Livre troisième — La cité
Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez les
anciens. La cité était l'association religieuse et politique des familles et
des tribus ; la ville était le lieu de réunion, le domicile de cette
association. Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée
que nous donnent celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit
quelques maisons, c'est un village ; insensiblement le nombre des maisons
s'accroît, c'est une ville ; et nous finissons, s'il y a lieu, par l'entourer
d'un fossé et d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas
à la longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des
constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entière en un jour. Mais il fallait que la cité fût constituée d'abord, et
c'était l'oeuvre la plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois
que les familles, les phratries et les tribus étaient convenues de s'unir et
d'avoir un même culte, aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire
de ce culte commun Aussi la fondation d'une ville était-elle toujours un acte
religieux. Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même,
en dépit de la vogue d'incrédulité qui s'attache à cette ancienne histoire.
On a bien souvent répété que Romulus était un chef d'aventuriers, qu'il
s'était fait un peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que
tous ces hommes ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes
pour y enfermer leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les
faits d'une tout autre façon ; et il nous semble que, si l'on veut connaître
l'antiquité, la première règle doit être de s'appuyer sur les témoignages qui
nous viennent d'elle. Ces écrivains parlent à la vérité d'un asile,
c'est-à-dire d'un enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se présentèrent
; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de villes lui
avaient donné. Mais cet asile n'était pas la ville ; il ne fut même ouvert
qu'après que la ville avait été fondée et complètement bâtie. C'était un appendice
ajouté à Rome ; ce n'était pas Rome. Il ne faisait même pas partie de la
ville de Romulus ; car il était situé au pied du mont Capitolin, tandis que
la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe de bien distinguer le
double élément de la population romaine. Dans l'asile sont les aventuriers
sans feu ni lieu ; sur le Palatin sont les hommes venus d'Albe, c'est-à-dire
les hommes déjà organisés en société, distribués en gentes et en curies,
ayant des cultes domestiques et des lois. L'asile n'est qu'une sorte de
hameau ou de faubourg où les cabanes se bâtissent au hasard et sans règles ;
sur le Palatin s'élève une ville religieuse et sainte. Sur la manière dont cette ville fut fondée, l'antiquité
abonde en renseignements ; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les
puisait chez des auteurs plus anciens que lui ; on en trouve dans Plutarque,
dans les Fastes d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulsé
les vieilles annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout nous
inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius Flaccus
que Festus nous a en partie conservé, tous les deux fort instruits des antiquités
romaines, amis de la vérité, nullement crédules, et connaissant assez bien
les règles de la critique historique. Tous ces écrivains nous ont transmis le
souvenir de la cérémonie religieuse qui avait marqué la fondation de Rome, et
nous ne sommes pas en droit de rejeter un tel nombre de témoignages. Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits
qui nous étonnent ; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout
si ces faits qui s'éloignent beaucoup des idées modernes, s'accordent
parfaitement avec celles des anciens ? Nous avons vu dans leur vie privée une
religion qui réglait tous leurs actes ; nous avons vu ensuite que cette
religion les avait constitués en société ; qu'y a-t-il d'étonnant après cela
que la fondation d'une ville ait été aussi un acte sacré et que Romulus
lui-même ait dû accomplir des rites qui étaient observés partout ? Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement
de la ville nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la
destinée du peuple dépend, est toujours laissé à la décision des dieux. Si
Romulus eût été Grec, il aurait consulté l'oracle de Delphes ; Samnite, il
eût suivi l'animal sacré, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des
Étrusques, initié à la science augurale[1], il demande aux
dieux de lui révéler leur volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui
désignent le Palatin. Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un
sacrifice. Ses compagnons sont rangés autour de lui ; ils allument un feu de
broussailles, et chacun saute à travers la flamme légère[2]. L'explication de
ce rite est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit
pur ; or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale
en sautant à travers la flamme sacrée. Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au
grand acte de la fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme
circulaire. Il y jette une motte de terre qu'il a apportée de la ville d'Albe[3]. Puis chacun de
ses compagnons s'approchant à son tour, jette comme lui un peu de terre qu'il
a apporté du pays d'où il vient. Ce rite est remarquable, et il nous révèle chez ces hommes
une pensée qu'il importe de signaler. Avant de venir sur le Palatin, ils
habitaient Albe ou quelque autre des villes voisines. Là était leur foyer ;
c'est là que leurs pères avaient vécu et étaient ensevelis. Or la religion
défendait de quitter la terre où le foyer avait été fixé et où les ancêtres
divins reposaient. Il avait donc fallu, pour se dégager de toute impiété, que
chacun de ces hommes usât d'une fiction, et qu'il emportât avec lui, sous le
symbole d’une motte de terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis
et auquel leurs mânes étaient attachés L'homme ne pouvait se déplacer qu'en
emmenant avec lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli
pour qu'il pût dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée : ceci
est encore la terre de mes pères, terra patrum, patria ; ici est ma patrie, car
ici sont les mânes de ma famille. La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre,
s'appelait mundus
; or ce mot désignait, dans l'ancienne langue la région des mânes[4]. De cette même
place, suivant la tradition, les âmes des morts s'échappaient trois fois par
an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons-nous pas encore dans
cette tradition la véritable pensée de ces anciens hommes ? En déposant dans
la fosse une motte de terre de leur ancienne patrie, ils avaient cru y
enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces âmes réunies-là devaient
recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs descendants. Romulus à cette
même place posa un autel et y alluma du feu. Ce fut le foyer de la cité[5]. Autour de ce foyer doit s'élever la ville, comme la maison
s'élève autour du foyer domestique ; Romulus trace un sillon qui marque
l'enceinte. Ici encore les moindres détails sont fixés par un rituel. Le
fondateur doit se servir d'un soc de cuivre ; sa charrue est traînée par un
taureau blanc et une vache blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume
sacerdotal, tient lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant
des prières Ses compagnons marchent derrière lui en observant un silence
religieux. A mesure que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette
soigneusement à l'intérieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de cette
terre sacrée ne soit du côté de l'étranger[6]. Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni
étranger ni citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit
sillon est un acte d'impiété ; la tradition romaine disait que le frère du
fondateur avait commis ce sacrilège et l'avait payé de sa vie[7]. Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en
sortir, le sillon est interrompu en quelques endroits[8] ; pour cela
Romulus a soulevé et porté le soc ; ces intervalles s'appellent portae
; ce sont les portes de la ville. Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s'élèvent
ensuite les murailles ; elles sont sacrées aussi[9]. Nul ne pourra y
toucher, même pour les réparer, sans la permission des pontifes. Des deux
côtés de cette muraille, un espace de quelques pas est donné à la religion ;
on l'appelle pomoerium[10] ; il n'est
permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y élever aucune construction. Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la
cérémonie de la fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a
pu s'en conserver jusqu'aux écrivains qui nous l'ont transmis, c'est que
cette cérémonie était rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une
fête anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été
célébrée dans toute l'antiquité, d'année en année, et le peuple romain la
célèbre encore aujourd'hui à la même date qu'autrefois, le 21 avril ; tant
les hommes à travers leurs incessantes transformations, restent fidèles aux
vieux usages ! On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites
aient été imaginés pour la première fois par Romulus. Il est certain au
contraire que beaucoup de villes avant Rome avaient été fondées de la même
manière. Varron dit que ces rites étaient communs au Latium et à l'Étrurie.
Caton l'Ancien qui, pour écrire son livre des Origines, avait consulté les
annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues
étaient pratiqués par tous les fondateurs de villes. Les Étrusques
possédaient des livres liturgiques où était consigné le rituel complet de ces
cérémonies[11]. Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement
d'une ville devait être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils
voulaient en fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes[12]. Hérodote
signale comme un acte d'impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé
bâtir une ville sans consulter l'oracle et sans
pratiquer aucune des cérémonies prescrites, et le pieux historien
n'est pas surpris qu'une ville ainsi construite en dépit des règles n'ait
duré que trois ans[13]. Thucydide
rappelant le jour où Sparte fut fondée mentionne les chants pieux et les
sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les Athéniens
avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une colonie sans
s'y conformer[14].
On peut voir dans une comédie d'Aristophane un tableau assez exact de la
cérémonie qui était usitée en pareil cas. Lorsque le poète représentait la
plaisante fondation de la ville des Oiseaux, il songeait certainement aux
coutumes qui étaient observées dans la fondation des villes des hommes ;
aussi mettait-il sur la scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant
les dieux, un poète qui chantait des hymnes, et un devin qui récitait des
oracles. Pausanias parcourait Dès qu'on fut en possession du rituel, la fondation
commença. Les prêtres offrirent d'abord un sacrifice ; on invoqua les anciens
dieux de On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs
anciens qu'il n'y avait aucune ville, si antique qu'elle pût être, qui ne
prétendît savoir le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est
qu'une ville ne pouvait pas perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui
avait marqué sa naissance ; car chaque année elle en célébrait l'anniversaire
par un sacrifice. Athènes, aussi bien que Rome, fêtait son jour natal. Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants
s'établissaient dans une ville déjà bâtie. Ils n'avaient pas de maisons à
construire ; car rien ne s'opposait à ce qu'ils occupassent celles des
vaincus. Mais ils avaient à accomplir la cérémonie de la fondation,
c'est-à-dire à poser leur propre foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure
leurs dieux nationaux. C'est pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans
Hérodote que les Doriens fondèrent Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique
les deux peuples eussent trouvé ces villes toutes bâties et déjà fort
anciennes. Ces usages nous disent clairement ce que c'était qu'une
ville dans la pensée des anciens. Entourée d'une enceinte sacrée et
s'étendant autour d'un autel, elle était le domicile religieux qui recevait
les dieux et les hommes de la cité. Tite Live disait de Rome : Il n'y a pas une place dans cette ville qui ne soit
imprégnée de religion et qui ne soit occupée par quelque divinité... Les dieux l'habitent. Ce que Tite Live disait de
Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville ; car, si elle avait été
fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte des dieux
protecteurs qui s'étaient comme implantés dans son sol et ne devaient plus le
quitter. Toute ville était un sanctuaire ; toute ville pouvait être appelée
sainte[16]. Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville,
le peuple ne devait pas non plus quitter l'endroit où ses dieux étaient
fixés. Il y avait à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat
entre les dieux et les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que
Rome, dévastée par les Gaulois, n'était plus qu'un monceau de ruine, qu'à
cinq lieues de là il existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien
située, et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la
conquête, qu'il fallait donc laisser là Rome détruite et se transporter à
Veii. Mais le pieux Camille leur répondit : Notre
ville a été fondée religieusement ; les dieux mêmes en ont marqué la place et
s'y sont établis avec nos pères. Toute ruinée qu'elle est, elle est encore ma
demeure de nos dieux nationaux. Les Romains restèrent à Rome. Quelque chose de sacré et de divin s'attachait naturellement à ces villes que les dieux avaient élevées[17] et qu'ils continuaient à remplir de leur présence. On sait que les traditions romaines promettaient à Rome l'éternité. Chaque ville avait des traditions semblables. On bâtissait toutes les villes pour être éternelles. |
[1] Cicéron, De divin, I, 17. Plutarque, Camille, 32. Pline, XIV, 2 ; XVIII, 12.
[2] Denys, I, 88.
[3] Plutarque, Romulus, 11. Dion Cassius, Fragm., 12. Ovide, Fastes, IV, 821. Festus, v. Quadrata.
[4] Festus, v. Mundus. Servius, ad Aen., III, 134. Plutarque, Romulus, 11.
[5] Ovide, ibid. Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le foyer commua ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les trois collines.
[6] Plutarque, Romulus, 11. Ovide, Fastes, 825-829. Varron, De ling. Lat., V, 143. Festus, v. Primigenius; v. Urvat. Virgile, V, 755.
[7] Voyez Plutarque, Quest. rom., 27.
[8] Caton, dans Servius, V, 755.
[9] Cicéron, De nat. deor., III, 40. Digeste, liv. I, tit. 8, 8. Gaius, II, 8.
[10] Plutarque, ibid. Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14
[11] Varron, De ling. lat., V, 143. Caton dans Servius, V, 755. Festus, v. Rituales.
[12] Hérodote, passim. Diodore, XII, 10. Pausanias, VII, 2. Athénée, VIII, 62.
[13] Hérodote, V, 42.
[14] Thucydide, V, 16 ; III, 24.
[15] Pausanias, IV, 27.
[16] Hilios hirê, hierai Athênai (Aristophane, Cher., 1319), Lakedaimoni diêi (Théognis, v. 837) ; hieran polin dit Théognis en parlant de Mégare.
[17] Neptunia Troja, theodmêtoi Athênai. Voyez Théognis, 755 (Welcker).