Livre troisième — La cité
Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions
et surtout des anciennes croyances a pu nous donner une idée de la
distinction profonde qu'il y avait toujours entre deux cités. Si voisines
qu'elles fussent, elles formaient toujours deux sociétés complètement
séparées. Entre elles il y avait bien plus que la distance qui sépare
aujourd'hui deux villes, bien plus que la frontière qui divise deux États ;
les dieux n'étaient pas les mêmes, ni les cérémonies, ni les prières. Le
culte d'une cité était interdit à l'homme de la cité voisine. On croyait que
les dieux d'une ville repoussaient les hommages et les prières de quiconque
n'était pas leur concitoyen. Il est v rai que ces vieilles croyances se sont à la
longue modifiées et adoucies ; mais elles avaient été dans leur pleine
vigueur à l'époque où les sociétés s'étaient formées, et ces sociétés en ont
toujours gardé l'empreinte. On conçoit aisément deux choses : d'abord, que cette
religion propre à chaque ville a dû constituer la cité d'une manière très
forte et presque inébranlable ; il est en effet merveilleux combien cette
organisation sociale, malgré ses défauts et toutes ses chances de ruine, a
duré longtemps ; ensuite, que cette religion a dû avoir pour effet, pendant
de longs siècles, de rendre impossible l'établissement d'une autre forme
sociale que la cité. Chaque cité, par l'exigence de sa religion même, devait
être absolument indépendante. Il fallait que chacune eût son code
particulier, puisque chacune avait sa religion et que c'était de la religion
que la loi découlait. Chacune devait avoir sa justice souveraine, et il ne
pouvait t'avoir aucune justice supérieure à celle de la cité. Chacune avait
ses fêtes religieuses et son calendrier ; les mois et l'année ne pouvaient
pas être les mêmes dans deux villes, puisque la série des actes religieux
était différente. Chacune avait sa monnaie particulière, qui, à l'origine,
était ordinairement marquée de son emblème religieux. Chacune avait ses poids
et ses mesures. On n'admettait pas qu'il pût t'avoir rien de commun entre
deux cités. La ligne de démarcation était si profonde qu'on imaginait à peine
que le mariage fût permis entre habitants de deux villes différentes.
Unetelle union parut toujours étrange et fut longtemps réputée illégitime. La
législation de Rome et celle d'Athènes répugnent visiblement à l'admettre.
Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage étaient confondus
parmi les bâtards et privés des droits de citoyen. Pour que le mari age fût
légitime entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y eût entre elles
une convention particulière (jus connubii, έπιγαμία). Chaque cité avait autour de son territoire une ligne de
bornes sacrées. C'était l'horizon de sa religion nationale et de ses dieux.
Au delà de ces bornes d'autres dieux régnaient et l'on pratiquait un autre
culte. Le caractère le plus saillant de l'histoire de Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu établir ni même
concevoir aucune autre organisation sociale que la cité. Ni les Grecs, ni les
Italiens, ni les Romains même pendant fort longtemps n'ont eu la pensée que
plusieurs villes pussent s'unir et vivre à titre égal sous un même
gouvernement. Entre deux cités il pouvait bien y avoir alliance, association
momentanée en vue d'un profit à faire ou d'un danger à repousser ; mais il
n'y avait jamais union complète. Car la religion faisait de chaque ville un
corps qui ne pouvait s'agréger à aucun autre. L'isolement était la loi de la
cité. Avec les croyances et les usages religieux que nous avons
vus, comment plusieurs villes auraient-elles pu former un même État ? On ne
comprenait l'association humaine et elle ne paraissait régulière qu'autant
qu'elle était fondée sur la religion. Le symbole de cette association devait
être un repas sacré fait en commun. Quelques milliers de citoyens pouvaient
bien, à la rigueur, se réunir autour d'un même prytanée, réciter la même
prière et se partager les mets sacrés. Mais essayez donc, avec ces usages, de
faire un seul État de Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne
s'affaiblirent que très tard dans l'esprit vulgaire), il n'était plus temps
d'établir une nouvelle forme d'État. La division était consacrée par l'habitude,
par l'intérêt, par la haine invétérée, par le souvenir des vieilles luttes.
Il n'y avait plus à revenir sur le passé. Chaque ville tenait fort à son autonomie ; elle appelait
ainsi un ensemble qui comprenait son culte, son droit, son gouvernement, toute
son indépendance religieuse et politique. Il était plus facile à une cité d'en assujettir une autre
que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire de tous les habitants d'une
ville prise autant d'esclaves ; elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du
vainqueur. Confondre deux cités en un seul État, unir la population vaincue à
la population victorieuse et les associer sous un même gouvernement, c'est ce
qui ne se voit jamais chez les anciens, à une seule exception près dont nous
parlerons plus tard. Si Sparte conquiert Faire entrer les vaincus dans la cité des vainqueurs était
une pensée qui ne pouvait venir à l'esprit de personne. La cité possédait des
dieux, des hymnes, des fêtes, des lois, qui étaient son patrimoine précieux ;
elle se gardait bien d'en donner part à des vaincus. Elle n'en avait même pas
le droit ; Athènes pouvait-elle admettre que l'habitant d'Égine entrât dans
le temple d'Athéné poliade ? qu'il adressât un culte à Thésée ? qu'il prit
part aux repas sacrés ? qu'il entretînt, comme prytane, le foyer public ? La
religion le défendait. Donc la population vaincue de l'île d'Égine ne pouvait
pas former un même État avec la population d'Athènes. N'ayant pas les mêmes
dieux, les Éginètes et les Athéniens ne pouvaient pas avoir les mêmes lois,
ni les mêmes magistrats. Mais Athènes ne pouvait elle pas du moins, en laissant
debout la ville vaincue, envoyer dans ses murs des magistrats pour la
gouverner ? II était absolument contraire aux principes des anciens qu'une
cité fût gouvernée par un homme qui n'en fût pas citoyen. En effet le
magistrat devait être un chef religieux et sa fonction principale était
d'accomplir le sacrifice au nom de la cité. L'étranger, qui n'avait pas le
droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas être magistrat. N'ayant
aucune fonction religieuse, il n'avait aux yeux des hommes aucune autorité
régulière. Sparte essaya de mettre dans les villes ses harmostes ; mais ces
hommes n'étaient pas magistrats, ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans
les assemblées. N'ayant aucune relation régulière avec le peuple des villes,
ils ne purent pas se maintenir longtemps. Il résultait de là que tout vainqueur était dans
l'alternative, ou de détruire la cité vaincue et d'en occuper le territoire,
ou de lui laisser toute son indépendance. Il n'y avait pas de moyen terme. Ou
la cité cessait d'être, ou elle était un État souverain. Ayant son culte,
elle devait avoir son gouvernement ; elle ne perdait l'un qu'en perdant
l'autre, et alors elle n'existait plus. Cette indépendance absolue de la cité ancienne n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles elle était fondée eurent complètement disparu. Après que les idées eurent été transformées et que plusieurs révolutions eurent passé sur ces sociétés antiques, alors on put arriver à concevoir et à établir un État plus grand régi par d'autres règles. Mais il fallut pour cela que les hommes découvrissent d'autres principes et un autre lien social que ceux des vieux âges. |