Livre deuxième — La famille
Voici une institution des anciens dont il ne faut pas nous
faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les anciens ont
fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus ceux des
générations présentes ; il en est résulté que les lois par lesquelles ils
l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres. On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à
établir chez elles la propriété privée ; d'autres n'y sont parvenues qu'à la
longue et péniblement. Ce n'est pas en effet un facile problème, à l'origine
des sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un
tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire : cette terre
est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares conçoivent
le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le comprennent
plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la terre n'appartenait
à personne ; chaque année la tribu assignait à chacun de ses membres un lot à
cultiver, et on changeait de lot l'année suivante. Le Germain était
propriétaire de la moisson ; il ne l'était pas de la terre. Il en est encore
de même dans une partie de la race sémitique et chez quelques peuples slaves. Au contraire, les populations de Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on
trouve fondées et solidement établies dans ces sociétés grecques et
italiennes : la religion domestique, la famille, le droit de propriété ;
trois choses qui ont eu entre elles, à l'origine, un rapport manifeste, et
qui paraissent avoir été inséparables. L'idée de propriété privée était dans la religion même.
Chaque famille avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être
adorés que par elle, ne protégeaient qu'elle ; ils étaient sa propriété. Or, entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges
voyaient un rapport mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le
symbole de la vie sédentaire ; son nom seul l'indique[2]. Il doit être
posé sur le sol ; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu
de la famille veut avoir une demeure fixe ; matériellement, il est difficile
de transporter la pierre sur laquelle il brille ; religieusement, cela est
plus difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité le
presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. Quand
on pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera toujours
à cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour, non pas même
pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette famille durera et
qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le sacrifice. Ainsi le
foyer prend possession du sol ; cette part de terre, il la fait sienne ; elle
est sa propriété. Et la famille, qui par devoir et par religion reste
toujours groupée autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même.
L'idée de domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le
foyer l'est au sol ; une relation étroite s'établit donc entre le sol et la
famille. Là doit être sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas à
quitter, à moins qu'une nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le foyer,
elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient ; elle est sa
propriété, propriété non d'un homme seulement, mais d'une famille dont les
différents membres doivent venir l'un après l'autre naître et mourir là. Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent
des divinités distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais ;
cela est si vrai que le mariage même entre deux familles n'établit pas
d'alliance entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé
nettement de tout ce qui n'est pas lui ; il ne faut pas que l'étranger en
approche au moment où les cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il
ait vue sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ce dieu le dieu caché, muchios,
ou le dieu intérieur, Penates. Pour que cette règle religieuse soit
bien remplie, il faut qu'autour du foyer, à une certaine distance, il y ait
une enceinte. Peu importe qu'elle soit formée par une haie, par une cloison
de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle soit, elle marque la limite
qui sépare le domaine d'un foyer du domaine d'un autre foyer. Cette enceinte
(herkos)
est réputée sacrée[3].
Il y a impiété à la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa
garde ; aussi donne-t-on à ce dieu l'épithète de herkeios[4]. Cette enceinte
tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain, la
marque la plus irrécusable du droit de propriété. Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne.
L'enceinte sacrée que les Grecs appellent herkos et les latins herctum, c'est l'enclos assez
étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit champ
qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons aux âges
suivants : la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie et elle a
bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées ; elles ne sont pourtant
pas contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de moindres
proportions ; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à un fossé, à
un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de largeur. Dans
tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher ; la mitoyenneté est une
chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être commun à deux maisons
; car alors l'enceinte sacrée des dieux domestiques aurait disparu. A Rome,
la loi fige à deux pieds et demi la largeur de l'espace libre qui doit
toujours séparer deux maisons, et cet espace est consacré au dieu de l'enceinte[5]. Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la
vie en communauté n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère
n'y a jamais été connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des
institutions auxquelles la religion intime des hommes résistait. On ne trouve
non plus, à aucune époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette
promiscuité du village qui était générale en France au douzième siècle.
Chaque famille ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place
particulière sur le sol, son domicile isolé, sa propriété. Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à
bâtir des maisons[6].
En effet, l'homme qui était fixé par sa religion à une place qu'il ne croyait
pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever en cet endroit une
construction solide. La tente convient à l'Arabe, le chariot au Tartare ;
mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut une demeure qui dure. A
la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la maison de pierre. On n'a
pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais pour la famille dont les
générations devaient se succéder dans la même demeure. La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée.
Chez les Grecs on partageait en deux le carré que formait cette enceinte ; la
première partie était la cour ; la maison occupait la seconde partie. Le
foyer, placé vers le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond
de la cour et près de l'entrée de la maison. A Rome la disposition était
différente, mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu
de l'enceinte, mais les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés,
de manière à l'enfermer au milieu d'une petite cour. On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de
construction : les murs se sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le
défendre, et l'on peut dire, comme disaient les Grecs, que la religion a
enseigné à bâtir une maison. Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire
; c'est sa divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est
consacrée par la présence perpétuelle des dieux ; elle est le temple qui les
garde. Qu'y a-t-il de plus sacré, dit
Cicéron, que la demeure de chaque homme ? Là est
l'autel ; là brille le feu sacré ; là sont les choses saintes et la religion[7]. A pénétrer dans
cette maison avec des intentions malveillantes il y avait sacrilège. Le
domicile était inviolable. Suivant une tradition romaine, le dieu domestique
repoussait le voleur et écartait l'ennemi[8]. Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous
verrons que les mêmes idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande
importance dans la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte
aux ancêtres, et d'autre part la principale cérémonie de ce culte,
c'est-à-dire le repas funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les
ancêtres reposaient[9]. La famille avait
donc un tombeau commun où ses membres devaient venir s'endormir l'un après
l'autre. Pour ce tombeau la règle était la même que pour le foyer. Il n'était
pas plus permis d'unir deux familles dans une même sépulture qu'il ne l'était
d'unir deux foyers domestiques en une seule maison. C'était une égale impiété
d'enterrer un mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau
le corps d'un étranger[10]. La religion
domestique, soit dans la vie, soit dans la mort, séparait chaque famille de
toutes les autres, et écartait sévèrement toute apparence de communauté. De
même que les maisons ne devaient pas être contiguës, les tombeaux ne devaient
pas se toucher ; chacun d'eux avait, comme la maison, une sorte d'enceinte
isolante. Combien le caractère de propriété privée est manifeste en
tout cela ! Les morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une
famille et qu'elle a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession
du sol ; ils vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille,
ne peut penser à se mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les
déposséder du sol qu'ils occupent ; un tombeau, chez les anciens, ne peut jamais
être détruit ni déplacé[11] ; les lois les
plus sévères le défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la
religion, devient un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La
famille s'est approprié cette terre en y plaçant ses morts ; elle s'est
implantée là pour toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire
légitimement : cette terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est
inséparable de lui et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où
reposent les morts est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige
que, si une famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins
propriétaire de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le
champ pour aller accomplir les cérémonies de son culte[12]. L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans
des cimetières ou sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque
famille. Cette habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon
et par plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthène
que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son champ,
et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait la sépulture
des anciens propriétaires[13]. Pour l'Italie,
cette même coutume nous est attestée par une loi des Douze Tables, par les
textes de deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus :
"Il y avait anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le
mettant à la limite du champ, les autres vers le milieu[14]." D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se
soit facilement étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui
entourait ce tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule
par laquelle le laboureur italien priait les Mânes de veiller sur son champ,
de faire bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte.
Ainsi ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur
droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille était
maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union
indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété. Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la
religion que le droit de propriété a été établi. Dans Il est assez évident que la propriété privée était une
institution dont la religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette
religion prescrivait d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture ; la
vie en commun a donc été impossible. La même religion commandait que le foyer
fût fixé au sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la
propriété, le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront
abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture
permanente, la famille a pris possession du sol ; la terre a été en quelque
sorte imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres. Ainsi
l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles
problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation, il
arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la conception
du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute civilisation, puisque par
lui l'homme améliore la terre et devient lui même meilleur. Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit
de propriété, ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des
divinités domestiques qui veillaient sur lui[15]. Chaque champ
devait être entouré, comme nous l'avons vu peur la maison, d'une enceinte qui
le séparât nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était
pas un mur de pierre ; c'était une bande de terre de quelques pieds de large,
qui devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet
espace était sacré : la loi romaine le déclarait imprescriptible[16] ; il appartenait
à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année, le père de
famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne ; il poussait
devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des sacrifices[17]. Par cette
cérémonie il croyait avoir éveillé la bienveillance de ses dieux à l'égard de
son champ et de sa maison ; il avait surtout marqué son droit de propriété en
promenant autour de son champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient
suivi les victimes et les prières, était la limite inviolable du domaine. Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait
quelques grosses pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des
termes. On peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y
attachaient par la manière dont la piété des hommes les posait en terre. Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient : ils commençaient par creuser une
petite fosse, et dressant le Terme sur le bord, ils le couronnaient de
guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils offraient un sacrifice ; la
victime immolée, ils en faisaient couler le sang dans la fosse ; ils y
jetaient des charbons allumés rallumés probablement au feu sacré du foyer,
des grains, des gâteaux, des fruits, un peu de vin et de miel. Quand tort
cela s'était consumé dans la fosse, sur les cendres encore chaudes, on
enfonçait la pierre ou le morceau de bois[18]. On voit
clairement que cette cérémonie avait pour objet de faire du Terme
une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour lui continuer ce
caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte sacré, en versant des
libations et en récitant des prières. Le Terme posé en terre, c'était donc, en quelque
sorte, la religion domestique implantée dans le sol, pour marquer que ce sol
était à jamais la propriété de la famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme
fut considéré comme un dieu distinct. L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît
avoir été universel dans la race indo européenne. Il existait chez les
Hindous dans une haute antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage
avaient chez eux une grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a
décrites pour l'Italie[19]. Avant Rome,
nous trouvons le Terme chez les Sabins[20] ; nous le
trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes
sacrées qu’ils appelaient horoi, theoi horioi[21]. Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était
aucune puissance au monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même
endroit de toute éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une
légende : Jupiter ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y
avoir un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille
tradition montre combien la propriété était sacrée ; car le Terme immobile ne
signifie pas autre chose que la propriété inviolable. Le Terme gardait en effet la limite du champ et
veillait sur elle. Le voisin n'osait pas en approcher de trop près ; car alors, comme dit Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait : arrête,
ceci est mon champ, voilà le tien[22]. Pour empiéter
sur le champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne : or
cette borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère
; la vieille loi romaine disait : Que l'homme et les
boeufs qui auront touché le Terme,
soient dévoués[23] ; cela signifiait
que l'homme et les boeufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque,
parlant au nom de la religion, s'exprimait ainsi : Celui
qui aura touché ou déplacé la borne, sera condamné par les dieux ; sa maison
disparaîtra, sa race s'éteindra ; sa terre ne produira plus de fruits ; la
grêle, la rouille, les feux de la canicule détruiront ses moissons ; les
membres du coupable se couvriront d'ulcères et tomberont de consomption[24]. Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le
même sujet ; il ne nous en est resté que trois mots qui signifient : ne dépasse pas la borne. Mais Platon paraît
compléter la pensée du législateur quand il dit : Notre
première loi doit être celle-ci : que personne ne touche à la borne qui
sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile... Que nul
ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare l'amitié de l'inimitié et
qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa place[25]. De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces
lois, il résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à
l'homme à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle. On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant
été ainsi conçu et établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans
ses effets qu'il ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé
sur d'autres principes. La propriété était tellement inhérente à la religion
domestique qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre.
La maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni
les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son traité des lois, ne prétendait
pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de vendre son
champ ; il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à croire que
dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est assez connu qu'à Sparte il était formellement
défendu de vendre son lot de terre[26]. La même
interdiction était écrite dans les lois de Locres et de Leucade[27]. Phidon de Corinthe,
législateur du neuvième siècle, prescrivait que le nombre des familles et des
propriétés restât immuable[28]. Or cette
prescription ne pouvait être observée que s'il était interdit de vendre les
terres et même de les partager. La loi de Solon, postérieure de sept ou huit
générations à celle de Phidon de Corinthe, ne défendait plus à l'homme de
vendre sa propriété, mais elle frappait le vendeur d'une peine sévère, la
perte de tous les droits de citoyen[29]. Enfin Aristote
nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de villes les anciennes
législations interdisaient la vente des terres[30]. De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la
propriété sur le droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la
sur la religion, il ne le pourra plus : un lien plus fort que la volonté de
l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où vivent
les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un culte, n'est
pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce n'est pas
l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette terre ; c'est
le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt ; elle appartient à ceux
qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait corps avec cette
famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de l'autre, c'est
altérer un culte et offenser une religion. Chez les Hindous, la propriété,
fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable[31]. Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi
des Douze Tables ; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété
était permise. Mais il y a des raisons de penser que dans les premiers temps
de Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était inaliénable
comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette vieille loi, on
distingue du moins les adoucissements qui y ont été portés peu à peu. La loi
des Douze Tables, en laissant au tombeau le caractère d'inaliénabilité, en a
affranchi le champ. On a permis ensuite de diviser la propriété, s'il y avait
plusieurs frères, mais à la condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse
serait accomplie et que le nouveau partage serait fait par un prêtre[32] : la religion
seule pouvait partager ce que la religion avait autrefois proclamé
indivisible. On a permis enfin de vendre le domaine ; mais il a fallu encore
pour cela des formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait
avoir lieu qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait libripens et avec la formalité
sainte qu'on appelait mancipation. Quelque chose d'analogue se voit en Grèce
: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours accompagnée
d'un sacrifice aux dieux[33]. Toute mutation
de propriété avait besoin d'être autorisée par la religion. Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui. L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de l'arrêt d'exil[34], c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit ancien des cités[35]. La loi des Douze Tables ne ménage assurément pas le débiteur ; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre, car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété ; le débiteur est mis dans les mains de son créancier ; sa terre le suit en quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre ; mais il ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est au-dessus de tout et inviolable[36]. |
[1] Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Nu ma. Cette erreur vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (Numa, 16), de Cicéron (République, II, 14) et de Denys (II 74). Ces trois auteurs disent en effet que Numa distribua des terres aux citoyens, mais ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu’à l'égard des terres conquises par son prédécesseur, agri quos bello Romulus ceperat. Quant au sol romain lui-même, ager Romanus, il était propriété privée depuis l'origine de la ville.
[2] hestia, histêmi, stare. Voyez Plutarque, De primo frigido, 21; Macrobe, I, 23; Ovide, Fastes, VI, 299.
[3] herkos hieron. Sophocle, Trachin., 606.
[4] A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu nouveau prit pour lui l'épithète de herkeios. Il n'en est pas moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur de l'enceinte était le dieu domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les theoi herkeioi sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort d'ailleurs du rapprochement d'un passage de Pausanias (IV, 17) avec un passage d'Euripide (Troy., l7) et un de Virgile (En., II, 514) ; ces trois passages se rapportent au même fait et montrent que le Dzeus herkeios n'est autre que le foyer domestique.
[5] Festus, v. ambitus. Varron, De ling. lat., V, 22. Servius, ad Aen., II, 469.
[6] Diodore, V. 68.
[7] Cicéron, Pro domo, 41.
[8] Ovide, Fastes, V, 141.
[9] Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le repas funèbre devait servir d'aliment aux morts. Voyez Euripide, Troyennes, 381.
[10] Cicéron, De legib., II, 22 ; II, 26. Gaius, Instit., II, 6. Digeste, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et étaient enterrés dans le tombeau commun. - La règle qui prescrivait que chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles publiques.
[11] Lycurgue, contre Léocrate,
[12] Cicéron, De legib., II, 24. Digeste, liv. XVIII, tit. 1, 6.
[13] Loi de Solon, citée par Gaius au Digeste, liv. X, tit. I, 13. Démosthène, contre Calliclès. Plutarque, Aristide, 1.
[14] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voyez Fragm. terminalia, édit. Goez, p. 147. Pomponius, au Digeste, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, au Digeste, VIII, 1, 14.
[15] Lares agri custodes, Tibulle, I, 1, 23. Religio Larum posita in fundi villaeque conspectu. Cicéron, De legib., II, 11.
[16] Cicéron, De legib., I, 21.
[17] Caton, De re rust., 141. Script. rei agrar., éd. Goez, p. 308. Denys d'Halicarnasse, II, 14. Ovide, Fastes, II, 639. Strabon, V, 3.
[18] Siculus Flaccus, éd. Goez, p. 5.
[19] Lois de Manou, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, Législat. hindoue, P. 159.
[20] Varron, De ling. lat., V, 74.
[21] Pollux, IX, 9. Hesychius, horos. Platon, Lois, VIII, p. 842.
[22] Ovide, Fastes, II, 677.
[23] Festus, v. Terminus.
[24] Script. rei agrar., édit. Goez, p. 258.
[25] Platon, Lois, VIII, p. 842.
[26] Plutarque, Lycurgue, Agis. Aristote, Polit., II, 6, 10 (II, 7)
[27] Aristote, Polit., II, 4, 4 (II, 5).
[28] Aristote, Polit., II, 3, 7.
[29] Eschine, contre Timarque. Diogène Laërce, I, 55.
[30] Aristote, Polit, VII, 2.
[31] Mitakchara, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu quand le brahmanisme devint dominant.
[32] Ce prêtre était appelé agrimensor. Voyez Scriptores rei agrariae.
[33] Stobée, 42.
[34] Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités.
[35] Une loi des Eléens
défendait de mettre hypothèque sur la terre, Aristote, Polit., VII,
[36] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le débiteur insolvable, nous lisons si volet suo vivito : donc le débiteur devenu presque esclave, conserve encore quelque chose à lui : sa propriété, s'il en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous les noms de mancipation avec fiducie et de pignus étaient, avant l'action Servierme, des moyens détournés pour assurer au créancier le paiement de la dette ; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du débiteur. Cela n'était pas facile ; mais la distinction que l'on faisait entre la propriété et la possession, offrit une ressource. Le créancier obtint du préteur le droit de faire rendre, non pas la propriété, dominium, mais les biens du débiteur, bona. Alors seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la jouissance de sa propriété.