Livre deuxième — La famille
Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes
dieux domestiques[1].
Quand Démosthène veut prouver que deux hommes sont parents, il montre qu'ils
pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même tombeau. C'était
en effet la religion domestique qui constituait la parenté. Deux hommes
pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les mêmes dieux, le même foyer,
le même repas funèbre. Or nous avons observé précédemment que le droit de faire
les sacrifices au foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le
culte des morts ne s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il
résultait de cette règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par
les femmes. Dans l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne
transmettait ni l'être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne
pouvait pas d'ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers ; le
fils n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du père[2]. Comment
aurait-il eu une famille maternelle ? Sa mère elle même, le jour où les rites
sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une manière absolue
à sa propre famille ; depuis ce temps, elle avait offert le repas funèbre aux
ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur fille, et elle ne
l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce qu'elle n'était plus censée
descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien religieux ni lien de droit
avec la famille où elle était née. A plus forte raison, son fils n'avait rien
de commun avec cette famille. Le principe de la parenté n'était pas la naissance ;
c'était le culte. Cela se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de
famille, deux fois par mois, offre le repas funèbre ; il présente un gâteau
aux mânes de son père, un autre à son grand-père paternel, un troisième à son
arrière-grand-père paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni
à sa mère ni au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours
dans la même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au
sixième ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère ; c'est
une simple libation d'eau et quelques grains de riz[3]. Tel est le repas
funèbre ; et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que l'on compte la
parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas
funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en
trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents.
Ils se disent samanodacas
si l'ancêtre commun est de ceux à qui l'on n'offre que la libation d'eau, sapindas
s'il est de ceux à qui le gâteau est présenté[4]. A compter
d'après nos usages, la parenté des sapindas irait jusqu'au septième degré, et
celle des samanodacas
jusqu'au quatorzième. Dans l'un et l'autre cas la parenté se reconnaît à ce
qu'on fait l'offrande à un même ancêtre ; et l'on voit que dans ce système la
parenté par les femmes ne peut pas être admise. Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur
ce que les jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le
problème devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la
religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de mâle
en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens que deux
hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de
mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs[5]. La règle pour
l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y avait entre ces deux
choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre chose que la parenté
telle que la religion l'avait établie à l'origine. Pour rendre cette vérité
plus claire, traçons le tableau d'une famille romaine.
Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers
l'an 140 avant Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages.
Étaient-ils tous parents entre eux ? Ils le seraient d'après nos idées
modernes ; ils ne l'étaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons en
effet s'ils avaient le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient
les offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus,
qui reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre ; en
remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius Scipio.
De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans la série de
ses ascendante ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus et Scipion
Émilien sont parents entre eux ; chez les Hindous on les appellerait sapindas. D'autre part Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L.
Cornelius Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils
sont donc parents entre eux ; chez les Hindous on les appellerait samanodacas.
Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont
agnats ; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième
l'est avec eux au huitième. Il n'en est pas de même de Tiberius Gracchus. Cet homme
qui, d'après nos coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion
Émilien, n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe en
effet pour Tiberius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions ; ni
lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la religion. Il
n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius ; c'est à eux qu'il offre le
repas funèbre ; en remontant la série de ses ascendants, il ne rencontrera
jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tiberius Gracchus ne sont donc pas
agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette parenté, il faut le
lien du culte. On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi
romaine, deux frères consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne
l'étaient pas. Qu'on ne dise même pas que la descendance par les mâles était
le principe immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la
naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le fils
que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son père.
L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte, devenait
l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est vrai que
c'était la religion qui fixait la parenté. Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et |