Livre troisième — La cité
Nous n'avons présenté jusqu'ici et nous ne pouvons
présenter encore aucune date. Dans l'histoire de ces sociétés antiques, les
époques sont plus facilement marquées par la succession des idées et des
institutions que par celles des années. L'étude des anciennes règles du droit privé nous a fait
entrevoir, par delà les temps qu'on appelle historiques, une période de
siècles pendant lesquels la famille fut la seule forme de société. Cette
famille pouvait alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers
d'êtres humains. Mais dans ces limites l'association humaine était encore
trop étroite : trop étroite pour les besoins matériels, car il était
difficile que cette famille se suffit en présence de toutes les chances de la
vie ; trop étroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous
avons vu combien dans ce petit monde l'intelligence du divin était
insuffisante et la morale incomplète. La petitesse de cette société primitive répondait bien à
la petitesse de l'idée qu'on s'était faite de la divinité. Chaque famille
avait ses dieux, et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinités
domestiques. Mais il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si
fort au-dessous de ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait
encore beaucoup de siècles pour arriver à se représenter Dieu comme un être
unique, incomparable, infini, du moins il devait se rapprocher insensiblement
de cet idéal en agrandissant d'âge en âge sa conception et en reculant peu à
peu l'horizon dont la ligne sépare pour lui l'Être divin des choses de la
terre. L'idée religieuse et la société humaine allaient donc
grandir en même temps. La religion domestique défendait à deux familles de se
mêler et de se fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs
familles, sans rien sacrifier de leur religion particulière, s'unissent du
moins pour la célébration d'un autre culte qui leur fût commun. C'est ce qui
arriva. Un certain nombre de familles formèrent un groupe, que la langue
grecque appelait une phratrie, la langue latine une curie[1]. Existait-il
entre les familles d'un même groupe un lien de naissance ? Il est impossible
de l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette association nouvelle ne se fit
pas sans un certain élargissement de l'idée religieuse. Au moment même où
elles s'unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs
divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait sur
le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu sacré et
instituèrent un culte. Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût son
autel et son dieu protecteur. L'acte religieux y était de même nature que
dans la famille. Il consistait essentiellement en un repas fait en commun ;
la nourriture avait été préparée sur l'autel lui-même et était par conséquent
sacrée ; on là mangeait en récitant quelques prières ; la divinité était
présente et recevait sa part d'aliments et de breuvage. Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à
Rome ; Cicéron les mentionne, Ovide les décrit[2]. Au temps
d'Auguste ils avaient encore conservé toutes leurs formes antiques. J'ai vu dans ces demeures sacrées, dit un historien de
cette époque, le repas dressé devant le dieu ; les tables étaient de bois,
suivant l'usage des ancêtres, et la vaisselle était de terre. Les aliments
étaient des pains, des gâteaux de fleur de farine, et quelques fruits. J'ai
vu faire les libations ; elles ne tombaient pas de coupes d'or ou d'argent,
mais de vases d'argile ; et j'ai admiré les hommes de nos jours qui restent
si fidèles aux rites et aux coutumes de leurs pères[3]. A Athènes ces
repas avaient lieu pendant la fête qu'on appelait Apaturies[4]. Il y a des usages qui ont duré jusqu'aux derniers temps de
l'histoire grecque et qui jettent quelque lumière sur la nature de la
phratrie antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Démosthène, pour faire
partie d'une phratrie, il fallait être né d'un mariage légitime dans une des
familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle de
la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était
présenté à la phratrie par son père, qui jurait qu'il était son fils.
L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une
victime et en faisait cuire la chair sur l'autel ; tous les membres étaient
présents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en avaient,
le droit s'ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils devaient
enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si après la
cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la victime, le
jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de l'association[5]. Ce qui explique
ces pratiques, c'est que les anciens croyaient que toute nourriture préparée
sur un autel et partagée entre plusieurs personnes établissait entre elles un
lien indissoluble et une union sainte qui ne cessait qu'avec la vie. Chaque phratrie ou curie avait un chef, curio,
magister
curiae, phratiarchos, dont la principale fonction était
de présider aux sacrifices[6]. Peut-être ses
attributions avaient-elles été, à l'origine, plus étendues. La phratrie avait
ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets. En elle, aussi
bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un sacerdoce, une
justice, un gouvernement. C'était une petite société qui était modelée
exactement sur la famille. L'association continua naturellement à grandir, et d'après
le même mode. Plusieurs curies ou phratries groupèrent et formèrent une
tribu. Ce nouveau cercle eut encore sa religion ; dans chaque
tribu il y eut un autel et une divinité protectrice. Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que
celui de la phratrie ou celui de la famille. C'était un homme divinisé, un
héros. De lui la tribu tirait son nom ; aussi les Grecs l'appelaient-ils le
héros éponyme. Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la
cérémonie religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part[7]. La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et portait des décrets, auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, tribunus, phulobasileus[8]. Dans ce qui nous reste des institutions de la tribu, on voit qu'elle avait été constituée, à l'origine, pour être une société indépendante, et comme s’il n'y eût eu aucun pouvoir social au-dessus d'elle. |
[1] Homère, Iliade, II, 362. Démosthène, in Macart. Isée, III, 37 ; VI 10 ; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, Isthm., VII, 18, et Scholiaste. A la phratrie athénienne correspondait l'ôbê des Spartiates. Phratrie et curie étaient deux termes que l'on traduisait l'un par l'autre : Denys d'Halicarnasse, II. 85 ; Dion Cassius, fr. 14.
[2] Cicéron, De orat., I. 7. Ovide, Fastes, VI, 305. Denys, II, 65.
[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'étaient introduits Les repas de la curie n'étaient plus qu'une vaine formalité, bonne pour les Prêtres. Les membres de la curie s'en dispensaient volontiers, et l'usage s'était introduit de remplacer le repas commun par une distribution de vivres et d'argent : Plaute, Aululaire, V, 69 et 137.
[4] Aristophane, Acharn., 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, apatouria. 10.
[5] Démosthène, in Eubul., in Macart. Isée, VIII, 18.
[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosthène, in Eubul., 23.
[7] Démosthène, in Theocrinem. Eschine III, 27. Isée, VII, 36. Pausa nias, I, 38. Schol. in Démosthène, 702. - Il y a dans l'histoire des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières ; les secondes leur sont bien postérieures. L’existence des tribus est un fait universel en Grèce. Iliade, II, 362, 668 ; Odyssée, XIX, 177. Hérodote, IV, 161. Thucydide, III, 92.
[8] Eschine, III, 30,
31. Aristote, Frag., cité par
Photius, v. vaukraria.
Pollux. VIII, 111. Bœckh, Corp. inscr.,
82, 85,