Livre troisième — La cité
La cité avait été fondée sur une religion et constituée
comme une Église. De là sa force ; de là aussi son omnipotence et l'empire
absolu qu'elle exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels
principes, la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était
soumis en toutes choses et sans nulle réserve à la cité ; il lui appartenait
tout entier. La religion qui avait enfanté l'État, et l'État qui entretenait
la religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un ; ces deux
puissances, associées et confondues, formaient une puissance presque
surhumaine à laquelle l'âme et le corps étaient également asservis. Il n'y avait rien dans l'homme qui fût indépendant. Son
corps appartenait à l'État et était voué à sa défense ; à Rome, le service
militaire était dû jusqu'à cinquante ans, à Athènes jusqu'à soixante, à
Sparte toujours. Sa fortune était toujours à la disposition de l'État ; si la
cité avait besoin d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer
leurs bijoux, aux créanciers de lui abandonner leurs créances, aux
possesseurs d'oliviers de lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient
fabriquée[1]. La vie privée n'échappait pas à cette omnipotence de
l'État. La loi athénienne, au nom de la religion, défendait à l'homme de
rester célibataire[2].
Sparte punissait non seulement celui qui ne se mariait pas, mais même celui
qui se mariait tard. L'État pouvait prescrire à Athènes le travail, à Sparte
l'oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque dans les plus petites choses ; à
Locres, la loi défendait aux hommes de boire du vin pur ; à Rome, à Milet, à
Marseille, elle le défendait aux femmes[3]. Il était
ordinaire que le costume fût fixé invariablement par les lois de chaque cité
; la législation de Sparte réglait la coiffure des femmes, et celle d'Athènes
leur interdisait d'emporter en voyage plus de trois robes[4]. A Rhodes et à
Byzance, la loi défendait de se raser la barbe[5]. L'État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens
fussent difformes ou contrefait. En conséquence il ordonnait au père à qui
naissait un tel enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les
anciens codes de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait à
Athènes ; nous savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans
leurs législations idéales. Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et
Rousseau admiraient fort. Sparte venait d'éprouver une défaite à Leuctres et
beaucoup de ses citoyens avaient péri. A cette nouvelle, les parents des
morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait que
son fils avait échappé au désastre et qu'elle allait le revoir, montrait de
l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne reverrait plus son
fils, témoignait de la joie et parcourait les temples en remerciant les
dieux. Quelle était donc la puissance de l'État, qui ordonnait le
renversement des sentiments naturels et qui était obéi ! L'État n'admettait pas qu'un homme fût indifférent à ses
intérêts ; le philosophe, l'homme d'étude n'avait pas le droit de vivre à
part. C'était une obligation qu'il votât dans l'assemblée et qu'il fût
magistrat à son tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la
loi athénienne ne permettait pas au citoyen de rester neutre ; il devait combattre
avec l'un ou avec l'autre parti ; contre celui qui voulait demeurer à l'écart
des factions et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l'exil avec
confiscation des biens. II s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez
les Grecs. Il n'y avait rien au contraire où l'État tînt davantage à être
maître. A Sparte, le père n'avait aucun droit sur l'éducation de son enfant.
La loi paraît avoir été moins rigoureuse à, Athènes ; encore la cité
faisait-elle en sorte que l'éducation fût commune sous des maîtres choisis
par elle. Aristophane, dans un passage éloquent[6], nous montre les
enfants d'Athènes se rendant à leur école ; en ordre, distribués par
quartiers, ils marchent en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou au
grand soleil ; ces enfants semblent déjà comprendre que c'est un devoir
civique qu'ils remplissent. L'État voulait diriger seul l'éducation, et
Platon dit le motif de cette exigence : Les parents
ne doivent pas être libres d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez
les maîtres que la cité a choisis ; car les enfants sont moins à leurs
parents qu'à la cité[7]. L'État
considérait le corps et l'âme de chaque citoyen comme lui appartenant ; aussi
voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur
parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le corps de l'homme était
une arme pour la cité, et qu'il fallait que cette arme fût aussi forte et
aussi maniable que possible. Il lui enseignait aussi les chants religieux,
les hymnes, les danses sacrées, parce que cette connaissance était nécessaire
à la bonne exécution des sacrifices et des fêtes de la cité[8]. L'État ne permettait pas volontiers qu'il y eût un
enseignement libre à côté du sien. A Athènes il y avait une loi qui défendait
d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats ; une autre
loi interdisait spécialement d'enseigner la philosophie[9]. L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait
croire et se soumettre à la religion de la cité. On pouvait haïr ou mépriser
les dieux de la cité voisine ; quant aux divinités d'un caractère général et
universel, comme Jupiter Céleste, ou Cybèle ou Junon, on était libre d'y
croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisât de douter
d'Athéné Poliade ou d'Érecthée ou de Cécrops. II y aurait eu là une grande
impiété qui eût porté atteinte à la religion et à l'État en même temps, et
que l'État eût sévèrement punie. Socrate fut mis à mort pour ce crime. La
liberté de penser à l'égard de la religion de la cité était absolument
inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer à toutes les règles du
culte, figurer dans toutes les processions, prendre part aux repas sacrés. La
législation athénienne prononçait une peine contre ceux qui s'abstenaient de
célébrer religieusement une fête nationale[10]. Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie
privée, ni la liberté d'éducation, ni la liberté religieuse. La personne
humaine comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et
presque divine qu'on appelait la patrie ou l'État. L'État n'avait pas
seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l'égard
des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fût coupable et par cela seul que
son intérêt était en jeu. Aristide assurément n'avait commis aucun crime et
n'en était même pas soupçonné ; mais la cité avait le droit de le chasser de
son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par ses vertus trop
d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le voulait. On appelait
cela l'ostracisme ; cette institution n'était pas particulière à Athènes ; on
la trouve à Argos, à Mégare, à Syracuse et nous pouvons croire qu'elle
existait dans toutes les cités grecques[11]. Or l'ostracisme
n'était pas un châtiment ; c'était une précaution que la cité prenait contre
un citoyen qu'elle soupçonnait de pouvoir la gêner un jour. A Athènes on
pouvait mettre un homme en accusation et le condamner pour incivisme,
c'est-à-dire pour défaut d'affection envers l'État. La vie de l'homme n'était
garantie par rien dès qu'il s'agissait de l'intérêt de la cité. Rome fit une
loi par laquelle il était permis de tuer tout homme qui aurait l'intention de
devenir roi[12].
La funeste maxime que le salut de l'État est la loi suprême, a été formulée
par l'antiquité[13].
On pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant
l'intérêt de la patrie. C'est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que d'avoir cru que dans les cités anciennes l'homme jouissait de la liberté. Il n'en avait pas même l'idée. Il ne croyait pas qu'il pût exister de droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. Nous verrons bientôt que le gouvernement a plusieurs fois changé de forme ; mais la nature de l’État est restée à peu près la même, et son omnipotence n'a guère été diminuée. Le gouvernement s'appela tour à tour monarchie, aristocratie, démocratie ; mais aucune de ces révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la liberté individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu'on appelait la liberté ; mais l'homme n'en était pas moins asservi à l'État. Les anciens, et surtout les Grecs, s'exagérèrent toujours l'importance et les droits de la société ; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la société avait revêtu à l'origine. |
[1] Aristote, Économ., II.
[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, Lysandre, 30.
[3] Athénée, X, 33. Elien, H. V., II, 37.
[4] Fragm. des hist. grecs, colt. Didot, t. II, p. 129, 211. Plutarque, Solon, 21.
[5] Athénée, XIII. Plutarque, Cléomène, 9. - Les Romains ne croyaient pas qu'on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d'avoir des enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement préalable. Plutarque, Caton l'Ancien, 23.
[6] Aristophane, Nuées, 960-965.
[7] Platon, Lois, VII.
[8] Aristophane, Nuées, 966-968.
[9] Xénophon, Mémor., I, 2. Diogène Laërce, Théophr.
[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, schol. in Démosth., in Midian.
[11] Aristote, Politique, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristoph., Chevaliers, 851.
[12] Plutarque, Publicola, 12.
[13] Cicéron, De legibus, III, 3.