Livre deuxième — La famille
1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens.
La famille n'a pas reçu ses lois de la cité. Si c'était la
cité qui eût établi le droit privé, il est probable qu'elle l'eût fait tout
différent de ce que nous l'avons vu. Elle eût réglé d'après d'autres
principes le droit de propriété et le droit de succession ; car il n'était
pas de son intérêt que la terre fût inaliénable et le patrimoine indivisible.
La loi qui permet au père de vendre et même de tuer son fils, loi que nous
trouvons en Grèce comme à Rome, n'a pas été imaginée par la cité. La cité
aurait plutôt dit au père : La vie de ta femme et de
ton enfant ne t'appartient pas plus que leur liberté ; je les protégerai,
même contre toi ; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont
failli ; je serai leur seul juge. Si la cité ne parle pas ainsi, c'est
apparemment qu'elle ne le peut pas. Le droit privé existait avant elle.
Lorsqu'elle a commencé à écrire ses lois, elle a trouvé ce droit déjà établi,
vivant, enraciné dans les moeurs, fort de l'adhésion universelle. Elle l'a
accepté, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a osé le modifier qu'à la
longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un législateur ; il s'est au
contraire imposé au législateur. C'est dans la famille qu'il a pris
naissance. Il est sorti spontanément et tout formé des antiques principes qui
la constituaient. Il a découlé des croyances religieuses qui étaient
universellement admises dans l'âge primitif de ces peuples et qui exerçaient
l'empire sur les intelligences et sur les volontés. Une famille se compose d'un père, d'une mère, d'enfants,
d'esclaves. Ce groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui
donc appartiendra l'autorité première ? Au père ? Non. Il y a dans chaque
maison quelque chose qui est au-dessus du père lui-même ; c'est la religion
domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maître, hestia despoina,
que les Latins nomment Lar familiaris. Cette divinité intérieure, ou,
ce qui revient au même, la croyance qui est dans l'âme humaine, voilà
l'autorité la moins discutable. C'est elle qui va fixer les rangs dans la
famille. Le père est le premier près du foyer ; il l'allume et
l'entretient ; il en est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit
la plus haute fonction ; il égorge la victime ; sa bouche prononce la formule
de prière qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La
famille et le culte se perpétuent par lui ; il représente à lui seul toute la
série des ancêtres et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur
lui repose le culte domestique ; il peut presque dire comme le Hindou : c'est
moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin que les
descendants invoqueront. La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé.
La femme, à la vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la
maîtresse du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance ; elle y a
été seulement initiée par le mariage ; elle a appris de son mari la prière
qu'elle prononce. Elle ne représente pas les ancêtres puisqu'elle ne descend
pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-même un ancêtre ; mise au tombeau, elle
n'y recevra pas un culte spécial. Dans la mort comme dans la vie, elle ne
compte que comme un membre de son époux. Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui
dérivent de ces croyances religieuses, s'accordent à considérer la femme
comme toujours mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer à elle ; elle
n'est jamais chef de culte. A Rome, elle reçoit le titre de mater familias,
mais elle le perd si son mari meurt[1]. N'ayant jamais
un foyer qui lui appartienne, elle n'a rien de ce qui donne l'autorité dans
la maison. Jamais elle ne commande ; elle n'est même jamais libre ni
maîtresse d'elle-même. Elle est toujours près du foyer d'un autre, répétant
la prière d'un autre ; pour tous les actes de la vie religieuse il lui faut
un chef, et pour tous les actes de la vie civile un tuteur. La loi de Manou dit : La femme
pendant son enfance dépend de son père ; pendant sa jeunesse, de son mari ;
son mari mort, de ses fils ; si elle n'a pas de fils, des proches parents de
son mari ; car une femme ne doit jamais se gouverner à sa guise[2]. Les lois
grecques et romaines disent la même chose. Fille, elle est soumise à son père
; le père mort, à ses frères ; mariée, elle est sous la tutelle du mari ; le
mari mort, elle ne retourne pas dans sa propre famille, car elle a renoncé à
elle pour toujours par le mariage sacré[3] ; la veuve reste
soumise à la tutelle des agnats de son mari, c'est-à-dire de ses propres
fils, s'il y en a, ou à défaut de fils, plus proches parents[4]. Son mari a une
telle autorité sur elle, qu'il peut avant de mourir lui désigner un tuteur et
même lui choisir un second mari[5]. Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les
Romains avaient une très ancienne expression que leurs jurisconsultes ont
conservée ; c'est le mot manu. Il n'est pas aisé d'en découvrir le sens
primitif. Les commentateurs en font l'expression de la force matérielle,
comme si la femme était placée sous la main brutale du mari. Il y a grande
apparence qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne résultait
nullement de la force plus grande du premier. Elle dérivait, comme tout le
droit privé, des croyances religieuses qui plaçaient l'homme au-dessus de la
femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas été mariée
suivant les rites sacrés, et qui par conséquent n'avait pas été associée au
culte, n'était pas soumise à la puissance maritale[6]. C'était le
mariage qui faisait la subordination et en même temps la dignité de la femme.
Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a constitué la
famille. Passons à l'enfant. Ici la nature parle d'elle-même assez
haut ; elle veut que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maître. La
religion est d'accord avec la nature ; elle dit que le père sera le chef du
culte et que le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais
la nature n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'années
; la religion exige davantage. La nature fait au fils une majorité : la
religion ne lui en accorde pas. D'après les antiques principes, le foyer est
indivisible et la propriété l'est comme lui ; les frères ne se séparent pas à
la mort de leur père ; à plus forte raison ne peuvent-ils pas se détacher de
lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent liés
au foyer du père et par conséquent soumis à son autorité ; tant qu'il vit,
ils sont mineurs. On conçoit que cette règle n'ait pu durer qu'autant que la
vieille religion domestique était en pleine vigueur. Cette sujétion sans fin
du fils au père disparut de bonne heure à Athènes. Elle subsista plus
longtemps à Sparte, où le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la
vieille règle fut scrupuleusement conservée : le fils ne put jamais
entretenir un foyer particulier du vivant du père ; même marié, même ayant
des enfants, il fut toujours en puissance[7]. Du reste il en était de la puissance paternelle comme de
la puissance maritale ; elle avait pour principe et pour condition le culte
domestique. Le fils né d’une concubine n'était pas placé sous l'autorité du
père. Entre le père et lui il n'existait pas de communauté religieuse ; il
n'y avait donc rien qui conférât à l'un l’autorité et qui commandât à l'autre
l'obéissance, la paternité ne donnait par elle seule aucun droit au père. Grâce à la religion domestique, la famille était un petit
corps organisé, une petite société qui avait son Chef et son gouvernement.
Rien dans notre société moderne ne peut nous donner une idée de cette
puissance paternelle. Dans cette antiquité, le père n'est pas seulement
l'homme fort qui protège et qui a aussi le pouvoir de se faire obéir ; il est
le prêtre, il est l'héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des
descendants, le dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules
secrètes de la prière. Toute la religion réside en lui. Le nom même dont on l'appelle, pater, porte en lui-même de
curieux enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en sanscrit ;
d'où l'on peut déjà conclure que, ce mot date d'un temps où les Hellènes, les
Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale. Quel
en était le sens et quelle idée présentait-il alors à l'esprit des hommes ?
on peut le savoir, car il a gardé sa signification première dans les formules
de la langue religieuse et dans celles de la langue juridique. Lorsque les
anciens en invoquant Jupiter l'appelaient pater hominum Deorumque, ils ne voulaient pas
dire que Jupiter fût le père des dieux et des hommes ; car ils ne l'ont
jamais considéré comme tel et ils ont cru au contraire que le genre humain
existait avant lui. Le même titre de pater était donné à Neptune, à Apollon,
à Bacchus, à Vulcain, à Pluton, que les hommes assurément ne considéraient
pas comme leurs pères ; ainsi le titre de mater s'appliquait à Minerve, à
Diane, à Vesta qui étaient réputées trois déesses vierges. De même dans la
langue juridique le titre de pater ou pater familias, pouvait être donné à un
homme qui n'avait pas d'enfants, qui n'était pas marié, qui n'était même pas
en âge de contracter le mariage. L'idée de paternité ne s'attachait donc pas
à ce mot. La vieille langue en avait un autre qui désignait proprement le
père, et qui, aussi ancien que pater, se trouve comme lui dans les langues
des Grecs, des Romains et des Hindous (gânitar, gennêtêr, genitor). Le mot pater avait un autre sens.
Dans la langue religieuse on l'appliquait aux dieux ; dans la langue du droit,
à tout homme qui avait un culte et un domaine. Les poètes nous montrent qu'on
l'employait à l'égard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le
client le donnaient à leur maître. Il était synonyme des mots rex, anax, basileus.
Il contenait en lui, non pas l'idée de paternité, mais celle de puissance,
d'autorité, de dignité majestueuse. Qu'un tel mot se soit appliqué au père de famille jusqu'à pouvoir devenir peu à peu son nom le plus ordinaire, voilà assurément un fait bien significatif et qui paraîtra grave à quiconque veut connaître les antiques institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idée de la puissance que le père a exercée longtemps dans la famille et du sentiment de vénération qui s'attachait à lui comme à un pontife et à un souverain. 2° Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle.
Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette
puissance illimitée dont la religion l'avait d'abord revêtu. Les droits très
nombreux et très divers qu'elles lui ont conférés peuvent être rangés en
trois catégories, suivant qu'on considère le père de famille comme chef
religieux, comme maître de la propriété ou comme juge. I. Le père est le chef suprême de la religion
domestique ; il règle toutes les cérémonies du culte comme il l'entend ou
plutôt comme il a vu faire à son père. Personne dans la famille ne conteste
sa suprématie sacerdotale. La cité elle-même et ses pontifes ne peuvent rien
changer à son culte. Comme prêtre du foyer, il ne reconnaît aucun supérieur. A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable
de la perpétuité du culte et par conséquent de celle de la famille. Tout ce
qui touche à cette perpétuité, qui est son premier soin et son premier
devoir, dépend de lui seul. De là dérive toute une série de droits : Droit de reconnaître l'enfant à sa naissance ou de le
repousser. Ce droit est attribué au père par les lois grecques[8] aussi bien que
par les lois romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction
avec les principes sur lesquels la famille est fondée. La filiation, même
incontestée, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacré de la famille ;
il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant, que l'enfant
n'est pas associé à la religion domestique, il n'est rien pour le père. Droit de répudier la femme, soit en cas de stérilité,
parce qu'il ne faut pas que la famille s'éteigne, soit en cas d'adultère,
parce que la famille et la descendance doivent être pures de toute
altération. Droit de marier sa fille, c'est-à-dire de céder à un autre
la puissance qu'il a sur elle. Droit de marier son fils ; le mariage du fils
intéresse la perpétuité de la famille. Droit d'émanciper, c'est-à-dire d'exclure un fils de la
famille et du culte. Droit d'adopter, c'est-à-dire d'introduire un étranger
près du foyer domestique. Droit de désigner en mourant un tuteur à sa femme et à ses
enfants. Il faut remarquer que tous ces droits étaient attribués au
père seul, à l'exclusion de tous les autres membres de la famille. La femme
n'avait pas le droit de divorcer, du moins dans les époques anciennes. Même
quand elle était veuve, elle ne pouvait ni émanciper ni adopter. Elle n'était
jamais tutrice, même de ses enfants. En cas de divorce, les enfants restaient
avec le père, même les filles. Elle n'avait jamais ses enfants en sa
puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'était pas demandé[9]. II. On a vu plus haut due la propriété n'avait
pas été conçue, à l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit
de famille. La fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme
disent implicitement tous les anciens législateurs, aux ancêtres et aux
descendants. Cette propriété, par sa nature même, ne se partageait pas. Il ne
pouvait y avoir dans chaque famille qu'un propriétaire qui était la famille
même, et qu'un usufruitier qui était le père. Ce principe explique plusieurs
dispositions de l'ancien droit. La propriété ne pouvant pas se partager et reposant tout
entière sur la tête du père, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre
part. Le régime dotal et même la communauté de biens étaient alors inconnus.
La dot de la femme appartenait sans réserve au mari, qui exerçait sur les
biens dotaux non seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un
propriétaire. Tout ce que la femme pouvait acquérir durant le mariage,
tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait même pas sa dot en devenant
veuve[10]. Le fils était dans les mêmes conditions que la femme il ne
possédait rien. Aucune donation faite par lui n'était valable, par la raison
qu'il n'avait rien à lui. Il ne pouvait rien acquérir ; les fruits de son
travail, les bénéfices de son commerce étaient pour son père. Si un testament
était fait en sa faveur par un étranger, c'était son père et non pas lui qui
recevait le legs. Par là s'explique le texte du droit romain qui interdit
tout contrat de vente entre le père et le fils. Si le père eût vendu au fils,
il se fût vendu à lui-même, puisque le fils n'acquérait que pour le père[11]. On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les
lois d'Athènes que le père pouvait vendre son fils[12]. C'est que le
père pouvait disposer de toute la propriété qui était dans la famille, et que
le fils lui-même pouvait être envisagé comme une propriété, puisque ses bras
et son travail étaient une source de revenu. Le père pouvait donc à son choix
garder pour lui cet instrument de travail ou le céder à un autre. Le céder,
c'était ce qu'on appelait vendre le fils Les textes que nous avons du droit
romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce contrat de
vente et sur les réserves qui pouvaient y être contenues. Il paraît certain
que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de l'acheteur. Ce n'était
pas sa liberté qu'on vendait, mais seulement son travail. Même dans cet état,
le fils restait encore soumis à la puissance paternelle, ce qui prouve qu'il
n'était pas considéré comme sorti de la famille. On peut croire que cette
vente n'avait d'autre effet que d'aliéner pour un temps la possession du fils
par une sorte de contrat de louage. Plus tard elle ne fut usitée que comme un
moyen détourné d'arriver à l'émancipation du fils. III. Plutarque nous apprend qu'à Rome les
femmes ne pouvaient pas paraître en justice, même comme témoins[13]. On lit dans le
jurisconsulte Gaius : Il faut savoir qu'on ne peut
rien céder en justice aux personnes qui sont en puissance, c'est-à-dire à la
femme, au fils, à l'esclave. Car de ce que ces personnes ne pouvaient rien
avoir en propre on a conclu avec raison qu'elles ne pouvaient non plus rien
revendiquer en justice. Si votre fils, soumis à votre puissance, a commis un
délit, l'action en justice est donnée contre vous. Le délit commis par un
fils contre son père ne donne lieu à aucune action en justice[14]. De tout cela il
résulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient être ni demandeurs,
ni défendeurs, ni accusateurs, ni accusés, ni témoins. De toute la famille,
il n'y avait que le père qui pût paraître devant le tribunal de la cité ; la
justice publique n'existait que pour lui. Si la justice, pour le fils et la femme, n'était pas dans
la cité, c'est qu'elle était dans la maison. Leur juge était le chef de
famille, siégeant comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou
paternelle, au nom de la famille et sous les yeux des divinités domestiques[15]. Tite-Live raconte que le Sénat voulant extirper de Rome
les Bacchanales, décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris
part. Le décret fut aisément exécuté à l'égard des citoyens. Mais à l'égard
des femmes, qui n'étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se
présentait ; les femmes n'étaient pas justiciables de l'État ; la famille seule
avait le droit de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa
aux maris et aux pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence
de mort. Ce droit de justice que le Chef de famille exerçait dans
sa maison, était complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme
faisait le magistrat dans la cité ; aucune autorité n'avait le droit de
modifier ses arrêts. Le mari, dit Caton
l'Ancien, est juge de sa femme ; son pouvoir n'a pas
de limite ; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute, il la
punit ; si elle a bu du vin, il la condamne ; si elle a eu commerce avec un
autre homme, il la tue. Le droit était le même à l'égard des enfants. Valère
Maxime cite un certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicité, et
tout le monde connaît ce père qui mit à mort son fils, complice de Catilina. Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire
romaine. Ce serait sen faire une idée fausse que de croire que le père eût le
droit absolu de tuer sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S'il les
frappait de mort, ce n'était qu'en vertu de son droit de justice. Comme le
père de famille était seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils
ne pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il était dans l'intérieur de sa famille
l'unique magistrat. Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorité paternelle
n'était pas une puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du
droit du plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au
fond des âmes, et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par
exemple, le père avait le droit d'exclure le fils de sa famille ; mais il
savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'éteindre et
les mânes de ses ancêtres de tomber dans l'éternel oubli. Il avait le droit
d'adopter l'étranger ; mais la religion lui défendait de le faire s'il avait
un fils. Il était propriétaire unique des biens ; mais il n'avait pas, du
moins à l'origine, le droit de les aliéner. Il pouvait répudier sa femme ;
mais pour le faire il fallait qu'il osât briser le lien religieux que le
mariage avait établi. Ainsi la religion imposait au père autant d'obligations
qu'elle lui conférait de droits. Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans les esprits ont suffi, sans qu'on eût besoin du droit de la force ou de l'autorité d'un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans tous ses détails le droit privé. |
[1] Festus, v. mater familiae.
[2] Lois de Manou, V, 147, 148.
[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Démosthène, in Eubulid., 41.
[4] Démosthène, in Steph., II ; in Aphob. Plutarque, Thémist., 32. Denis d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2. Macrobe, I, 3.
[5] Démosthène, in Aphobum ; pro Phormione.
[6] Cicéron, Topic., 14. Tacite, Annales, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6. On verra plus loin qu'à une certaine époque et pour des raisons que nous aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré.
[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle : jus proprium est civium romanorum, il faut entendre que le droit romain ne reconnaît cette puisque chez le citoyen romain; cela ne veut pas dire quelle n'existât pas ailleurs et ne fût pas reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que nous dirons de la situation légale des sujets sous la domination de Rome.
[8] Hérodote, I, 59. Plutarque, Alcibiade, 23 ; Agésilas, 3.
[9] Démosthène, in Eubul., 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8. Institutes, I, 9. Digeste, liv. I, tit. 1, 11.
[10] Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées par le droit prétorien.
[11] Cicéron, De legib., Il, 20. Gaius, II, 81. Digeste, liv. XVIII, tit. 1. 2.
[12] Plutarque, Solon, 13. Denys d'Halicarnasse, II, 26. Gaius, I, 117 ; I, 132; IV. 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XIL, 8. Festus, v. deminutus.
[13] Plutarque, Publicola, 8.
[14] Gaius, II, 96 ; IV, 77. 78
[15] Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les moeurs ; le Père consulta la famille entière et l'érigea en un tribunal qu'il présidait. Tacite, XIII, 32. Digeste, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon, Lois, IX.