Livre troisième — La cité
Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et, qui
les gouverna longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son
caractère. Par ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au
Grec une certaine manière de penser et d'agir et de certaines habitudes dont
ils ne purent de longtemps se défaire. Elle montrait à l'homme des dieux
partout, dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle
écrasait l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne
lui laissait aucune liberté dans ses actes. Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie
d'un Romain. Sa maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple ; il y
trouve son culte et ses dieux. C'est un dieu que son foyer ; les murs, les
portes, le seuil sont des dieux[1] ; les bornes qui
entourent son champ sont encore des dieux. Le tombeau est un autel, et ses
ancêtres sont des êtres divins. Chacune de ses actions de chaque jour est un rite ; toute
sa journée appartient à sa religion. Le matin et le soir il invoque son
foyer, ses pénates, ses ancêtres ; en sortant de sa maison, en y rentrant, il
leur adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage
avec ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la
toge, le mariage et les anniversaires de tous ces événements sont les actes
solennels de son culte. Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans
rencontrer un objet sacré ; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis
frappé de la foudre, ou c'est un tombeau ; tantôt il faut qu'il se recueille
et prononce une prière, tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le
visage pour éviter la vue d'un objet funeste. Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans
sa curie, plusieurs fois par an dans sa gens ou dans sa tribu. Par-dessus
tous ces dieux, il doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome
plus de dieux que de citoyens. Il fait des sacrifices pour remercier les dieux ; il en
fait d'autres, et en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il
figure dans une procession en dansant suivant un rythme ancien au son de la
flûte sacrée. Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées
les statues des divinités. Une autre fois c'est un lectisternium ; une table est
dressée dans une rue et chargée de mets ; sur des lits sont couchées les
statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur la
tête et une branche de laurier à la main[2]. Il a une fête pour les semailles, une pour la moisson, une
pour la taille de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus
de dix sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le
succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les morts,
parce qu'il a peur d'eux. Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît
pas quelque oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer
de sa vie. Forme-t-il quelque désir, il inscrit son voeu sur une tablette
qu'il dépose aux pieds de la statue d'un dieu[3]. A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur
volonté. Il trouve toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes,
dans le vol des oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de
sang ou d'un boeuf qui a parlé, le trouble et le fait trembler ; il ne sera
tranquille que lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les
dieux. Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait
couper les cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes.
Il couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il
sait des formules pour éviter la maladie, et d'autres pour la guérir ; mais
il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une certaine
façon[4]. Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n'ont pas
donné les signes favorables. II quitte l'assemblée du peuple s'il a entendu
le cri d'une souris. Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s'il a aperçu
un mauvais présage ou si une parole funeste a frappé son oreille. II est
brave au combat, mais à condition que les auspices lui assurent la victoire. Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du
peuple, l'homme à l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent
dans la superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant
et riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul,
agriculteur, commerçant ; mais partout et toujours il est prêtre et sa pensée
est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de l'or, si
puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des dieux domine
tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain : Dis te minorem quod geris, imperas[5]. On a dis que c'était une religion de politique. Mais
pouvons-nous supposer qu'un sénat de trois cent membres, un corps de trois
mille patriciens se soit entendu avec une telle unanimité pour tromper le
peuple ignorant ? et cela pendant des siècles, sans que parmi tant de
rivalités, de luttes, de haines personnelles, une seule voix se soit jamais
élevée pour dire : ceci est un mensonge. Si un patricien eût trahi les
secrets de sa secte, si, s'adressant aux plébéiens qui supportaient
impatiemment le joug de cette religion, il les eût tout à coup débarrassés et
affranchis de ces auspices et de ces sacerdoces, cet homme eût acquis
immédiatement un tel crédit qu'il fût devenu le maître de l'État. Croit-on
que si les patriciens n'eussent pas cru à la religion qu'ils pratiquaient,
une telle tentation n'aurait pas été assez forte pour déterminer au moins un
d'entre eux à révéler le secret ? On se trompe gravement sur la nature
humaine si l'on suppose qu'une religion puisse s'établir par convention et se
soutenir par imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette
religion gênait les patriciens eux-mêmes, combien de fois elle embarrassa le
Sénat et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait
été inventée pour la commodité des hommes d'État. C'est bien tard, c'est
seulement au temps des Scipions que l'on a commencé de croire que la religion
était utile au gouvernement ; mais déjà la religion était morte dans les
âmes. Prenons un Romain des premiers siècles ; choisissons un
des plus grands guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui
vainquit dans plus de dix batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le
représenter autant comme un prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la
gens Furia ; son surnom est un mot qui désigne une fonction sacerdotale.
Enfant, on lui a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la
bulle qui détourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour
aux cérémonies du culte ; il a passé sa jeunesse à s'instruire des rites de
la religion. Il est vrai qu'une guerre a éclaté et que le prêtre s'est fait
soldat ; on l'a vu, blessé à la cuisse dans un combat de cavalerie, arracher
le fer de la blessure et continuer à combattre. Après plusieurs campagnes, il
a été élevé aux magistratures ; comme tribun consulaire, il a fait les
sacrifices publics, il a jugé, il a commandé l'armée. Un jour vient où l'on
songe à lui pour la dictature. Ce jour-là, le magistrat en charge, après
s'être recueilli pendant une nuit claire, a consulté les dieux ; sa pensée
était attachée à Camille dont il prononçait tout bas le nom ; et ses yeux
étaient fixés au ciel où ils cherchaient les présages. Les dieux n'en ont
envoyé que de bons ; c'est que Camille leur est agréable ; il est nommé
dictateur. Le voilà chef d'armée ; il sort de la ville, non sans
avoir consulté les auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres
beaucoup d'officiers, presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des
aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer. On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on
assiège sans succès depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque,
c'est-à-dire presque une ville sainte ; c'est de piété plus que de courage
qu'il faut lutter. Si depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que
les Étrusques connaissent mieux les rites qui sont agréables aux dieux et les
formules magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses
livres Sibyllins et y a cherché la volonté des dieux. Elle s'est aperçue que
ses féries latines avaient été souillées par quelque vice de forme et elle a
renouvelé le sacrifice. Pourtant les Étrusques ont encore la supériorité ; il
ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un prêtre étrusque et savoir par lui
le secret des dieux. Un prêtre véien est pris et mené au Sénat : pour que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac albain, en se
gardant bien d'en faire écouler l'eau dans la mer. Rome obéit, on
creuse une infinité de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se perd dans la
campagne. C'est à ce moment que Camille est élu dictateur. II se rend
à l'armée près de Veii. Il est sûr du succès ; car tous les oracles ont été
révélés, tous les ordres des dieux accomplis ; d'ailleurs, avant de quitter
Rome, il a promis aux dieux protecteurs des fêtes et des sacrifices. Pour
vaincre, il ne néglige pas les moyens humains ; il augmente l'armée,
raffermit la discipline, fait creuser une galerie souterraine pour pénétrer
dans la citadelle. Le jour de l'attaque est arrivé ; Camille sort de sa tente
; il prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures
l'entourent ; revêtu du paludamentum, il invoque les dieux : Sous ta conduite, ô Apollon, et par ta volonté qui
m'inspire, je marche pour prendre et détruire la ville de Veii ; à toi je
promets et je voue la dixième partie du butin. Mais il ne suffit pas
d'avoir des dieux pour soi ; l'ennemi a aussi une divinité puissante qui le
protège. Camille l'évoque par cette formule : Junon
Reine, qui pour le présent habites à Veii, je te prie, viens avec nous
vainqueurs ; suis-nous dans notre ville ; que notre ville devienne la tienne.
Puis, les sacrifices accomplis, les prières dites, les formules récitées,
quand les Romains sont sûrs que les dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne
défend plus l'ennemi, l'assaut est donné et la ville est prise. Tel est Camille. Un général romain est un homme qui sait
admirablement combattre, qui sait surtout l'art de se faire obéir, mais qui
croit fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et
qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce
n'est pas même la discipline, c'est l'énoncé de quelques formules exactement
dites suivant les rites. Ces formules adressées aux dieux les déterminent et
les contraignent presque toujours à lui donner la victoire. Pour un tel général
la récompense suprême est que le Sénat lui permette d'accomplir le sacrifice
triomphal. Alors il monte sur le char sacré qui est attelé de quatre chevaux
blancs ; il est vêtu de la robe sacrée dont on revêt les dieux aux jours de
fête ; sa tête est couronnée, sa main droite tient une branche de laurier, sa
gauche le sceptre d'ivoire ; ce sont exactement les attributs et le costume
que porte la statue de Jupiter[6]. Sous cette
majesté presque divine il se montre à ses concitoyens, et il va rendre hommage
à la majesté vraie du plus grand des dieux romains. II gravit la pente du
Capitole, et arrivé devant le temple de Jupiter, il immole des victimes. La peur des dieux n'était pas un sentiment propre au
Romain ; elle régnait aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitués à l'origine par la religion,
nourris et élevés par elle, conservèrent très longtemps la marque de leur
éducation première. On connaît les scrupules du Spartiate, qui ne commence
jamais une expédition avant que la lune soit dans son plein, qui immole sans
cesse des victimes pour savoir s'il doit combattre et qui renonce aux
entreprises les mieux conçues et les plus nécessaires parce qu'un mauvais
présage l'effraye. L'Athénien n'est pas moins scrupuleux. Une armée
athénienne n'entre jamais en campagne avant le septième jour du mois, et,
quand une flotte va prendre la mer, on a grand soin de redorer la statue de
Pallas. Xénophon assure que les Athéniens ont plus de fêtes
religieuses qu'aucun autre peuple grec[7]. Que de victimes offertes aux dieux, dit Aristophane[8], que de temples ! que de statues ! que de processions
sacrées ! A tout moment de l'année on voit des festins religieux et des
victimes couronnées. La ville d'Athènes et son territoire sont
couverts de temples et de chapelles ; il y en a pour le culte de la cité,
pour le culte des tribus et des dèmes, pour le culte des familles. Chaque
maison est elle-même un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacré. L'Athénien qu'on se figure si inconstant, si capricieux,
si libre penseur, a au contraire un singulier respect pour les vieilles
traditions et les vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de
lui la dévotion la plus fervente, c'est la religion des ancêtres et des
héros. Il a le culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige à
leur offrir chaque année les prémices de sa récolte ; une autre lui défend de
prononcer un seul mot qui puisse provoquer leur colère. Tout ce qui touche à
l'antiquité est sacré pour un Athénien. Il a de vieux recueils où sont
consignés ses rites et jamais il ne s'en écarte ; si un prêtre introduisait
dans le culte la plus légère innovation, il serait puni de mort. Les rites
les plus bizarres sont observés de siècle en siècle. Un jour de l'année,
l'Athénien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que
l'amante de Thésée est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et les
mouvements d'une femme en travail. II célèbre une autre fête annuelle qu'on
appelle Oschophories
et qui est comme la pantomime du retour de Thésée dans l'Attique ; on
couronne le caducée d'un héraut, parce que le héraut de Thésée a couronné son
caducée ; on pousse un certain cri que l'on suppose que le héraut a poussé,
et il se fait une procession où chacun porte le costume qui était en usage au
temps de Thésée. Il y a un autre jour où l'Athénien ne manque pas de faire
bouillir des légumes dans une marmite d'une certaine espèce ; c'est un rite
dont l'origine se perd dans une antiquité lointaine, dont on ne connaît plus
le sens, mais qu'on renouvelle pieusement chaque année[9]. L'Athénien, comme le Romain, a des jours néfastes ; ces
jours-là, on ne se marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient
pas d'assemblée, on ne rend pas la justice[10]. Le dix-huitième
et le dix-neuvième jour de chaque mois sont employés à des purifications[11]. Le jour des Plyntéries,
jour néfaste entre tous, on voile la statue de la grande divinité poliade. Au
contraire, le jour des Panathénées, le voile de la déesse est porté en grande
procession, et tous les citoyens, sans distinction d'âge ni de rang, doivent
lui faire cortège. L'Athénien fait des sacrifices pour les récoltes ; il en
fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau temps ; il en fait pour
guérir les maladies et chasser la famine ou la peste[12]. Athènes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a
ses livres Sibyllins, et elle nourrit au Prytanée des hommes qui lui
annoncent l'avenir[13]. Dans ses rues
on rencontre à chaque pas des devins, des prêtres, des interprètes des songes[14]. L'Athénien
croit aux présages ; un éternuement ou un tintement des oreilles l'arrête
dans une entreprise[15]. Il ne
s'embarque jamais sans avoir interrogé les auspices. Avant de se marier il ne
manque pas de consulter le vol des oiseaux[16]. L'assemblée du
peuple se sépare dis que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe
funeste[17].
Si un sacrifice a été troublé par t'annonce d'une mauvaise nouvelle, il faut
le recommencer. L'Athénien ne commence guère une phrase sans invoquer
d'abord la bonne Fortune. II met ce mot invariablement à la tête de tous ses
décrets. A la tribune, l'orateur débute volontiers par une invocation aux
dieux et aux héros qui habitent le pays. On mène le peuple en lui débitant
des oracles. Les orateurs, pour fa ire prévaloir leur avis, répètent à tout
moment : la déesse ainsi l'ordonne[18]. Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout
jeune, il conduit au sanctuaire de Délos une théorie, c'est-à-dire des
victimes et un choeur pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice.
Revenu à Athènes, il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune,
dédiant une statue à Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est hestiateur
et fait les frais du repas sacré de sa tribu ; il est chorège et entretient
un choeur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un
sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le quitte
pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur ses intérêts
particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre Corinthe ;
tandis qu'il revient vainqueur à Athènes, il s'aperçoit que deux de ses
soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi ; il est
saisi d'un scrupule religieux ; il arrête sa flotte, et envoie un héraut
demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux cadavres. Quelque
temps après, le peuple athénien délibère sur l'expédition de Sicile. Nicias
monte à la tribune et déclare que ses prêtres et son devin annoncent des
présages qui s'opposent à l'expédition. Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres
devins qui débitent des oracles en sens contraire. Le peuple est indécis.
Surviennent des hommes qui arrivent d'Égypte ; ils ont consulté le dieu
d'Ammon, qui commence à être déjà fort en vogue, et ils en rapportent cet
oracle : les Athéniens prendront tous les Syracusains. Le peuple se décide
aussitôt pour la guerre[19]. Nicias, bien malgré lui, commande l'expédition. Avant de
partir, il accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmène avec lui, comme
fait tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de
hérauts. La flotte emporte son foyer ; chaque vaisseau a un emblème qui
représente quelque dieu. Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas
annoncé par assez de prodiges ? Des corbeaux ont endommagé une statue de
Pallas ; un homme s'est mutilé sur un autel ; et le départ a lieu pendant les
jours néfastes des Plyntéries ! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera
fatale à lui et à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le
voit-on toujours craintif et circonspect ; il n'ose presque jamais donner le
signal d'un combat, lui que l'on connaît pour être si brave soldat et si
habile général. On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes
cruelles il faut se décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte
pour le retour ; la mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de
lune. Il consulte son devin ; le devin répond que le présage est contraire et
qu'il faut attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit ; il passe tout ce
temps dans l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des
dieux. Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa
flotte. Il ne reste plus qu'à faire retraite par terre, chose impossible ; ni
lui ni aucun de ses soldats n'échappe aux Syracusains. Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre ? Ils savaient le courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent pas non plus à le blâmer d'avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne trouvèrent qu'une chose à lui reprocher, c'était d'avoir emmené un devin ignorant. Car le devin s'était trompé sur le présage de l'éclipse de lune ; il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune qui cache sa lumière est un présage favorable[20]. |
[1] Saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 1. Tertullien, Ad ant., II, 15.
[2] Tite-Live, XXXIV, 55 ; XL, 37.
[3] Juvénal, X, 55.
[4] Caton, De re rust., 160. Varron, De re rust., 1, 2 ; 1, 37. Pline, Hist. nat., XVII, 28 ; XXVII, 12 ; XXVIII, 2.
[5] Romain, c'est parce que tu crains les dieux que tu es le maître de la terre.
[6] Tite-Live, x, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, G. puniq., 59. Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.
[7] Xénophon, Gouvernement d'Athènes, III, 2.
[8] Aristophane, Nuées.
[9] Plutarque, Thésée, 20, 22, 23.
[10] Platon, Lois, VII, p. 800.
[11] Philochore, Fragm., collect. Didot, I, 414.
[12] Euripide, Suppl., 80.
[13] Aristophane, Paix, 1084.
[14] Thucydide, II, 8.
[15] Scholiaste d'Aristophane, Oiseaux, 721.
[16] Aristophane, Oiseaux, 596, 718.
[17] Aristophane, Acharniens.
[18] Lycurgue, I, 1. Aristophane, Chevaliers, 903, 999, 1171, 1179.
[19] Plutarque, Nicias. Thucydide, VI.
[20] Plutarque, Nicias, 23.