Livre troisième — La cité
1° Autorité religieuse du roi.
Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance,
délibérant sur le gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant
ses lois, combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se
trouvèrent et que les gouvernements s'établirent. Les institutions politiques
de la cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu'elle ; chaque
membre de la cité les portait en lui-même ; car elles étaient en germe dans
les croyances et la religion de chaque homme. La religion prescrivait que le foyer eût toujours un
prêtre suprême ; elle n'admettait pas que l'autorité sacerdotale fût
partagée. Le foyer domestique avait un grand prêtre, qui était le père de
famille ; le foyer de la curie avait son curion ou phratriarque ; chaque tribu avait de même son
chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La religion
de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême. Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi.
Quelquefois on lui donnait d'autres titres ; comme il était, avant tout, prêtre
du prytanée, les Grecs l'appelaient volontiers prytane ; quelquefois encore
ils l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous
devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte ; il entretient le
foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas
religieux. Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et
de Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est
clairement indiqué par les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de
Danaüs s'adressent au roi d'Argon en ces termes : Tu
es le prytane suprême, et c'est toi
qui veilles sur le foyer de ce pays[3]. Dans Euripide,
Oreste meurtrier de sa mère dit à Ménélas : Il est
juste que, fils d'Agamemnon, je règne dans Argos ; et Ménélas lui
répond : Es-tu donc en mesure, toi meurtrier, de
toucher-les vases d'eau lustrale pour les sacrifices ? Es-tu en mesure d'égorger
les victimes ?[4] La principale
fonction d'un roi était donc d'accomplir les cérémonies religieuses. Un
ancien roi de Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par
un meurtre, il n'était plus en état d'offrir les sacrifices[5]. Ne pouvant plus
être prêtre, il ne pouvait plus être roi. Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans
cesse de cérémonies sacrées. Nous savons par Démosthène que les anciens rois
de l'attique faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits
par la religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient
les chefs de la religion lacédémonienne[6]. Les lucumons
étrusques étaient à la fois des magistrats, des chefs militaires et des
pontifes[7]. Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition
les représente toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était
instruit dans la science augurale et qui fonda la ville suivant des rites religieux.
Le second fut Numa : Il remplissait, dit Tite
Live, la plupart des fonctions sacerdotales ; mais
il prévit que ses successeurs, ayant souvent des guerres à soutenir, ne
pourraient pas toujours vaquer au soin des sacrifices, et il institua les
pontifes pour remplacer les rois, quand ceux-ci seraient absents de Rome.
Ainsi le pontificat romain n'était qu'une sorte d'émanation de la royauté
primitive. Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial
religieux. Le nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait
sur un siège de pierre, le visage tourné vers le Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont
les rois de Sparte étaient élus ; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on
faisait intervenir dans l'élection la volonté des dieux. On reconnaît même à
de vieux usages qui ont duré jusqu'à la fin de l'histoire de Sparte, que la
cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf ans ;
tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de 2° Autorité politique du roi.
De même que dans la famille l'autorité était inhérente au
sacerdoce et que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même
temps juge et maître, de même le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef
politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui conféra la dignité
et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'arien qui doive
surprendre. On la trouve à l'origine de presque toutes les sociétés, soit que
dans l'enfance des peuples il n'y ait que la religion qui puisse obtenir
d'eux l'obéissance, soit que notre nature éprouve le besoin de ne se
soumettre jamais à d'autre empire qu'à celui d'une idée morale. Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à
toutes choses. L'homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux et par
conséquent de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C'était ce prêtre
qui veillait sur le feu sacré ; c'était, comme dit Pindare, son culte de
chaque jour qui sauvait chaque jour la cité. C'était lui qui connaissait les
formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas ; au moment du
combat, c'était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l'armée la
protection des dieux. Il était bien naturel qu'un homme armé d'une telle puissance
fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion se mêlait au
gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta nécessairement que le
prêtre fut en même temps magistrat, juge ; chef militaire. Les rois de Sparte, dit Aristote, ont trois attributions : ils font les sacrifices, ils
commandent à la guerre, et ils rendent la justice[10]. Denys
d'Halicarnasse s'exprime dans les mêmes termes au sujet des rois de Rome. Les règles constitutives de cette monarchie furent très
simples et il ne fut pas nécessaire de les chercher longtemps ; elles
découlèrent des règles mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer
sacré, en fut naturellement le premier prêtre. L'hérédité était la règle
constante, à l'origine, pour la transmission de ce culte ; que le foyer fût
celui d'une famille ou qu'il fût celui d'une cité, la religion prescrivait
que le soin de l'entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut
donc héréditaire et le pouvoir avec lui[11]. Un trait bien connu de l'ancienne histoire de Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois
dans ces anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y
fut roi fut un soldat heureux. L'autorité découla du culte du foyer. La
religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille
dans la maison. La croyance, l'indiscutable et impérieuse croyance, disait
que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes et
le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme ? Un roi était
un être sacré ; Βασιλεϊς
ίεροί,
dit Pindare. On voyait en lui, non pas tout à fait un dieu, mais du
moins l'homme le plus puissant pour conjurer la
colère des dieux[13], l'homme sans le
secours duquel nulle prière n'était efficace, nul sacrifice n'était accepté. Cette royauté demi religieuse et demi politique s'établit
dans toutes les villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois,
sans résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l'origine des
peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible
enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu, après
la chute de l'empire romain, pour retrouver les règles d'une société
régulière. L'Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se
disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser quelquefois à
toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni dans l'ancienne
Grèce ni dans l'ancienne Italie ; leur histoire ne commence pas par des
conflits ; les révolutions n'ont paru qu'à la fin. Chez ces populations, la
société s'est formée lentement, longuement, par degrés, en passant de la
famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans secousses et sans
luttes. La royauté s'est établie tout naturellement, dans la famille d'abord,
dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée par l'ambition de
quelques-uns ; elle naquit d'une nécessité qui était manifeste aux yeux de
tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible, honorée, obéie. Les rois
n'avaient pas besoin de la force matérielle ; ils n'avaient ni armée ni
finances ; mais, soutenue par des croyances qui étaient puissantes sur l'âme,
leur autorité était sainte et inviolable. Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la
royauté dans toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine
dans le coeur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s'attache d'ordinaire
aux grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu'elle était, le
respect et l'affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit
même en Grèce une chose qui n'est pas très commune dans l'histoire, c'est que
dans les villes où la famille royale ne s'éteignit pas, non seulement elle ne
fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l'avaient dépouillée du pouvoir,
continuèrent à l'honorer. A Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la famille royale,
privée de sa puissance, resta entourée du respect des peuples et garda même
le titre et les insignes de la royauté[14]. Les peuples établirent le régime républicain ; mais le nom de roi, loin de devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l'habitude de dire que ce mot était odieux et méprisé : singulière erreur ! les Romains l'appliquaient aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n'osèrent jamais prendre ce titre, ce n'était pas qu'il fût odieux, c'était plutôt qu'il était sacré[15]. En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les villes ; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se faire appeler rois et se contentèrent d'être appelés tyrans. Ce qui faisait la différence de ces deux noms, ce n'était pas le plus ou le moins de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain ; on n'appelait pas roi un bon prince et tyran un mauvais. C'était la religion qui les distinguait l'un de l'antre. Les rois primitifs avaient rempli les fonctions de prêtres et, avaient tenu leur autorité du foyer ; les tyrans de l'époque postérieure n'étaient que des chefs politiques et ne devaient leur pouvoir qu'à la force ou à l'élection. |
[1] Aristote, Polit., VII, 5, 11 (VI, 8). Comparez Denys, II, 65.
[2] Suidas, v. Χάρων.
[3] Eschyle, Suppl., 361 (357).
[4] Euripide, Oreste, 1605.
[5] Nicolas de Damas, dans les Fragm. des hist. grecs, t. III, p. 394.
[6] Démosthène, contre Néère. Xénophon, Gouvernement de Lacédémone, 13.
[7] Virgile, X, 175. Tite Live, V, 1. Censorinus, 4.
[8] Plutarque, Agis, 11.
[9] Pindare, Ném., XI, 5.
[10] Aristote, Politique, III, 9.
[11] Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin qu'il vint un temps où l'hérédité cessa d'être la règle, et nous dirons pourquoi, à Rome, la royauté ne fut pas héréditaire.
[12] Hérodote, I. Pausanias, VI. Strabon.
[13] Sophocle, Œdipe roi, 34.
[14] Strabon, IV, 171 ; XIV, 632 ; XIII, 608. Athénée, VIII, 576.
[15] Tite-Live, III, 39. Suétone, Jules César, 1 et 6. Cicéron, Républ., I, 33.