion des Lares et
des Mânes ; mais il traçait un code à l'image des codes anciens et il se
croyait tenu d'y insérer les règles du culte. A Rome c'était une vérité reconnue qu'on ne pouvait pas
être un bon pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, réciproquement,
que l'on ne pouvait pas connaître le droit si l'on ne savait pas la religion.
Les pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait
presque aucun acte de la vie qui n'eût quelque rapport avec la religion, il
en résultait que presque tout était soumis aux décisions de ces prêtres et
qu'ils se trouvaient les seuls juges compétents dans un nombre infini de
procès. Toutes les contestations relatives au mariage, au divorce, aux droits
civils et religieux des enfants étaient portées à leur tribunal. Ils étaient
juges de l'inceste comme du célibat. Comme l'adoption touchait à la religion,
elle ne pouvait se faire qu’avec l’assentiment du pontife. Faire un
testament, c’était rompre l'ordre que la religion avait établi pour la
succession des biens et la transmission du culte ; aussi le testament
devait-il, à l'origine, être autorise par le pontife. Comme les limites de
toute propriété étaient marquées par la religion, dès que deux voisins
étaient en litige, ils devaient plaider devant le pontife ou devant des
prêtres qu'on appelait frères arvales. Voilà pourquoi les mêmes hommes
étaient pontifes et jurisconsultes ; droit et religion ne faisaient qu'un[1]. A Athènes, l'archonte et le roi avaient à peu près les
mêmes attributions judiciaires que le pontife romain[2]. Le mode de
génération des lois anciennes apparaît clairement. Ce n'est pas un homme qui
les a inventées. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre en écrit les lois
de leurs cités ; ils ne les ont pas faites. Si nous entendons par législateur
un homme qui crée un code par la puissance de son génie et qui l'impose aux
autres hommes, ce législateur n'exista jamais chez les anciens. La loi
antique ne sortit pas non plus des votes du peuple. La pensée que le nombre
des suffrages pouvait faire une loi, n'apparut que fort tard dans les cités,
et seulement après que deux révolutions les avaient transformées. Jusque là
les lois ce présentent comme quelque chose d'antique, d'immuable, de
vénérable. Aussi vieilles que la cité, c'est le fondateur qui les a posées,
en même temps qu'il posait le foyer, moresque viris et moenia ponit. Il les a
instituées en même temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on
pas dire qu'il les ait imaginées lui-même. Quel en est donc le véritable
auteur ? Quand nous avons parlé plus haut de l'organisation de la famille et
des lois grecques ou romaines qui réglaient la propriété, la succession, le
testament, l'adoption, nous avons observé combien ces lois correspondaient
exactement aux croyances des anciennes générations. Si l'on met ces lois en
présence de l'équité naturelle, on les trouve souvent en contradiction avec
elle, et il paraît assez évident que ce n'est pas dans la notion du droit
absolu et dans le sentiment du juste qu'on est allé les chercher. Mais que
l'on mette ces mêmes lois en regard d u culte des morts et du foyer, qu'on
les compare aux diverses prescriptions de cette religion primitive, et l'on
reconnaîtra qu'elles sont avec tout cela dans un accord parfait. L'homme n'a pas eu à étudier sa conscience et à dire :
ceci est juste ; ceci ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est né le droit
antique. Mais l'homme croyait que le foyer sacré, en vertu de la loi
religieuse, passait du père au fils ; il en est résulté que la maison a été
un bien héréditaire. L'homme qui avait enseveli son père dans son champ, croyait
que l'esprit du mort prenait à jamais possession de ce champ et réclamait de
sa postérité un culte perpétuel ; il en est résulté que le champ, domaine du
mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriété inaliénable d'une
famille. La religion disait : le fils continue le culte, non la fille ; et la
loi a dit avec la religion : le fils hérite, la fille n'hérite pas ; le neveu
par les mâles hérite, non pas le neveu par les femmes. Voilà comment la loi
s'est faite ; elle s'est présentée d'elle-même et sans qu'on eût à la
chercher. Elle était la conséquence directe et nécessaire de la croyance ;
elle était la religion même s'appliquant aux relations des hommes entre eux. Les anciens disaient que leurs lois leur étaient venues
des dieux. Les Crétois attribuaient les leurs, non à, Minos, mais à Jupiter ;
les Lacédémoniens croyaient que leur législateur n'était pas Lycurgue, mais
Apollon. Les Romains disaient que Numa avait écrit sous la dictée d'une des
divinités les plus puissantes de l'Italie ancienne, la déesse Égérie. Les
Étrusques avaient revu leurs lois du dieu Tagès. Il y a du vrai dans toutes
ces traditions. Le véritable législateur chez les anciens, ce ne fut pas l'homme,
ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi. Les lois restèrent longtemps une chose sacrée. Même à
l'époque où l'on admit que la volonté d'un homme ou les suffrages d'un peuple
pouvaient faire une loi, encore fallait-il que la religion fût consultée et
qu'elle fût au moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimité
des suffrages fût suffisante pour qu'il y eût une loi ; il fallait encore que
la décision du peuple fût approuvée par les pontifes et que les augures
attestassent que les dieux étaient favorables à la loi proposée[3]. Un jour que les
tribuns plébéiens voulaient faire adopter une loi par une assemblée des tribus,
un patricien leur dit : Quel droit avez-vous de
faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes ? Vous qui n'avez
pas les auspices, vous qui dans vos assemblées n'accomplissez pas d'actes
religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses
sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi ?[4] On conçoit d'après cela le respect et l'attachement que
les anciens ont eu longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas
une oeuvre humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain
mot quand Platon dit qu'obéir aux lois c'est obéir aux dieux. II ne fait
qu'exprimer la pensée grecque lorsque, dans le Criton, il montre Socrate
donnant sa vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait
écrit sur le rocher des Thermopyles : Passant, va
dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois. La loi
chez les anciens fut toujours sainte ; au temps de la royauté elle était la
reine des rois ; au temps des républiques elle fut la reine des peuples. Lui
désobéir était un sacrilège. En principe, la loi était immuable, puisqu'elle était
divine. Il est à remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait
bien en faire de nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque
contradiction qu'il y eût entre elles. Le code de Dracon n'a pas été aboli
par celui de Solon[5],
ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre où la loi était gravée
était inviolable ; tout au plus les moins scrupuleux se croyaient-t-ils
permis de la retourner. Ce principe a été la cause principale de la grande
confusion qui se remarque dans le droit ancien. Des lois opposées et de
différentes époques s'y trouvaient réunies ; et toutes avaient droit au
respect. On voit dans un plaidoyer d'Isée deux hommes se disputer un héritage
; chacun d'eux allègue une loi en sa faveur ; les deux lois sont absolument
contraires et également sacrées. C'est ainsi que le code de Manou garde
l'ancienne loi qui établit le droit d'aînesse, et en écrit une autre à côté
qui prescrit le partage égal entre les frères. La loi antique n'a jamais de considérants. Pourquoi en
aurait-elle ? Elle n'est pas tenue de donner ses raisons ; elle est, parce
que les dieux l'ont faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose ; elle est
une oeuvre d'autorité ; les hommes lui obéissent parce qu'ils ont foi en
elle. Pendant de longues générations, les lois n'étaient pas
écrites ; elles se transmettaient de père en fils, avec la croyance et la
formule de prière. Elles étaient une tradition sacrée qui se perpétuait
autour du foyer de la famille ou du foyer de la cité. Le jour où l'on a commencé à les mettre en écrit, c'est
dans les livres sacrés qu'on les a consignées, dans les rituels, au milieu
des prières et des cérémonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de
Tusculum et il ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacrés de cette ville[6]. Denys d'Halicarnasse,
qui avait consulté les documents originaux, dit qu'avant l'époque des
Décemvirs tout ce qu'il y avait à Rome de lois écrites se trouvait dans les
livres des prêtres[7].
Plus tard la loi est sortie des rituels ; on l'a écrite à part ; mais l'usage
a continué de la déposer dans un temple, et les prêtres en ont conservé la
garde[8]. Écrites ou non, ces lois étaient toujours formulées en
arrêts très brefs, que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du
livre de Moïse ou aux slocas du livre de Manou. Il y a même grande apparence
que les paroles de la loi étaient rythmées[9]. Aristote dit
qu'avant le temps où les lois furent écrites, on les chantait[10]. Il en est resté
des souvenirs dans la langue ; les Romains appelaient les lois carmina, des
vers ; les Grecs disaient νόμοι, des chants[11]. Ces vieux vers étaient des textes invariables. Y changer
une lettre, y déplacer un mot, en altérer le rythme, c'eût été détruire la
loi elle-même, en détruisant la forme sacrée sous laquelle elle s'était
révélée aux hommes. La loi était comme la prière, qui n'était agréable à la
divinité qu'à la condition d'être récitée exactement, et qui devenait impie
si un peul mot y était changé. Dans le droit primitif, l'extérieur, la lettre
est tout ; il n'y a pas à chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne
vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais parles mots que sa
formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrées qui la composent. Chez les anciens et surtout à Rome, l'idée du droit était
inséparable de l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-t-il par
exemple d'une obligation à contracter ; l'un devait dire dari spondes ? et l'autre devait
répondre spondeo.
Si ces mots-là n'étaient pas prononcés, il n'y avait pas de contrat. En vain
le créancier venait-il réclamer le payement de la dette, le débiteur ne
devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans ce droit antique, ce n'était
pas la conscience ni le sentiment du juste, c'était la formule sacrée. Cette
formule prononcée entre deux hommes établissait entre eux un lien de droit.
Où la formule n'était pas, le droit n'était pas. Les formes bizarres de l'ancienne procédure romaine ne
nous surprendront pas, si nous songeons que le droit antique était une
religion, la loi un texte sacré, la justice un ensemble de rites. Le
demandeur poursuit avec la loi, agit lege. Par l'énoncé de la loi il saisit
l'adversaire. Mais qu'il prenne garde ; pour avoir la loi pour soi, il faut
en connaître les termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un
autre, la loi n'existe plus et ne peut pas le défendre. Gaius raconte
l'histoire d'un homme dont un voisin avait coupé les vignes ; le fait était
constant ; il prononça la loi. Mais la loi disait arbres, il prononça vignes
; il perdit son procès. L'énoncé de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un
accompagnement de signes extérieur, qui étaient comme les rites de cette
cérémonie religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procédure en
justice. C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le
morceau de cuivre et la balance ; que pour acheter un objet il fallait le
toucher de la main, mancipatio ; que, si l'on se disputait une
propriété, il y avait combat fictif, manuum consertio. De là les formes de l'affranchissement,
celles de l'émancipation, celles de l'action en justice, et toute la
pantomime de la procédure. Comme la loi faisait partie de la religion, elle
participait au caractère mystérieux de toute cette religion des cités. Les
formules de la loi étaient tenues secrètes comme celles du culte. Elle était
cachée à l'étranger, cachée même au plébéien. Ce n'est pas parce que les
patriciens avaient calculé qu'ils puiseraient une grande force dans la
possession exclusive des lois ; mais c'est que la loi, par son origine et sa
nature, parut longtemps un mystère auquel on ne pouvait être initié qu'après
l'avoir été préalablement au culte national et au culte domestique. L'origine religieuse du droit antique nous explique encore
un des principaux caractères de ce droit. La religion était purement civile,
c'est-à-dire spéciale à chaque cité ; il n'en pouvait découler aussi qu'un
droit civil. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez les
anciens. Quand ils disaient que le droit était civil, jus civile, νόμοι
πολιτικοί, ils n'entendaient pas
seulement que chaque cité avait son code, comme de nos jours chaque État a le
sien. Ils voulaient dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action
qu'entre membres d'une même cité. Il ne suffisait pas d'habiter une
ville pour être soumis à ses lois et être protégé par elles ; il fallait en
être citoyen. La loi n'existait pas pour l'esclave ; elle n'existait pas
davantage pour l'étranger. Nous verrons plus loin que l'étranger, domicilié
dans une ville, ne pouvait y être propriétaire, ni hériter, ni tester, ni
faire un contrat d'aucune sorte, ni paraître devant les tribunaux ordinaires
des citoyens. A Athènes, s'il se trouvait créancier d'un citoyen, il ne
pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa dette, la loi ne
reconnaissant pas de contrat valable pour lui. Ces dispositions de l'ancien droit étaient d'une logique parfaite. Le droit n'était pas né de l'idée de la justice, mais de la religion, et il n'était pas conçu en dehors d'elle. Pour qu'il y eût un rapport de droit entre deux hommes, il fallait qu'il y eût déjà entre eux un rapport religieux, c'est-à-dire qu'ils eussent le culte d'un même foyer et les mêmes sacrifices. Lorsque entre deux hommes cette communauté religieuse n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit pût exister. Or ni l'esclave ni l'étranger n'avaient part à la religion de la cité. Un étranger et un citoyen pouvaient vivre côte à côte pendant de longues années, sans qu'on conçût la possibilité d'établir un lien de droit entre eux. Le droit n'était qu'une des faces de la religion. Pas de religion commune, pas de loi commune. |
[1] Cicéron, De legib., II, 9: II, 19 ; De arusp. resp., 7. Denys, II, 13 ; Tacite, Annales, I, 10 ; Histoires, I, 15, Dion Cassius, XLVIII, 44, Pline, Hist. Nat., XVIII, 2. Aulu-Gelle, V. 18 ; XV, 25.
[2] Pollux, VIII, 90.
[3] Denys, IX, 41 ; IX, 49.
[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31.
[5] Andocide, I, 131, 83 ; Démosthène, in Everg., 71.
[6] Varron, de ling. lat., VI, 16.
[7] Denys, X, 1.
[8] Plutarque, Solon, 25.
[9] Elien, H. V., II, 39.
[10] Aristote, Probl., XIX, 28.
[11] νέμω, partager, νόμος, division, mesure, rythme, chant ; voyez Plutarque, De musica, p. 1133 ; Pindare, Pyth., XII, 41 ; fragm. 190 (édit. Heyne). Schol. d'Aristophane, Chev., 9 : νόμοι καλούνται οί είς θεούς ΰμναι.