Livre cinquième — Le régime municipal disparaît
La victoire du christianisme marque la fin de la société
antique. Ce n'est qu'avec la religion nouvelle que s'achève cette
transformation sociale que nous avons vue commencer six ou sept siècles avant
notre ère. Pour savoir combien le christianisme a changé les règles
de la politique, il suffit de se rappeler que l'ancienne société avait été
constituée par une vieille religion dont le principal dogme était que chaque
dieu protégeait exclusivement une famille ou une cité, et n'existait que pour
elle. C'était le temps des dieux domestiques et des divinités poliades. Cette
religion avait enfanté le droit ; les relations entre les hommes, la
propriété, l'héritage, la procédure, tout s'était trouvé réglé, non par les
principes de l'équité naturelle, mais par les dogmes de cette religion et en
vue des besoins de son culte. C'était elle aussi qui avait établi un
gouvernement parmi les hommes : celui du père dans la famille, celui du roi
ou du magistrat dans la cité. Tout était venu de la religion, c'est-à-dire de
l'opinion que l'homme se faisait de la divinité. Religion, droit,
gouvernement s'étaient confondus et n'avaient été qu'une même chose sous
trois aspects divers. Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social
des anciens, où la religion était maîtresse absolue dans la vie privée et
dans la vie publique ; où l'État était une communauté religieuse, le roi un
pontife, le magistrat un prêtre, la loi une formule sainte; où le patriotisme
était de la piété, l'exil une excommunication; où la liberté individuelle
était inconnue, où l'homme était asservi à l'État de l'âme, par son corps,
par ses biens ; où la haine était obligatoire contre l'étranger, où la notion
du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arrêtait aux limites
de la cité ; où l'association humaine était nécessairement bornée dans une
certaine circonférence autour d'un prytanée, et où l'on ne voyait pas la
possibilité de fonder des sociétés plus grandes. Tels furent les traits
caractéristiques de la société grecque et italienne pendant une période dont
on peut évaluer l'étendue à quinze siècles. Mais peu à peu, nous l'avons vu, la société se modifia.
Des changements s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même
temps que dans les croyances. Déjà dans les cinq siècles qui précèdent le
christianisme, l'alliance n'était plus aussi intime entre la religion d'une
part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes opprimées,
le renversement de la caste sacerdotale, le travail des philosophes, le
progrès de la pensée avaient ébranlé les vieux principes de l'association
humaine. On avait fait d'incessants efforts pour s'affranchir de l'empire de
cette religion, à laquelle l'homme ne pouvait plus croire; le droit et la
politique s'étaient peu à peu dégagés de ses liens. Seulement, cette espèce de divorce venait de l'effacement
de l'ancienne religion; si le droit et la politique commençaient à être
quelque peu indépendants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des
croyances ; si la société n'était plus gouvernée par la religion, cela tenait
uniquement à ce que la religion n'avait plus de force. Or il vint un jour où
le sentiment religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme
chrétienne, la croyance ressaisit l'empire de l'âme. N'allait-on pas voir
alors reparaître l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la
foi et de la loi ? Avec le christianisme, non seulement le sentiment
religieux fut ravivé, il prit encore une expression plus haute et moins
matérielle. Tandis qu'autrefois on s'était fait des dieux de l'âme humaine ou
des grandes forces physiques, on commença à concevoir Dieu comme
véritablement étranger, par son essence, à la nature humaine d'une part, au
monde de l'autre. Le Divin fut décidément placé en dehors de la nature
visible et au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'était fait
son dieu, et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cités, Dieu
apparut alors comme un être unique, immense, universel, seul animant les
mondes, et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au
lieu qu'autrefois la religion, chez les peuples de Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que
les premiers disciples eurent un moment d'hésitation ; on peut voir dans les
Actes des apôtres que plusieurs se refusèrent d'abord à propager la nouvelle
doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces
disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne
voulait pas être adoré par des étrangers ; comme les Romains et les Grecs des
temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que propager le
nom et le culte de ce dieu c'était se dessaisir d'un bien propre et d'un
protecteur spécial, et qu'une telle propagande était à la fois contraire au
devoir et à l'intérêt. Mais Pierre répliqua à ces disciples : Dieu ne fait pas de différence entre les gentils et nous.
Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute occasion et sous
toute espèce de forme : Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la foi.... Dieu n'est-il Dieu que des Juifs ? non certes, il l'est
aussi des gentils... Les gentils sont appelés
au même héritage que les Juifs. Il y avait en tout cela quelque chose de très nouveau. Car
partout, dans le premier âge de l'humanité, on avait conçu la divinité comme
s'attachant spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs,
les Athéniens à Pour ce Dieu il n'y avait plus d'étrangers. L'étranger ne
profanait plus le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule
présence. Le temple fut ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa
d'être héréditaire, parce que la religion n'était plus un patrimoine. Le
culte ne fut plus tenu secret ; les rites, les prières, les dogmes ne furent
plus cachés ; au contraire, il y eut désormais un enseignement religieux, qui
ne se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus
éloignés, qui alla chercher les plus indifférents. L'esprit de propagande remplaça
la loi d'exclusion. Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations
entre les peuples que pour le gouvernement des États. Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine ;
elle ne fit plus un devoir au citoyen de détester l'étranger; il fut de son
essence, au contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'étranger, envers
l'ennemi, des devoirs de justice et même de bienveillance. Les barrières
entre les peuples et les races furent ainsi abaissées ; le pomaerium
disparut ; Jésus-Christ, dit l'apôtre, a rompu la muraille de séparation et d'inimitié. Il y a plusieurs membres, dit-il encore, mais tous ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni
Juif ; ni circoncis, ni incirconcis; ni barbare, ni scythe. Tout le genre
humain est ordonné dans l'unité. On enseigna même aux peuples qu'ils
descendaient tous d'un même père commun. Avec l'unité de Dieu, l'unité de la
race humaine apparut aux esprits ; et ce fut dès lors une nécessité de la
religion de défendre à l'homme de haïr les autres hommes. Pour ce qui est du gouvernement de l'État, on peut dire
que le christianisme l'a transformé dans son essence, précisément parce qu'il
ne s'en est pas occupé. Dans les vieux âges, la religion et l'État ne
faisaient qu'un, chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait
son peuple ; le même code réglait les relations entre les hommes et les
devoirs envers les dieux de la cité. La religion commandait alors à l'État,
et lui désignait ses chefs par la voie du sort ou par celle des auspices ;
l'État, à son tour intervenait dans le domaine de la conscience et punissait
toute infraction aux rites et au culte de la cité. Au lieu de cela,
Jésus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il sépare la
religion du gouvernement. La religion, n'étant plus terrestre, ne se mêle
plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jésus-Christ ajoute :
Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui
est à Dieu. C'est la première fois que l'on distingue si nettement
Dieu de l'État. Car César, à cette époque, était encore le grand pontife, le
chef et le principal organe de la religion romaine ; il était le gardien et
l'interprète des croyances ; il tenait dans ses mains le culte et le dogme.
Sa personne même était sacrée et divine ; car c'était précisément un des
traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs de
la royauté antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractère divin que
l'antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux prêtres-fondateurs. Mais
voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le paganisme et l'empire
voulaient renouer ; il proclame que la religion n'est plus l'État, et
qu'obéir à César n'est plus la même chose qu'obéir à Dieu. Le christianisme renverse les cultes locaux, éteint les
prytanées, brise les divinités poliades. Il fait plus : il ne prend pas pour
lui l'empire que ces cultes avaient exercé sur la société civile. Il professe
qu'entre l'État et la religion il n'y a rien de commun ; il sépare ce que
toute l'antiquité avait confondu. On peut d'ailleurs remarquer que pendant
trois siècles, la religion nouvelle vécut tout à fait en dehors de l'action
de l'État ; elle sut se passer de sa protection et lutter même contre lui.
Ces trois siècles établirent un abîme entre le domaine du gouvernement et le
domaine de la religion. Et comme le souvenir de cette glorieuse époque n'a
pas pu s'effacer, il s'en est suivi que cette distinction est devenue une
vérité vulgaire et incontestable que rien n'a pu déraciner. Ce principe fut fécond en grands résultats. D'une part, la
politique fut définitivement affranchie des règles strictes que l'ancienne
religion lui avait tracées. On put gouverner les hommes, sans avoir à se
plier à des usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles,
sans conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La
politique fut plus libre dans ses allures ; aucune autre autorité que celle
de la loi morale ne la gêna plus. D'autre part, si l'État fut plus maître en
certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de
l'homme lui échappa Le christianisme enseignait que l'homme n'appartenait
plus à la société que par une partie de lui-même, qu'il était engagé à elle
par son corps et par ses intérêts matériels, que, sujet d'un tyran, il devait
se soumettre, que, citoyen d'une république, il devait donner sa vie pour
elle, mais que, pour son âme, il était libre et n'était engagé qu'à Dieu. Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation ; il avait
rendu l'homme à lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce
qui n'était que l'effort d'énergie d'une secte courageuse, le christianisme
fit la règle universelle et inébranlable des générations suivantes ; de ce
qui n'était que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de
l'humanité. Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut
sur l'omnipotence de l'État chez les anciens, si l'on songe à quel point la
cité, au nom de son caractère sacré et de la religion qui était inhérente à
elle, exerçait un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la
source d'où a pu venir la liberté de l'individu. Une fois que l'âme s'est
trouvée affranchie, le plus difficile était fait, et la liberté est devenue
possible dans l'ordre social. Les sentiments et les moeurs se sont alors transformés
aussi bien que la politique. L'idée qu'on se faisait des devoirs du citoyen
s'est affaiblie. Le devoir par excellence n'a plus consisté à donner son
temps, ses forces et sa vie à l'État. La politique et la guerre n'ont plus été
le tout de l'homme ; toutes les vertus n'ont plus été comprises dans le
patriotisme ; car l'âme n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait
d'autres obligations que celle de vivre et de mourir pour la cité. Le
christianisme a distingué les vertus privées des vertus publiques. En
abaissant celles-ci, il a relevé celles-là ; il a mis Dieu, la famille, la
personne humaine au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen. Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations
anciennes, le droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d'elle
toutes ses règles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les
Grecs, les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres
sacrés. Aussi chaque religion avait-elle fait le droit à son image. Le
christianisme est la première religion qui n'ait pas prétendu que le droit
dépendît d'elle. Il s'occupa des devoirs des hommes, non de leurs relations
d'intérêts. On ne le vit régler ni le droit de propriété, ni l'ordre des
successions, ni les obligations, ni la procédure. Il se plaça en dehors du
droit, comme en dehors de toute chose purement terrestre. Le droit fut donc
indépendant ; il put prendre ses règles dans la nature, dans la conscience
humaine, dans la puissante idée du juste qui est en nous. Il put se
développer en toute liberté, se réformer et s'améliorer sans nul obstacle,
suivre les progrès de la morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux
de chaque génération. L'heureuse influence de l'idée nouvelle se reconnaît bien
dans l'histoire du droit romain. Durant les quelques siècles qui précédèrent
le triomphe du christianisme, le droit romain travaillait à se dégager de la
religion et à se rapprocher de l'équité et de la nature ; mais il ne
procédait que par des détours et par des subtilités, qui l'énervaient et
affaiblissaient son autorité morale. L'oeuvre de régénération du droit,
annoncée par la philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts des
jurisconsultes romains, ébauchée par les artifices et les ruses du préteur,
ne put réussir complètement qu'à la faveur de l'indépendance que la nouvelle
religion laissait au droit. On put voir, à mesure que le christianisme
conquérait la société, les codes romains admettre les règles nouvelles, non
plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans hésitation. Les pénates
domestiques ayant été renversés et les foyers éteints, l'antique constitution
de la famille disparut pour toujours, et avec elle les règles qui en avaient
découlé. Le père perdit l'autorité absolue que son sacerdoce lui avait
autrefois donnée, et ne conserva que celle que la nature même lui confère
pour les besoins de l'enfant. La femme, que le vieux culte plaçait dans une
position inférieure au mari, devint moralement son égale. Le droit de
propriété fut transformé dans son essence ; les bornes sacrées des champs
disparurent ; la propriété ne découla plus de la religion, mais du travail ;
l'acquisition en fut rendue plus facile, et les formalités du vieux droit
furent définitivement écartées. Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa
religion domestique, sa constitution et son droit furent transformés; de même
que, par cela seul que l'État n'avait plus sa religion officielle, les règles
du gouvernement des hommes furent changées pour toujours. Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle s'établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. Telle a été la loi des temps antiques.
Fin de la Cité antique |