Livre troisième — La cité
1° les dieux de la nature physique
Avant de passer de la formation des tribus à la naissance
des cités, il faut parler d'un grand événement qui s'accomplit dans la vie
intellectuelle de ces antiques populations. Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de
ces peuples, nous avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres
et pour principal symbole le foyer ; c'est elle qui a constitué la famille et
établi les premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses
branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont été
Zeus, Héra, Athéné, Junon, celle de l'Olympe hellénique et du Capitole
romain. De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans
l'âme humaine ; la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le
sentiment de la force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait
inspiré à l'homme la première idée du Divin, la vue de cette immensité qui
l'entoure et qui l'écrase traça à son sentiment religieux un autre cours. L'homme des premiers temps était sans cesse en présence de
la nature ; les habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un
voile entre elle et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui
par ces grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s'effrayait de la nuit, et
quand il voyait revenir "la sainte clarté des cieux", il éprouvait
de la reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature ; il attendait
le nuage bienfaisant d'où dépendait sa récolte ; il redoutait l'orage qui
pouvait détruire le travail et l'espoir de toute une année. Il sentait à tout
moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il
éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d'amour et de terreur
pour cette puissante nature. Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la
conception d'un Dieu unique régissant l'univers. Car il n'avait pas encore
l'idée de l'univers. Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres
sont des parties d'un même corps ; la pensée ne lui venait pas qu'ils pussent
être gouvernés par un même Être. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde
extérieur, l'homme se le figura comme une sorte de république confuse où des
forces rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures
d'après lui même et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi
dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l'arbre, dans le nuage,
dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes semblables à la
sienne ; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix des actes ; comme
il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire, il avoua sa
dépendance ; il les pria et les adora ; il en fit des dieux. Ainsi, dans celte race, l'idée religieuse se présenta sous
deux formes très différentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au
principe invisible, à l'intelligence, à ce qu'il entrevoyait de l'âme, à ce
qu'il sentait de sacré en lui. D'autre part il appliqua son idée du divin aux
objets extérieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents
physiques qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie. Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l'on voit durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se firent pas la guerre ; elles vécurent même en assez bonne intelligence et se partagèrent l'empire sur l'homme ; mais elles ne se confondirent jamais. Elles eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent contradictoires, des cérémonies et des pratiques absolument différentes. Le culte des dieux de l'Olympe et celui des héros et des mânes n'eurent jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, l'une, celle des morts, ayant été fixée à une époque très lointaine, resta toujours immuable dans ses pratiques, mais ses dogmes s'effacèrent peu à peu ; l'autre, celle de la nature physique, plus jeune et plus progressive, se développa librement à travers les âges, modifiant peu à peu ses légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorité sur l'homme. 2° Rapport de cette religion avec le développement de la société humaine.
On peut croire que les premiers rudiments de cette
religion de la nature sont fort antiques ; ils le sont peut-être autant que
le culte des ancêtres ; mais comme elle répondait à des conceptions plus
générales et plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer
en une doctrine précise[1]. Il est bien
avéré qu'elle ne se produisit pas dans le monde en un jour et qu'elle ne
sortait pas toute faite du cerveau d'un homme On ne voit à l'origine de cette
religion ni un prophète ni un corps de prêtres. Elle naquit dans les
différentes intelligences par un effet de leur force naturelle. Chacune se la
fit à sa façon. Entre tous ces dieux, issus d'esprits divers, il y eut des
ressemblances, parce que les idées se formaient en l'homme suivant un mode à
peu près uniforme ; mais il y eut aussi une très grande variété, parce que
chaque esprit était l'auteur de ses dieux. Il résulta de là que cette
religion fut longtemps confuse et que ses dieux furent innombrables. Pourtant les éléments que l'on pouvait diviniser n'étaient
pas très nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour
à tour bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances dont
on pût faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers de dieux
naquirent. C'est que le même agent physique, aperçu sous des aspects divers,
reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple, fut appelé ici
Héraclès (le glorieux), là Phoebos (l'éclatant), ailleurs Apollon (celui qui
chasse la nuit ou le mal) ; l'un le nomma l'Être élevé (Hypérion), l'autre le
bienfaisant (Alexicacos) ; et, à la longue, les groupes d'hommes qui avaient
donné ces noms divers à l'astre brillant, ne reconnurent pas qu'ils avaient
le même dieu. En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre très
restreint de divinités ; mais les dieux de l'un n'étaient pas ceux de
l'autre. Les noms pouvaient, à la vérité, se ressembler ; beaucoup d'hommes
avaient pu donner séparément à leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule
; ces mots appartenaient à la langue usuelle et n'étaient que des adjectifs
qui désignaient l'Être divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus
saillants. Mais sous ce même nom les différents groupes d'hommes ne pouvaient
pas croire qu'il n'y eût qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters
différents ; il y avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui
se ressemblaient fort peu. Chacune de ces conceptions s'étant formée par le
travail libre de chaque esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il
arriva que ces dieux furent longtemps indépendants les uns des autres, et que
chacun d’eux eut sa légende particulière et son culte. Comme la première apparition de ces croyances est d'une
époque où les hommes vivaient encore dans l'état de famille, ces dieux
nouveaux eurent d'abord, comme les démons, les héros et les lares, le
caractère de divinités domestiques. Chaque famille s'était fait ses dieux, et
chacune les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas
partager les bonnes grâces avec des étrangers. C'est là une pensée qui
apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas ; et il n'y a pas de doute
qu'elle n'ait été aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident ; car elle a
laissé des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille avait,
en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l'associait à son
foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour lui à sa
formule de prière. C'est pour cela que l'on rencontre souvent chez les
anciens des expressions comme celles-ci : les dieux qui siègent près de mon
foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes pères[2]. Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au nom du Jupiter qui siège près de ton foyer. -
Médée la magicienne dit dans Euripide : Je jure par
Hécate, ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon
foyer. Lorsque Virgile décrit ce qu'il y a de plus vieux dans la
religion de Rome, il montre Hercule associé au foyer d'Évandre et adoré par
lui comme divinité domestique. De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre
lesquels l'unité ne put jamais s'établir. De là ces luttes de dieux dont le
polythéisme est plein et qui représentent des luttes de familles, de cantons
ou de villes. De là enfin cette foule innombrable de dieux et de déesses,
dont nous ne connaissons assurément que la moindre partie : car beaucoup ont
péri, sans laisser même le souvenir de leur nom, parce que les familles qui
les adoraient se sont éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un
culte ont été détruites. Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent
du sein des familles qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur
patrimoine. On sait même que beaucoup d'entre eux ne se dégagèrent jamais de
cette sorte de lien domestique. Il arriva à la longue que, la divinité d'une famille ayant
acquis un grand prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante
en proportion de la prospérité de cette famille, toute une cité voulut
l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce
qui eut lieu pour Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut
d'abord à l'unisson de l'état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque
famille et resta longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se
prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l'association
humaine. En effet les ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux qui,
par leur essence même, ne pouvaient être adorés que par un très petit nombre
d'hommes et qui établissaient à perpétuité d'infranchissables lignes de
démarcation entre les familles. La religion des dieux de la nature était un cadre
plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait à ce que chacun de ces cultes
se propageât ; il n'était pas dans la nature intime de ces dieux de n'être
adorés que par une famille et de repousser l'étranger. Enfin les hommes
devaient arriver insensiblement à s'apercevoir que le Jupiter d'une famille
était, au fond, le même être ou la même conception que le Jupiter d'une autre
; ce qu'ils ne pouvaient jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de
deux foyers. Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre
morale. Elle ne se bornait pas à enseigner à l'homme les devoirs de famille.
Jupiter était le dieu de l'hospitalité ; c'est de sa part que venaient les
étrangers, les suppliants, les vénérables indigents,
ceux qu'il fallait traiter comme des frères.
Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et se montraient aux
mortels. C'était bien quelquefois pour assister à leurs luttes et prendre
part à leurs combats ; souvent aussi c'était pour leur prescrire la concorde
et leur apprendre à s'aider les uns les autres. A mesure que cette seconde religion alla se développant,
la société dut grandir. Or il est assez manifeste que celte religion, faible
d'abord, prit ensuite une extension très grande. A l'origine, elle s'était
comme abritée sous la protection de sa soeur aînée, auprès du foyer
domestique. Là le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une étroite cella,
en regard et à côté de l'autel vénéré, afin qu'un peu du respect que les
hommes avaient pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu, prenant
plus d'autorité sur l'âme, renonça à cette sorte de tutelle ; il quitta le
foyer domestique ; il eut une demeure à lui et des sacrifices qui lui furent
propres. Cette demeure (naos, de naiô, habiter)
fut d'ailleurs bâtie à l'image de l'ancien sanctuaire ; ce fut, comme
auparavant, une cella vis-à-vis d'un foyer ; mais la cella s'élargit,
s'embellit, devint un temple. Le foyer resta à l'entrée de la maison du dieu,
mais il parut bien petit à côté d'elle. Lui qui avait été d'abord le
principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'être le dieu et
descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut
chargé de brûler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la
prière de l'homme à la divinité majestueuse dont la statue résidait dans le
temple. Lorsqu'on voit ces temples s'élever et ouvrir leurs portes devant la foule des adorateurs, on peut être assuré que l'association humaine a grandi. |
[1] Est-il nécessaire
de rappeler toutes les traditions grecques et italiennes qui faisaient de la
religion de Jupiter une religion jeune et relativement récente ?
[2] hestiouchoi, hephestioi, patrôioi. Ho emos Zeus, Euripide, Hécube, 345 : Médée, 395. Sophocle, Ajax, 492. Virgile, VIII, 543. Hérodote, I, 44.
[3] Tite-Live IX, 29. Denys, VI, 69.
[4] Hérodote, V, 64, 65 ; IX, 27. Pindare, Isthm., VII, 18. Xénophon, Hell., VI, 8. Platon, Lois, p. 759 ; Banquet, p. 40. Cicéron, De divin., I, 41. Tacite, Annales, II, 54. Plutarque, Thésée, 23. Strabon, IX, 421 ; XIV, 634. Callimaque, Hymne à Apoll., 84. Pausanias, I, 37; VI, 17 ; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, v. Eunidai. Boeckh, Corp. inscript., 1340.