LA CITÉ ANTIQUE

 

Livre quatrième — Les révolutions

CHAPITRE XII — RICHES ET PAUVRES ; LA DÉMOCRATIE PÉRIT ; LES TYRANS POPULAIRES.

 

 

Lorsque la série des révolutions eut amené l'égalité entre les hommes et qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits, les hommes se firent la guerre pour des intérêts. Cette période nouvelle de l'histoire des cités ne commença pas pour toutes en même temps. Dans les unes elle suivit de très près l'établissement de la démocratie ; dans les autres elle ne parut qu'après plusieurs générations qui avaient su se gouverner avec calme. Mais toutes les cités, tôt ou tard, sont tombées dans ces déplorables luttes.

A mesure que l'on s'était éloigné de l'ancien régime, il s'était formé une classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'un γένος et avait son maître, la misère était presque inconnue. L'homme était nourri par son chef ; celui à qui il donnait son obéissance, lui devait en retour de subvenir à tous ses besoins. Mais les révolutions, qui avaient dissous le γένος, avaient aussi changé les conditions de la vie humaine. Le jour où l'homme s'était affranchi des liens de la clientèle, il avait vu se dresser devant lui les nécessités et les difficultés de l'existence. La vie était devenue plus indépendante, mais aussi plus laborieuse et sujette à plus d'accidents. Chacun avait eu désormais le soin de son bien-être, chacun sa jouissance et sa tâche. L'un s'était enrichi par son activité ou sa bonne fortune, l'autre était resté pauvre. L'inégalité de richesse est inévitable dans toute société qui ne veut pas rester dans l'état patriarcal ou dans l'état de tribu.

La démocratie ne supprima pas la misère ; elle la rendit au contraire plus sensible. L'égalité des droits politiques fit ressortir encore davantage l'inégalité des conditions.

Comme il n'y avait aucune autorité qui s'élevât au-dessus des riches et des pauvres à la fois, et qui pût les contraindre à rester en paix, il eût été à souhaiter que les principes économiques et les conditions du travail fussent tels que les deux classes fussent forcées de vivre en bonne intelligence. Il eût fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de l'autre, que le riche ne pût s'enrichir qu'en demandant au pauvre son travail, et que le pauvre trouvât les moyens de vivre en donnant son travail au riche. Alors l'inégalité des fortunes eût stimulé l'activité et l'intelligence de l'homme ; elle n'eût pas enfanté la corruption et la guerre civile.

Mais beaucoup de cités manquaient absolument d'industrie et de commerce ; elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans dépouiller personne. Là où il y avait du commerce, presque tous les bénéfices en étaient pour les riches, par suite du prix exagéré de l'argent. S'il y avait de l'industrie, les travailleurs étaient des esclaves. On sait que le riche d'Athènes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Même les professions libérales étaient à peu près fermées au citoyen. Le médecin était souvent un esclave qui guérissait les malades au profit de son maître. Les commis de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas fonctionnaires de l'État, étaient des esclaves. L'esclavage était un fléau dont la société libre souffrait elle-même. Le citoyen trouvait peu d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientôt paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il méprisait le travail. Ainsi les habitudes économiques, les dispositions morales, les préjugés, tout se réunissait pour empêcher le pauvre de sortir de sa misère et de vivre honnêtement. La richesse et la pauvreté n'étaient pas constituées de manière à pouvoir vivre en paix.

Le pauvre avait l'égalité des droits. Mais assurément ses souffrances journalières lui faisaient penser que l'égalité des fortunes eût été bien préférable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'égalité qu'il avait, pouvait lui servir à acquérir celle qu'il n'avait pas, et que, maître des suffrages, il pouvait devenir maître de la richesse.

Il commença par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer pour assister à l'assemblée, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cité n'était pas assez riche pour subvenir à de telles dépenses, le pauvre avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de voter étaient fréquentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait régulièrement et au grand jour ; à Athènes, on se cachait mieux. A Rome, où le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme témoin ; à Athènes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misère et le jetait dans la dégradation.

Ces expédients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus énergiques. Il organisa une guerre en règle contre la richesse. Cette guerre fut d'abord déguisée sous des formes légales ; on chargea les riches de toutes les dépenses publiques, on les accabla d'impôts, on leur fit construire des trirèmes, on voulut qu'ils donnassent des fêtes au peuple. Puis on multiplia les amendes dans les jugements; on prononça la confiscation des biens pour les fautes les plus légères. Peut-on dire combien d'hommes furent condamnés à l'exil par la seule raison qu'ils étaient riches ? La fortune de l'exilé allait au trésor public, d'où elle s'écoulait ensuite, sous forme de triobole, pour être partagée entre les pauvres. Mais tout cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait toujours. Les pauvres en vinrent alors à user de leur droit de suffrage pour décréter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse et un bouleversement général.

Dans les époques précédentes on avait respecté le droit de propriété, parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque patrimoine avait été attaché à un culte et avait été réputé inséparable des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pensé qu'on eût le droit de dépouiller un homme de son champ. Mais à l'époque où les révolutions nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnées et la religion de la propriété a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacré et inviolable. Elle ne paraît plus un don des dieux, mais un don du hasard. On a le désir de s'en emparer, en dépouillant celui qui la possède ; et ce désir, qui autrefois eût paru une impiété, commence à paraître légitime. On ne voit plus le principe supérieur qui consacre le droit de propriété ; chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit.

Nous avons déjà dit que la cité, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir sans limites, que la liberté était inconnue, et que le droit individuel n'était rien vis-à-vis de la volonté de l'État. Il résultait de là que la majorité des suffrages pouvait décréter la confiscation des biens des riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illégalité ni injustice. Ce que l'État avait prononcé, était le droit. Cette absence de liberté individuelle a été une cause de malheurs et de désordres pour la Grèce. Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins souffert.

Plutarque raconte qu'à Mégare, après une insurrection, on décréta que les dettes seraient abolies, et que les créanciers, outre la perte du capital, seraient tenus de rembourser les intérêts déjà payés[1].

A Mégare, comme dans d'autres villes, dit Aristote[2], le parti populaire s'étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arrêter. Il fallut faire chaque jour quelque nouvelle victime ; et à la fin le nombre de riches qu'on dépouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formèrent une armée.

En 412, le peuple de Samos fit périr deux cents de ses adversaires, en exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons[3].

A Syracuse, le peuple fut à peine délivré du tyran Denys que dès la première assemblée il décréta le partage des terres[4].

Dans cette période de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent la conserver ou la reprendre. Dans toute guerre civile, dit un historien grec, il s'agit de déplacer les fortunes[5]. Tout démagogue faisait comme ce Molpagoras de Cios[6], qui livrait à la multitude ceux qui possédaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messène, dès que le parti populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres.

Les classes élevées n'ont jamais eu chez les anciens asse d'intelligence ni assez d'habileté pour tourner les pauvres vers le travail et les aider à sortir honorablement de la misère et de la corruption. Quelques hommes de coeur l'ont essayé ; ils n'y ont pas réussi. Il résultait de là que les cités flottaient toujours entre deux révolutions, l'une qui dépouillait les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela dura depuis la guerre du Péloponnèse jusqu'à la conquête de la Grèce par les Romains.

Dans chaque cité le riche et le pauvre étaient deux ennemis qui vivaient à côté l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa richesse convoitée. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui les unît. Le pauvre ne pouvait acquérir la richesse qu'en dépouillant le riche. Le riche ne pouvait défendre son bien que par une extrême habileté ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'était dans chaque ville une double conspiration : les pauvres conspiraient par cupidité, les riches par peur. Aristote dit que les riches prononçaient entre eux ce serment : Je jure d'être toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire tout le mal que je pourrai[7]. Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de cruautés et de crimes. Les haines effaçaient dans le coeur tout sentiment d'humanité. Il y eut à Milet une guerre entre les riches et les pauvres. Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcèrent les riches à s'enfuir de la ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les égorger, ils prirent leurs enfants, les rassemblèrent dans les granges et les firent broyer sous les pieds des boeufs. Les riches rentrèrent ensuite dans la ville et redevinrent les maîtres. Ils prirent à leur tour les enfants des pauvres, les enduisirent de poix et les brûlèrent tout vifs[8].

Que devenait alors la démocratie ? Elle n'était pas précisément responsable de ces excès et de ces crimes ; mais elle eu était atteinte la première. Il n'y avait plus de règles ; or la démocratie ne peut vivre qu'au milieu des règles les plus strictes et les mieux observées. On ne voyait plus de vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exerçait plus l'autorité au profit de la paix et de la loi, mais au profit des intérêts et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni titres légitimes ni caractère sacré ; l'obéissance n'avait plus rien de volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche. La cité n'était plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une partie était maîtresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il était aristocratique quand les riches étaient au pouvoir, démocratique quand c'étaient les pauvres. En réalité, la vraie démocratie n'existait plus.

A partir du jour où les besoins et les intérêts matériels avaient fait irruption en elle, elle s'était altérée et corrompue. La démocratie avec les riches au pouvoir était devenue une oligarchie violente ; la démocratie des pauvres était devenue la tyrannie. Du cinquième au deuxième siècle avant notre ère, nous voyons dans toutes les cités de la Grèce et de l'Italie, Rome encore exceptée, que les formes républicaines sont mises en péril et qu'elles sont devenues odieuses à un parti. Or on peut distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les détruire, et qui sont ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus éclairés et plus fiers, restent fidèles au régime républicain, pendant que les pauvres, pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, après plusieurs guerres civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'après de longues alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte était toujours à recommencer, elle imagina d'établir un régime monarchique qui fût conforme à ses intérêts, et qui, en comprimant à jamais le parti, contraire, lui assurât pour l'avenir les bénéfices de sa victoire. Elle créa ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changèrent de nom : on ne fut plus aristocrate ou démocrate ; on combattit pour la liberté, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'étaient encore la richesse et la pauvreté qui se faisaient la guerre. Liberté signifiait le gouvernement où les riches avaient le dessus et défendaient leur fortune ; tyrannie indiquait exactement le contraire.

C'est un fait général et presque sans exception dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont pour ennemi le parti aristocratique. Le tyran, dit Aristote, n'a pour mission que de protéger le peuple contre les riches ; il a toujours commencé par être un démagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de combattre l'aristocratie. Le moyen d'arriver à la tyrannie, dit-il encore, c'est de gagner la confiance de la foule, or on gagne sa confiance en se déclarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate à Athènes, Théagène à Mégare, Denys à Syracuse[9]. Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Mégare, Théagène surprend dans la campagne les troupeaux des riches et. les égorge. A Cumes, Aristodème abolit les dettes, et enlève les terres aux riches pour les donner aux pauvres. Ainsi font Nicoclès à Sicyone, Aristomaque à Argos. Tous ces tyrans nous sont représentés par les écrivains comme très cruels ; il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature ; mais ils l'étaient par la nécessité pressante où ils se trouvaient de donner des terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et qu'ils entretenaient ses passions.

Le tyran de ces cités grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne peut nous donner une idée. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets, sans intermédiaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il n'est pas dans cette position élevée et indépendante où est le souverain d'un grand État. Il a toutes les petites passions de l'homme privé il n'est pas insensible aux profits d'une confiscation ; il est accessible à la colère et au désir de la vengeance personnelle ; il a peur; il sait qu'il a des ennemis tout près de lui et que l'opinion publique approuve l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappé. On devine ce que peut être le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables exceptions les tyrans qui se sont élevés dans toutes les villes grecques au quatrième et troisième siècle, n'ont régné qu'en flattant ce qu'il y avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui était supérieur par la naissance, la richesse, ou le mérite. Leur pouvoir était illimité ; les Grecs purent reconnaître combien le gouvernement républicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donné un tel pouvoir à l'État, que le jour où un tyran prenait en mains cette omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et qu'il était légalement le maître de leur vie et de leur fortune.

 

 

 



[1] Plutarque, Quest. grecq., 18.

[2] Aristote, Politique, VIII, 4 (V, 4).

[3] Thucydide, VIII, 21.

[4] Plutarque, Dion, 37, 48.

[5] Polybe, XV, 21.

[6] Polybe, VII, 10.

[7] Aristote, Politique, VIII, 7, 19 (V, 7). Plutarque, Lysandre, 19.

[8] Héraclide de Pont, dans Athénée, XII, 26. - Il est assez d'usage d'accuser la démocratie athénienne d'avoir donné à la Grèce l'exemple de ces excès et de ces bouleversements. Athènes est au contraire la seule cité grecque à nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage avait compris, dès le jour où la série des révolutions avait commencé, que l'on marchait vers un terme où il n'y aurait que le travail qui pût sauver la société. Elle l'avait donc encouragé et rendu honorable. Solon avait prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail, fût privé des droits politiques. Périclès avait voulu qu'aucun esclave ne mît la main à la construction des grands monuments qu'il élevait, et il avait réservé tout ce travail aux hommes libres. La propriété était d'ailleurs tellement divisée qu'un recensement, qui fut fait à la fin du cinquième siècle, montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10.000 propriétaires. Aussi Athènes, vivant sous un régime économique un peu meilleur que celui des autres cités, fut-elle moins violemment agitée que le reste de la Grèce ; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et n'aboutirent pas aux mêmes désordres.

[9] Aristote, Politique, V, 8 ; VIII, 4, 5 ; V, 4.