Livre premier — Antiques croyances
Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race
indo-européenne, dont les populations grecques et italiennes sont des
branches, on ne voit pas que cette race ait jamais pensé qu'après cette
courte vie tout fût fini pour l'homme Les plus anciennes générations, bien
avant qu'il y eût des philosophes, ont cru à une seconde existence après
celle-ci. Elles ont envisagé la mort, non comme une dissolution de l'être,
mais comme un simple changement de vie. Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette
seconde existence ? Croyait-on que l'esprit immortel, une fois échappé d'un
corps, allait en animer un autre ? Non ; la croyance à la métempsycose n'a
jamais pu s'enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes ; et
elle n'est pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient,
puisque les hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que
l'esprit montait vers le ciel, vers la région de la lumière ? Pas davantage ;
la pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste, est d'une époque
relativement assez récente en Occident, puisqu'on la voit exprimée pour la
première fois par le poète Phocylide ; le séjour céleste ne fut jamais
regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des bienfaiteurs
de l'humanité. D'après les plus vieilles croyances des Italiens et des Grecs,
ce n'était pas dans un monde étranger à celui-ci que l'âme allait passer sa
seconde existence ; elle restait tout près des hommes et continuait à vivre
sous la terre[1]. On a même cru pendant fort longtemps que dans cette
seconde existence l'âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne
l'en séparait pas ; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau. Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté
des témoins authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont
survécu de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont
nés avec elles et peuvent nous les faire comprendre. Les rites de la sépulture montrent clairement que
lorsqu'on mettait un corps au sépulcre on croyait en même temps y mettre
quelque chose de vivant. Virgile, qui décrit toujours avec tant de précision
et de scrupule les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles
de Polydore par ces mots : nous enfermons l'âme dans le tombeau. La même
expression se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune ; ce n'est pas qu'elle
répondît aux idées que ces écrivains se faisaient de l'âme, mais c'est que
depuis un temps immémorial elle s'était perpétuée dans le langage, attestant
d'antiques et vulgaires croyances[2]. C était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre,
d'appeler trois fois l'âme du mort par le nom qu'il avait porté. On lui
souhaitait de vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait :
porte-toi bien. On ajoutait : que la terre te soit légère[3]. Tant on croyait
que l'être allait continuer à vivre sous cette terre et qu'il y conserverait
le sentiment du bien-être et de la souffrance ! On écrivait sur le tombeau
que l'homme reposait là ; expression qui a survécu à ces croyances et qui de
siècle en siècle est arrivée jusqu'à nous. Nous l'employons encore, bien
qu'assurément personne aujourd'hui ne pense qu'un être immortel repose dans
un tombeau. Mais dans l'antiquité on croyait si fermement qu'un homme vivait
là, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on supposait
qu'il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On répandait du vin
sur sa tombe pour étancher sa soif ; on y plaçait des aliments pour apaiser
sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves, dans la pensée que ces
êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le tombeau, comme ils avaient
fait pendant sa vie. Après la prise de Troie, les Grecs vont retourner dans
leur pays ; chacun d'eux emmène sa belle captive ; mais Achille, qui est sous
la terre, réclame sa captive aussi, et on lui donne Polyxène[4]. Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de
ces pensées des anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter
De cette croyance primitive dériva la nécessité de la
sépulture. Pour que l'âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui
convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait
attachée, fût recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau, n'avait
pas de demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle
devait aimer après les agitations et le travail de cette vie ; il lui fallait
errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais s'arrêter, sans
jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle avait besoin.
Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle tourmentait les vivants,
leur envoyait des maladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des
apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et
à elle-même. De là est venue la croyance aux revenants. Toute l'antiquité a
été persuadée que sans la sépulture l'âme était misérable, et que par la
sépulture elle devenait à jamais heureuse. Ce n'était pas pour l'étalage de
la douleur qu'on accomplissait la cérémonie funèbre, c'était pour le repos et
le bonheur du mort[6]. Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fût
mis en terre. Il fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer
des formules déterminées. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant[7] ; c'est une âme
qui est forcément errante, parce que son corps a été mis en terre sans que
les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula ayant
été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en résulta
que son âme fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au jour où l'on
se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture suivant les
règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on attribuait aux
rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans eux les âmes
étaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que par eux elles
étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même qu'il y avait des
formules qui avaient cette vertu, les anciens en possédaient d'autres qui
avaient la vertu contraire, celle d'évoquer les âmes et de les faire sortir
momentanément du sépulcre. On peut voir dans les écrivains anciens combien l'homme
était tourmenté par la crainte qu'après sa mort les rites ne fussent pas
observés à son égard. C'était une source de poignantes inquiétudes. On
craignait moins la mort que la privation de sépulture. C'est qu'il y allait
du repos et du bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir
les Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer,
avaient négligé d'enterrer les morts. Ces généraux, élèves des philosophes,
distinguaient nettement l'âme du corps, et comme ils ne croyaient pas que le
sort de l'une fût attaché au sort de l'autre, il leur semblait qu'il
importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la terre ou dans
l'eau. Ils n'avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine formalité de
recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, même à Athènes,
restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses généraux d'impiété et les
fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé Athènes; mais par leur
négligence ils avaient perdu des milliers d'âmes. Les parents des morts,
pensant au long supplice que ces âmes allaient souffrir, étaient venus au
tribunal en vêtements de deuil et avaient réclamé vengeance. Dans les cités anciennes la loi frappait les grands
coupables d'un châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On
punissait ainsi l’âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque
éternel. Il faut observer qu'il s'est établi chez les anciens une
autre opinion sur le séjour des morts. Ils se sont figuré une région,
souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les
âmes, loin de leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des
récompenses étaient distribuées suivant la conduite que l'homme avait menée
pendant la vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les
décrire, sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là : preuve
certaine qu'à l'époque où ces rites s'établirent, on ne croyait pas encore au
Tartare et aux Champs-Élysées. L'opinion première de ces antiques générations
fut que l'être humain vivait dans le tombeau, que l'âme ne se séparait pas du
corps et qu'elle restait fixée à cette partie du sol où les ossements étaient
enterrés. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte à rendre de sa vie
antérieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait à attendre ni récompenses ni
supplices. Opinion grossière assurément, mais qui est l'enfance de la notion
de la vie future. L'être qui vivait sous la terre n'était pas assez dégagé
de l'humanité pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours
de l'année portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont
donné la description de cette cérémonie dont l'usage s'était conservé intact
jusqu'à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées. Ils
nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes et de
fleurs, qu'on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu'on y versait
du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime[8]. On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas
funèbre n'était qu'une sorte de commémoration. La nourriture que la famille
apportait, était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le
prouve, c'est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau
; qu'un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au
mort ; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en étaient
brûlées pour qu'aucun vivant n'en eût sa part ; que l'on prononçait certaines
formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire ; que, si la
famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle pas aux mets ;
qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un peu de lait et
quelques gâteaux dans des vases, et qu'il y avait grande impiété à ce qu'un
vivant touchât à cette petite provision destinée aux besoins du mort[9]. Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. Je verse sur la terre du tombeau, dit Iphigénie dans
Euripide, le lait, le miel, le vin ; car c'est avec cela qu'on réjouit les
morts[10].
Chez les Grecs, en avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qu'ils
appelaient pura
et qui était destiné à l'immolation de la victime et à la cuisson de sa chair[11]. Le tombeau
romain avait de même sa culina, espèce de cuisine d'un genre particulier et
uniquement à l'usage du mort[12]. Plutarque
raconte qu'après la bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés
sur le lieu du combat, les Platéens s'étaient engagés à leur offrir chaque
année le repas funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se
rendaient en grande procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers
le tertre sous lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du
vin, de l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les
aliments avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une
formule par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette
cérémonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le
six centième anniversaire[13]. Un peu plus
tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages, faisait voir
combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire. Les morts, dit-il, se
nourrissent des mets que nous plaçons sur leur tombeau et boivent le vin que
nous y versons ; en sorte qu'un mort à qui l'on n'offre rien, est condamné à
une faim perpétuelle[14]. Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et ridicules. Elles ont pourtant exercé l'empire sur l'homme pendant un grand nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes ; nous verrons même bientôt qu'elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source. |
[1] Sub terra censebant reliquam, vitam agi mortuorum. Cicéron, Tuscul., I, 16 ; Euripide, Alceste, 163 ; Hécube, 114.
[2] Ovide, Fastes, V, 451. Pline, Lettres, VII, 27. Virgile, En., III, 67. La description de Virgile se rapporte à l'usage des cénotaphes ; il était admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les rites de la sépulture, et l'on croyait par là enfermer, à défaut du corps, l'âme dans le tombeau. Euripide, Hélène, 1061, 1240. Scholiast. ad Pindar. Pythic, IV, 284. Virgile, VI, 505 ; XII, 214.
[3] Iliade, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, Alceste, 463. Virgile, En., III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, Tristes, III, 3, 43 ; Fastes, IV, 852 ; Métamorphoses, X, 62. Juvénal, VII, 207. Martial, I, 89 ; V, 35 ; IV, 30. Servius, ad Aen., II, 644 ; III, 68; VI, 97. Tacite, Agricola, 46.
[4] Euripide, Hécube, passim ; Alceste, 618 ; Iphigénie, 162. Iliade, XXIII, 166. Virgile, En., V, 71 ; VI, 221 ; XI, 81. Pline, Hist. nat., VIII, 40. Suétone, César, 84. Lucien, De luctu., 14.
[5] Pindare, Pythiq., IV, 284, édit. Heyne ; voir le scholiaste.
[6] Odyssée, XI, 12. Euripide, Troad., 1085. Hérodote, V, 92. Virgile, VI, 371, 379. Horace, Odes, I, 23. Ovide, Fastes, V, 483. Pline, Lettres, VII, 27. Suétone, Caligula, 59. Servius, ad Aeneid., III, 68.
[7] Plaute, Mostellaria.
[8] Virgile, En., III, 300 et sqq. ; V, 77. Ovide, Fastes, II, 540.
[9] Hérodote, II, 40. Euripide, Hécube, 536. Pausanias, II, 10. Virgile, V, 98. Ovide, Fastes, II, 566 Lucien, Charon.
[10] Eschyle, Chéoph., 476. Euripide, Iphigénie, 162 ; Oreste, 115-125. Virgile, VI, 883.
[11] Euripide, Électre, 513.
[12] Festus, v. Culina.
[13] Plutarque, Aristide, 21.
[14] Lucien, De luctu. Cicéron, Pro Flacco, 38.