Livre quatrième — Les révolutions
1° L'autorité politique est enlevée aux rois.
Nous avons dit qu'à l'origine le roi avait été le chef religieux de la cité, le grand prêtre du foyer public, et qu'à cette autorité sacerdotale il avait joint l'autorité politique, parce qu'il avait paru naturel que l'homme qui représentait la religion de la cité fût en même temps le président de l'assemblée, le juge, le chef de l'armée. En vertu de ce principe il était arrivé que tout ce qu'il y avait de puissance dans l'État avait été réuni dans les mains du roi. Mais les chefs des familles, les patres, et au dessus d'eux les chefs des phratries et des tribus formaient à côté de ce roi une aristocratie très forte. Le roi n'était pas seul roi ; chaque pater l'était comme lui dans sa gens ; c'était même à Rome un antique usage d'appeler chacun de ces puissants patrons du nom de roi ; à Athènes, chaque phratrie et chaque tribu avait son chef, et à côté du roi de la cité il y avait les rois des tribus, φυλοβασιλεϊς. C'était une hiérarchie de chefs ayant tous, dans un domaine plus ou moins étendu, les mêmes attributions et la même inviolabilité. Le roi de la cité n'exerçait pas son pouvoir sur la population entière ; l'intérieur des familles et toute la clientèle échappaient à son action. Comme le roi féodal, qui n'avait pour sujets que quelques puissants vassaux, ce roi de la cité ancienne ne commandait qu'aux chefs des tribus et des gentes, dont chacun individuellement pouvait être aussi puissant que lui, et qui réunis l'étaient beaucoup plus. On peut bien croire qu'il ne lui était pas facile de se faire obéir. Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il était le chef du culte et le gardien du foyer ; mais ils avaient sans doute peu de soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les gouvernés ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas d'accord sur la mesure d'obéissance qui était due. Les rois voulaient être puissants et les pères ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte s'engagea donc, dans toutes les cités, entre l'aristocratie et les rois. Partout l'issue de la lutte fut la même ; la royauté fut vaincue. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette royauté primitive était sacrée. Le roi était l'homme qui disait la prière, qui faisait le sacrifice, qui avait enfin par droit héréditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer à se passer de roi ; il en fallait un pour la religion ; il en fallait un pour le salut de la cité. Aussi voyons-nous dans toutes les cités dont l'histoire nous est connue, que l'on ne toucha pas d'abord à l'autorité sacerdotale du roi et que l'on se contenta de lui ôter l'autorité politique. Celle-ci n'était qu'une sorte d'appendice que les rois avaient ajouté à leur sacerdoce ; elle n'était pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi sans que la religion fût mise en péril. La royauté fut donc conservée ; mais, dépouillée de sa puissance, elle ne fut plus qu'un sacerdoce. Dans les temps très anciens, dit Aristote, les rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre ; mais dans la suite les uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, aux autres il fut enlevé de force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. Plutarque dit la même chose : Comme les rois se montraient orgueilleux et durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevèrent le pouvoir et ne leur laissèrent que le soin de la religion[1]. Hérodote parle de la ville de Cyrène et dit : On laissa à Battos, descendant des rois, le soin du culte et la possession des terres sacrées et on lui retira toute la puissance dont ses pères avaient joui. Cette royauté ainsi réduite aux fonctions sacerdotales continua, la plupart du temps, à être héréditaire dans la famille sacrée qui avait jadis posé le foyer et commencé le culte national. Au temps de l'empire romain, c'est-à-dire sept ou huit siècles après cette révolution, il y avait encore à Éphèse, à Marseille, à Thespies, des familles qui conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royauté et avaient encore la présidence des cérémonies religieuses[2]. Dans les autres villes les familles sacrées s'étaient éteintes, et la royauté était devenue élective et ordinairement annuelle. 2° Histoire de cette révolution à Sparte.
Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la révolution
dont nous parlons ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres
cités. Il paraît que les premiers rois doriens régnèrent en maîtres absolus.
Mais dès la troisième génération la querelle s'engagea entre les rois et
l'aristocratie. Il y eut pendant deux siècles une série de luttes qui firent
de Sparte une des cités les plus agitées de 3° Même révolution à Athènes.
On a vu plus haut quel avait été l'état primitif de la
population de l'Attique. Un certain nombre de familles, indépendantes et sans
lien entre elles, se partageaient le pays ; chacune d'elles formait une
petite société que gouvernait un chef héréditaire. Puis ces familles se
groupèrent et de leur association naquit la cité athénienne. On attribuait à
Thésée d'avoir achevé la grande oeuvre de l'unité de l'Attique. Mais les
traditions ajoutaient et nous croyons sans peine que Thésée avait dû briser
beaucoup de résistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas
celle des clients, des pauvres, qui étaient répartis dans les bourgades et
les γένη. Ces hommes se réjouirent
plutôt d'un changement qui donnait un chef à leurs chefs et assurait à eux-mêmes
un recours et une protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les
chefs des familles, les chefs des bourgades et des tribus, les βασιλεϊς, les φυλοβασιλεϊς,
ces eupatrides
qui avaient par droit héréditaire l'autorité suprême dans leur γένος ou dans leur
tribu. Ils défendirent de leur mieux leur indépendance; perdue, ils la
regrettèrent. Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne
autorité. Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son γένος. Thésée ne put pas
détruire une autorité que la religion avait établie et qu'elle rendait
inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les traditions qui sont relatives à
cette époque, on voit que ces puissants eupatrides ne consentirent à s'associer pour
former une cité qu'en stipulant que le gouvernement serait réellement
fédératif et que chacun d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi suprême ;
mais dès que les intérêts communs étaient en jeu, l'assemblée des chefs
devait être convoquée et rien d'important ne pouvait être fait qu'avec
l'assentiment de cette sorte de Sénat. Ces traditions, dans le langage des
générations suivantes, s'exprimaient à peu près ainsi : Thésée a changé le
gouvernement d'Athènes et de monarchique il l'a rendu républicain. Ainsi
parlent Aristote, Isocrate, Démosthène, Plutarque. Sous cette forme un peu
mensongère il y a un fonds vrai. Thésée a bien, comme dit la tradition, remis l'autorité souveraine entre les mains du peuple.
Seulement, le mot peuple, δήμος, que la tradition a conservé, n'avait pas au
temps de Thésée une application aussi étendue que celle qu'il a eue au temps
de Démosthène. Ce δήμος ou corps politique n'était certainement alors que
l'aristocratie, c'est-à-dire l'ensemble des chefs des γένη. Thésée en instituant cette assemblée n'était
pas volontairement novateur. La formation de la grande unité athénienne
changeait, malgré lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides,
dont l'autorité restait intacte dans les familles, étaient réunis en une même
cité, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait
avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cécrops devint roi de toute
l'Attique ; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait été roi absolu,
il ne fut plus que le chef d'un état fédératif, c'est-à-dire le premier entre
des égaux. Un conflit ne pouvait guère tarder à éclater entre cette
aristocratie et la royauté. Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que chacun
d'eux avait exercée jusque-là dans son bourg. Il paraît que ces
guerriers-prêtres mirent la religion en avant et prétendirent que l'autorité
des cultes locaux était amoindrie. S'il est vrai, comme le dit Thucydide, que
Thésée essaya de détruire les prytanées des bourgs, il n'est pas étonnant que
le sentiment religieux se soit soulevé contre lui. On ne peut pas dire
combien de luttes il eut à soutenir, combien de soulèvements il dut réprimer
par l'adresse ou par la force ; ce qui est certain c'est qu'il fut à la fin
vaincu, qu'il fut chassé d'Athènes et qu'il mourut en exil. Les eupatrides
l'emportaient donc ; ils ne supprimèrent pas la royauté, mais ils firent un
roi de leur choix, Ménesthée. Après lui la famille de Thésée ressaisit le
pouvoir et le garda pendant trois générations. Puis elle fut remplacée par
une autre famille, celle des Mélanthides. Toute cette époque a dû être très
troublée ; mais le souvenir des guerres civiles ne nous a pas été nettement
conservé. La mort de Codrus coïncide avec la victoire définitive des eupatrides. Ils ne supprimèrent pas encore la royauté ; car leur religion le leur défendait ; mais ils lui ôtèrent sa puissance politique. Le voyageur Pausanias qui était fort postérieur à ces événements, mais qui consultait avec soin les traditions, dit que la royauté perdit alors une grande partie de ses attributions et devint dépendante ; ce qui signifie sans doute qu'elle fut dès lors subordonnée au Sénat des eupatrides. Les historiens modernes appellent cette période de l'histoire d'Athènes l'archontat, et ils ne manquent guère de dire que la royauté fut alors abolie. Cela n'est pas entièrement vrai. Les descendants de Codrus se succédèrent de père en fils pendant treize générations. Ils avaient le titre d'archonte ; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi celui de roi[9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres étaient exactement synonymes. Athènes, pendant cette longue période, avait donc encore des rois héréditaires ; mais elle leur avait enlevé leur puissance et ne leur avait laissé que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on avait fait à Sparte. Au bout de trois siècles, les eupatrides trouvèrent cette royauté religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent. On décida que le même homme ne serait plus revêtu de cette haute dignité sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que l'ancienne famille royale était seule apte à remplir les fonctions d'archonte[10]. Quarante ans environ se passèrent ainsi. Mais un jour la famille royale se souilla d'un crime. On allégua qu'elle ne pouvait plus remplir les fonctions sacerdotales[11] ; on décida qu'à l'avenir les archontes seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignité serait accessible à tous les eupatrides. Quarante ans encore après, pour affaiblir cette royauté ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et en même temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-là l'archonte était en même temps roi ; désormais ces deux titres furent séparés. Un magistrat nommé archonte et un autre magistrat nommé roi se partagèrent les attributions de l'ancienne royauté religieuse. La charge de veiller à la perpétuité des familles, d'autoriser ou d'interdire l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matière de propriété immobilière, toutes choses où la religion se trouvait intéressée, fut dévolue à l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et celle de juger en matière d'impiété furent réservées au roi. Ainsi le titre de roi, titre sacré qui était nécessaire à la religion, se perpétua dans la cité avec les sacrifices et le culte national. Le roi et l'archonte joints au polémarque et aux six thesmothètes, qui existaient peut-être depuis longtemps, complétèrent le nombre de neuf magistrats annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes du nom du premier d'entre eux. La révolution qui enleva à. la royauté sa puissance politique, s'opéra sous des formes diverses, dans toutes les cités. A Argos, dès la seconde génération des rois doriens, la royauté fut affaiblie au point qu'on ne laissa aux descendants de Téménos que le nom de roi sans aucune puissance ; d'ailleurs cette royauté resta héréditaire pendant plusieurs siècles[12]. A Cyrène les descendants de Battos réunirent d'abord dans leurs mains le sacerdoce et la puissance ; mais à partir de la quatrième génération on ne leur laissa plus que le sacerdoce[13]. A Corinthe la royauté s'était d'abord transmise héréditairement dans la famille des Bacchides ; la révolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir de cette famille, dont les membres la possédèrent à tour de rôle pendant un siècle. 4° Même révolution à Rome.
La royauté fut d'abord à Rome ce qu'elle était en Grèce.
Le roi était le grand prêtre de la cité ; il était en même temps le juge
suprême ; en temps de guerre, il commandait les citoyens armés. A côté de lui
étaient les chefs de famille, patres, qui formaient un Sénat. Il n'y avait
qu'un roi, parce que la religion prescrivait l'unité dans le sacerdoce et
l'unité dans le gouvernement. Mais il était entendu que ce roi devait sur
toute affaire importante consulter les chefs des familles confédérées[14]. Les historiens
mentionnent, dès cette époque, une assemblée du peuple. Mais il faut se
demander quel pouvait être alors le sens du mot peuple (populus), c'est-à-dire quel était
le corps politique au temps des premiers rois. Tous les témoignages
s'accordent à montrer que ce peuple s'assemblait toujours par curies ; or les
curies étaient la réunion des gentes ; chaque gens s'y rendait en corps et
n'avait qu'un suffrage. Les clients étaient là, rangés autour du pater,
consultés peut-être, donnant peut-être leur avis, contribuant à composer le
vote unique que la gens prononçait, mais ne pouvant pas être d'une autre
opinion que le pater. Cette assemblée des curies n'était donc pas autre chose
que la cité patricienne réunie en face du roi. On voit par là que Rome se
trouvait dans les mêmes conditions que les autres cités. Le roi était en
présence d'un corps aristocratique très fortement constitué et qui puisait sa
force dans la religion. Les mêmes conflits que nous avons vus en Grèce se
retrouvent donc à Rome. L'histoire des sept rois est l'histoire de cette
longue querelle. Le premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de
l'autorité du Sénat. Il se fait aimer des classes inférieures ; mais les
Pères lui sont hostiles. Il périt assassiné dans une réunion du Sénat.
L'aristocratie songe aussitôt à abolir la royauté, et les Pères exercent à
tour de rôle les fonctions de roi. Il est vrai que les classes inférieures
s'agitent ; elles ne veulent pas être gouvernées par les chefs des gentes ;
elles exigent le rétablissement de la royauté[15]. Mais les
patriciens se consolent en décidant qu'elle sera désormais élective et ils
fixent avec une merveilleuse habileté les formes de l'élection : le Sénat
devra choisir le candidat ; l'assemblée patricienne des curies confirmera ce
choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel élu plaît aux
dieux. Numa fut élu d'après ces règles. Il se montra fort religieux, plus
prêtre que guerrier, très scrupuleux observateur de tous les rites du culte
et par conséquent fort attaché à la constitution religieuse des familles et
de la cité. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut paisiblement
dans son lit. Il semble que sous Numa la royauté ait été réduite aux
fonctions sacerdotales, comme il était arrivé dans les cités grecques. Il est
au moins certain que l'autorité religieuse du roi était tout à fait distincte
de son autorité politique et que l'une n'entraînait pas nécessairement
l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double élection. En vertu
de la première, le roi n'était qu'un chef religieux ; si à cette dignité il
voulait joindre la puissance politique, imperium, il avait besoin que la cité
la lui conférât par un décret spécial. Ce point ressort clairement de ce que
Cicéron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le sacerdoce et la
puissance étaient distincts ; ils pouvaient être placés dans les mêmes mains,
mais il fallait pour cela doubles comices et double élection. Le troisième
roi les réunit certainement en sa personne. Il eut le sacerdoce et le
commandement ; il fut même plus guerrier que prêtre ; il dédaigna et voulut
amoindrir la religion qui faisait la force de l'aristocratie. On le voit
accueillir dans Rome une foule d'étrangers, en dépit du principe religieux
qui les exclut ; il ose même habiter au milieu d'eux, sur le Coelius. On le
voit encore distribuer à des plébéiens quelques terres dont le revenu avait
été affecté jusque-là aux frais des sacrifices. Les patriciens l'accusent
d'avoir négligé les rites, et même, chose plus grave, de les avoir modifiés
et altérés. Aussi meurt-il comme Romulus ; les dieux des patriciens le
frappent de la foudre et ses fils avec lui. Ce coup rend l'autorité au Sénat,
qui nomme un roi de son choix. Ancus observe scrupuleusement la religion,
fait la guerre le moins qu'il peut et passe sa vie dans les temples. Cher aux
patriciens, il meurt dans son lit. Le cinquième roi est Tarquin qui a obtenu la royauté
malgré le Sénat et par l'appui des classes inférieures. Il est peu religieux,
fort incrédule ; il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la
science des augures. Il est l'ennemi des anciennes familles ; il crée des patriciens
; il altère autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cité.
Tarquin est assassiné. Le sixième roi s'est emparé de la royauté par surprise
; il semble même que le Sénat ne l'ait jamais reconnu comme roi légitime. Il
flatte les classes inférieures, leur distribue des terres, méconnaissant le
principe du droit de propriété ; il leur donne même des droits politiques.
Servius est égorgé sur les marches du Sénat. La querelle entre les rois et
l'aristocratie prenait le caractère d'une lutte sociale. Les rois
s'attachaient le peuple ; des clients et de la plèbe ils se faisaient un
appui. Au patriciat si puissamment organisé ils opposaient les classes
inférieures si nombreuses à Rome. L'aristocratie se trouva alors dans un
double danger ; dont le pire n'était pas d'avoir à plier devant la royauté.
Elle voyait se lever derrière elle les classes qu'elle méprisait. Elle voyait
se dresser la plèbe, la classe sans religion et sans foyer. Elle se voyait
peut-être attaquée par ses clients, dans l'intérieur même de la famille, dont
la constitution, le droit, la religion se trouvaient discutés et mis en
péril. Les rois étaient donc pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter
leur pouvoir, visaient à bouleverser l'organisation sainte de la famille et de
la cité. A Servius succède le second Tarquin ; il trompe l'espoir des
sénateurs qui l'ont élu ; il veut être maître ; de rege dominus exstitit. Il fait
autant de mal qu'il peut au patriciat ; il abat les hautes têtes ; il règne
sans consulter les Pères, fait la guerre et la paix sans leur demander leur
approbation. Le patriciat semble décidément vaincu. Enfin une occasion se
présente. Tarquin est loin de Rome ; non seulement lui, mais l'armée,
c'est-à-dire ce qui le soutient. La ville est momentanément entre les mains
du patriciat. Le préfet de la ville, c'est-à-dire celui qui a le pouvoir
civil en l'absence du roi, est un patricien, Lucrétius. Le chef de la
cavalerie, c'est-à-dire celui qui a l'autorité militaire après le roi, est un
patricien, Junius[16]. Ces deux hommes
préparent l'insurrection. Ils ont pour associés d'autres patriciens, un
Valérius, un Tarquin Collatin. Le lieu de réunion n'est pas Rome, c'est la
petite ville de Collatie, qui appartient en propre à l'un des conjurés. Là,
ils montrent au peuple le cadavre d'une femme ; ils disent que cette femme
s'est tuée elle-même, se punissant du crime d'un fils du roi. Le peuple de
Collatie se soulève ; on se porte à Rome ; on y renouvelle la même scène. Les
esprits sont troublés, les partisans du roi déconcertés ; et d'ailleurs, dans
ce moment même, le pouvoir légal dans Rome appartient à Junius et à
Lucrétius. Les conjurés se gardent d'assembler le peuple ; ils se rendent au
Sénat. Le Sénat prononce que Tarquin est déchu et la royauté abolie. Mais le
décret du Sénat doit être confirmé par la cité. Lucrétius, à titre de préfet
de la ville, a le droit de convoquer l'assemblée. Les curies se réunissent ;
elles pensent comme les conjurés ; elles prononcent la déposition de Tarquin
et la création de deux consuls. Ce point principal décidé, on laisse le soin
de nommer les consuls à l'assemblée par centuries. Mais cette assemblée, où
les plébéiens votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens
ont fait dans le sénat et dans les curies ? Elle ne le peut pas. Car toute
assemblée romaine est présidée par un magistrat qui désigne l'objet du vote,
et nul ne peut mettre en délibération un autre objet. Il y a plus : nul autre
que le président, à cette époque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi
? les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une
élection ? le président présente des candidats, et nul ne peut voter que pour
les candidats présentés. Dans le cas actuel, le président désigné par le
Sénat est Lucrétius, l'un des conjurés. Il indique comme unique sujet de vote
l'élection de deux consuls. Il présente deux noms aux suffrages des
centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont
nécessairement élus. Puis le sénat ratifie l'élection, et enfin les augures
la confirment au nom des dieux. Cette révolution ne plut pas à tout le monde
dans Rome. Beaucoup de plébéiens rejoignirent le roi et s'attachèrent à sa
fortune. En revanche, un riche patricien de |
[1] Aristote, Politique, III, 9, 8 ; Plutarque, Quest. rom., 63.
[2] Strabon, IV ; IX. Diodore, IV, 29.
[3] Strabon, VIII, 5 ; Plutarque, Lycurgue, 2.
[4] Aristote, Politique, VIII, 10, 3 (V. 10). Héraclide de Pont, dans les Fragments des historiens grecs, t. II, p. 11. Plutarque, Lycurgue, 4.
[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xénophon, Gouvernement de Lacédémone, 14 (13) ; Helléniques, VI, 4. Plutarque, Agésilas, 10, 17, 23. 28 ; Lysandre, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des opérations militaire qu'il fallut une décision toute spéciale du Sénat pour confier le commandement de l'armée à Agésilas, lequel réunit ainsi, par exception, les attributions de roi et celle de général ; Plutarque, Agés., 6 ; Lys., 23.
[6] Hérodote, II, 56, 57.
[7] Xénophon, Gouvernement de Lacédémone.
[8] Hérodote, V, 92.
[9] Voyez les Marbres de Paros.
[10] Pausanias, IV, 3.
[11] Héraclide de Pont, 1, 3. Nicolas de Damas, Fragm., 51.
[12] Pausanias, II, 19.
[13] Hérodote, IV, 161. Diodore, VIII.
[14] Cicéron, De republ., II, 8.
[15] Cicéron, De republ., II, 12.
[16] La famille Junia était patricienne. Denys, IV, 68.