LA CITÉ ANTIQUE

 

Livre quatrième — Les révolutions

CHAPITRE XI — RÈGLES DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE ; EXEMPLE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE.

 

 

A mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l'on s'éloignait de l'ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il y fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus délicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement d'Athènes.

Athènes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle avait conservé tous ceux de l'époque précédente, l'Archonte qui donnait son nom à l'année et veillait à la perpétuité des cultes domestiques, le Roi qui accomplissait les sacrifices, le polémarque qui figurait comme chef de l'armée et qui jugeait les étrangers, les six thesmothètes qui paraissaient rendre la justice et qui en réalité ne faisaient que présider des jurys ; elle avait encore les dix ιερόποιοι qui consultaient les oracles et faisaient quelques sacrifices, les παράσιτοι qui accompagnaient l'archonte et le roi dans les cérémonies, les dix athlothètes qui restaient quatre ans en exercice pour préparer la fête de Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, étaient réunis en permanence pour veiller à l'entretien du foyer public et à la continuation des repas sacrés. On voit, par cette liste qu'Athènes restait fidèle aux traditions de l'ancien temps; tant de révolutions n'avaient pas encore achevé de détruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les vieilles formes de la religion nationale ; la démocratie continuait le culte institué par les eupatrides.

Venaient ensuite les magistrats spécialement créés pour la démocratie, qui n'étaient pas des prêtres, et qui veillaient aux intérêts matériels de la cité. C'étaient d'abord les dix stratèges qui s'occupaient des affaires de la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui avaient le soin de la police ; les dix agoranomes, qui veillaient sur les marchés de la ville et du Pirée ; les quinze sitophylaques qui avaient les yeux sur la vente du blé ; les quinze métronomes qui contrôlaient les poids et les mesures, les dix gardes du trésor ; les dix receveurs des comptes ; les onze qui étaient chargés de l'exécution des sentences. Ajoutez que la plupart de ces magistratures étaient répétées dans chacune des tribus et dans chacun des dèmes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique, avait son archonte, son prêtre, son secrétaire, son receveur, son chef militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la campagne sans rencontrer un magistrat.

Ces fonctions étaient annuelles ; il en résultait qu'il n'était presque pas un homme qui ne pût espérer d'en exercer quelqu'une à son tour. Les magistrats-prêtres étaient choisis par le sort. Les magistrats qui n'exerçaient que des fonctions d'ordre public, étaient élus par le peuple. Toutefois il y avait une précaution contre les caprices du sort ou ceux du suffrage universel : chaque nouvel élu subissait un examen, soit devant le Sénat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant l'Aréopage ; non que l'on demandât des preuves de capacité ou de talent ; mais on faisait une enquête sur la probité de l'homme et sur sa famille ; on exigeait aussi que tout magistrat eût un patrimoine en fonds de terre. Il semblerait que ces magistrats, élus par les suffrages de leurs égaux, nommés seulement pour une année, responsables et même révocables, dussent avoir peu de prestige et d'autorité. Il suffit pourtant de lire Thucydide et Xénophon pour s'assurer qu'ils étaient respectés et obéis. Il y a toujours eu dans le caractère des anciens, même des Athéniens, une grande facilité à se plier à une discipline. C'était peut-être la conséquence des habitudes d'obéissance que le gouvernement sacerdotal leur avait données. Ils étaient accoutumés à respecter l'État et tous ceux qui, à des degrés divers, le représentaient. Il ne leur venait pas à l'esprit de mépriser un magistrat parce qu'il était leur élu ; le suffrage était réputé une des sources les plus saintes de l'autorité.

Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire exécuter les lois, il y avait le Sénat. Ce n'était qu'un corps délibérant, une sorte de Conseil d'État ; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois, n'exerçait aucune souveraineté. On ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il fût renouvelé chaque année ; car il n'exigeait de ses membres ni une intelligence supérieure ni une grande expérience. Il était composé des cinquante prytanes de chaque tribu, qui exerçaient à tour de rôle les fonctions sacrées et délibéraient toute l'année sur les intérêts religieux ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Sénat n'était que la réunion des prytanes, c'est-à-dire des prêtres annuels du foyer, qu'il était nommé par la voie du sort. Il est juste de dire qu'après que le sort avait prononcé, chaque nom subissait une épreuve et était écarté s'il ne paraissait pas suffisamment honorable[1]. Au-dessus même du sénat il y avait l'assemblée du peuple. C'était le vrai souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le monarque s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses erreurs, la démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle se soumettait.

L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratèges. Elle se tenait dans une enceinte consacrée par la religion ; dès le matin, les prêtres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en appelant la protection des dieux. Le peuple était assis sur des bancs de pierre. Sur une sorte d'estrade élevée se tenaient les prytanes et, en avant, les proèdres qui présidaient l'assemblée. Un autel se trouvait près de la tribune, et la tribune elle-même était réputée une sorte d'autel. Quand tout le monde était assis, un prêtre (κήρυξ) élevait la voix : Gardez le silence, disait-il, le silence religieux (εύφημία) ; priez les dieux et les déesses (et ici il nommait les principales divinités du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette assemblée pour le plus grand avantage d'Athènes et la félicité des citoyens. Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom répondait : Nous invoquons les dieux pour qu'ils protègent la cité. Puisse l'avis du plus sage prévaloir ! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils, qui prétendrait changer les décrets et les lois, ou qui révélerait nos secrets à l'ennemi ![2] Ensuite le héraut, sur l'ordre des présidents, disait de quel sujet l'assemblée devait s'occuper. Ce qui était présenté au peuple devait avoir été déjà discuté et étudié par le Sénat. Le peuple n'avait pas ce qu'on appelle en langage moderne l'initiative. Le Sénat lui apportait un projet de décret ; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas à délibérer sur autre chose.

Quand le héraut avait donné lecture du projet de décret, la discussion était ouverte. Le héraut disait : Qui veut prendre la parole ? Les orateurs montaient à la tribune, par rang d'âge. Tout homme pouvait parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais à la condition qu'il eût prouvé qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'était pas débiteur de l'État, que ses moeurs étaient pures, qu'il était marié en légitime mariage, qu'il possédait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes les expéditions militaires pour lesquelles il avait été commandé, et qu'il n'avait jeté son bouclier dans aucun combat[3]. Ces précautions une fois prises contre l'éloquence, le peuple s'abandonnait ensuite à elle tout entier. Les Athéniens, comme dit Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à l'action. Ils sentaient au contraire le besoin d'être éclairés. La politique n'était plus, comme dans le régime précédent, une affaire de tradition et de foi. Il fallait réfléchir et peser les raisons. La discussion était nécessaire; car toute question était plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait mettre la vérité en lumière. Le peuple athénien voulait que chaque affaire lui fût présentée sous toutes ses faces différences et qu'on lui montrât clairement le pour et le contre. Il tenait fort à ses orateurs ; on dit qu'il les rétribuait en argent pour chaque discours prononcé à la tribune[4]. Il faisait mieux encore : il les écoutait. Car il ne faut pas se figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple était plutôt le contraire ; le poète comique le représente écoutant bouche béante, immobile sur ses bancs de pierre[5]. Les historiens et les orateurs nous décrivent fréquemment ces réunions populaires ; nous ne voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu ; que ce soit Périclès ou Cléon, Eschine ou Démosthène, le peuple est attentif ; qu'on le flatte ou qu'on le gourmande, il écoute. Il laisse exprimer les opinions les plus opposées, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris ni de huées. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de son discours.

A Sparte l'éloquence n'est guère connue. C'est que les principes du gouvernement ne sont pas les mêmes. L'aristocratie gouverne encore, et elle a des traditions fixes qui la dispensent de débattre longuement le pour et le contre de chaque sujet. A Athènes, le peuple veut être instruit ; il ne se décide qu'après un débat contradictoire ; il n'agit qu'autant qu'il est convaincu ou qu'il croit l'être. Pour mettre en branle le suffrage universel, il faut la parole ; l'éloquence est le ressort du gouvernement démocratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure le titre de démagogues, c'est-à-dire de conducteurs de la cité ; ce sont eux en effet qui la font agir et qui déterminent toutes ses résolutions.

On avait prévu le cas où un orateur ferait une proposition contraire aux lois existantes. Athènes avait des magistrats spéciaux, qu'elle appelait les gardiens des lois. Au nombre de sept, ils surveillaient l'assemblée, assis sur des sièges élevés, et semblaient représenter la loi, qui est au-dessus du peuple même. S'ils voyaient qu'une loi était attaquée, ils arrêtaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la dissolution immédiate de l'assemblée. Le peuple se séparait, sans avoir le droit d'aller aux suffrages[6].

Il y avait une loi, peu applicable à la vérité, qui punissait tout orateur convaincu d'avoir donné un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une autre qui interdisait l'accès de la tribune à tout orateur qui avait conseillé trois fois des résolutions contraires aux lois existantes[7].

Athènes savait très bien que la démocratie ne peut se soutenir que par le respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait être utile d'apporter dans la législation, appartenait spécialement aux thesmothètes. Leurs propositions étaient présentées au Sénat, qui avait le droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas d'approbation, le Sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du projet des thesmothètes. Mais le peuple ne devait rien résoudre immédiatement ; il renvoyait la discussion à un autre jour, et en attendant il désignait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission spéciale de défendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvénients de l'innovation proposée. Au jour fixé, le peuple se réunissait de nouveau, et écoutait d'abord les orateurs chargés de la défense des lois anciennes, puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple ne se prononçait pas encore. Il se contentait de nommer une commission, fort nombreuse, mais composée exclusivement d'hommes qui eussent exercé les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire, entendait de nouveau les orateurs, discutait et délibérait. Si elle rejetait la loi proposée, son jugement était sans appel. Si elle l'approuvait, elle réunissait encore le peuple, qui, pour cette troisième fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la proposition une loi[8].

Malgré tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste ou funeste fût adoptée. Mais la loi nouvelle portait à jamais le nom de son auteur, qui pouvait plus tard être poursuivi en justice et puni. Le peuple, en vrai souverain, était réputé impeccable ; mais chaque orateur restait toujours responsable du conseil qu'il avait donné[9].

Telles étaient les règles auxquelles la démocratie obéissait. Il ne faudrait pas conclure de là qu'elle ne commît jamais de fautes. Quelle que soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a des jours où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les vices de la nature humaine. Plus les règles sont minutieuses, plus elles accusent que la direction de la société est difficile et pleine de périls. La démocratie ne pouvait durer qu'à force de prudence.

On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des hommes. C'était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la vie d'un Athénien. Un jour il est appelé à l'assemblée de son dème et il a à délibérer sur les intérêts religieux ou politiques de cette petite association. Un autre jour il est convoqué à l'assemblée de sa tribu ; il s'agit de régler une fête religieuse, ou d'examiner des dépenses, ou de faire des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par mois régulièrement il faut qu'il assiste à l'assemblée générale du peuple ; il n'a pas le droit d'y manquer. Or la séance est longue ; il n'y va pas seulement pour voter ; venu dès le matin, il faut qu'il reste jusqu'à une heure avancée du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant qu'il a été présent dès l'ouverture de la séance et qu'il a entendu tous les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus sérieuses ; tantôt il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-à-dire ceux à qui son intérêt et sa vie vont être confiés pour un an ; tantôt c'est un impôt à établir ou une loi à changer ; tantôt c'est sur la guerre qu'il a à voter, sachant bien qu'il aura à donner son sang ou celui d'un fils. Les intérêts individuels sont unis inséparablement à l'intérêt de l'État. L'homme ne peut être ni indifférent ni léger. S'il se trompe, il sait qu'il en portera bientôt la peine, et que dans chaque vote il engage sa fortune et sa vie. Le jour où la malheureuse expédition de Sicile fut décidée, il n'était pas un citoyen qui ne sût qu'un des siens en ferait partie et qui ne dût appliquer toute l'attention de son esprit à mettre en balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle présentait de dangers. Il importait grandement de réfléchir et de s'éclairer. Car un échec de la patrie était pour chaque citoyen une diminution de sa dignité personnelle, de sa sécurité et de sa richesse.

Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux en moyenne[10], il était héliaste, et il passait toute cette année-là dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les lois. Il n'y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux fois dans sa vie à faire partie du Sénat ; alors, pendant une année, il siégeait chaque jour du matin au soir, recevant les dépositions des magistrats, leur faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs étrangers, rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant toutes les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les décrets. Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège, astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c'était une lourde charge que d'être citoyen d'un État démocratique , qu'il y avait là de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote disait-il très justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour vivre, ne pouvait pas être citoyen. Telles étaient les exigences de la démocratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se devait tout entier à l'État. Il lui donnait son sang dans la guerre, son temps pendant la paix. Il n'était pas libre de laisser de côté les affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'étaient plutôt les siennes qu'il devait négliger pour travailler au profit de la cité. Les hommes passaient leur vie à se gouverner. La démocratie ne pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses citoyens. Pour peu que le zèle se ralentît, elle devait périr ou se corrompre.

 

 

 



[1] Eschine, III, 2 ; Andocide, II, 19 ; I, 45-55.

[2] Eschine, I, 23 ; III, 4. Dinarque, II, 14. Démosthène, in Aristocr., 97. Aristophane, Acharn., 43, 44 et Schol. ; Thesmoph.. 295-310.

[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71.

[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, Guêpes, 711 ; 689 :  voyez le Scholiaste.

[5] Aristophane, Chevaliers, 1119.

[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, Fragm., coll. Didot, p. 4072.

[7] Athénée, X, 73. Pollux, VIII, 52.

[8] Eschine, in Ctésiphon, 38. Démosthène, in Timocr. ; in Leptin. Andocide, I, 83.

[9] Thucydide, III, 43. Démosthène, in Timocratem.

[10] Il y avait 5.000 héliastes sur 14.000 citoyens; encore peut-on retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4.000 qui devaient être écartés par la δοκιμασία.