Livre troisième — La cité
Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui
faisait le lien de toute société c'était un culte. De même qu'un autel
domestique tenait groupés autour de lui les membres d'une famille, de même la
cité était la réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux protecteurs et qui
accomplissaient l'acte religieux au même autel. Cet autel de la cité était renfermé dans l'enceinte d'un
bâtiment que les Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient
temple de Vesta[1]. Il n'y avait rien de plus sacré dans une ville que cet
autel, sur lequel le feu sacré était toujours entretenu. Il est vrai que
cette grande vénération s'affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que
l'imagination grecque se laissa entraîner du côté des plus beaux temples, des
plus riches légendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit
jamais à Rome. Les Romains ne cessèrent pas d'être convaincus que le destin
de la cité était attaché à ce foyer qui représentait leurs dieux. Le respect
qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur sacerdoce. Si un
consul en rencontrait une sur son passage, il faisait abaisser ses faisceaux
devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait le feu s'éteindre ou
souillait le culte en manquant à son devoir de chasteté, la ville qui se
croyait alors menacée de perdre ses dieux, se vengeait sur Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un
incendie des maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout
son avenir en péril. Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de
rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitôt ses
accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors à
Rome. Ce n'était pas qu'il eût aucune preuve contre eux, mais il faisait ce
raisonnement : Un incendie a menacé notre foyer ;
cet incendie qui devait briser notre grandeur et arrêter nos destinées, n'a
pu être allumé que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons
pas de plus acharnés que les habitants de Capoue, cette ville qui est
présentement l'alliée d'Annibal et qui aspire à être à notre place la
capitale de l'Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui ont voulu détruire notre
temple de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce garant de notre grandeur
future[2].
Ainsi un consul, sous l'empire de ses idées religieuses, croyait que les
ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sûr de la vaincre que
de détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des anciens ; le foyer
public était le sanctuaire de la cité ; c'était ce qui l'avait fait naître et
ce qui la conservait. De même que le culte du foyer domestique était secret et
que la famille seule avait droit d'y prendre part, de même le culte du foyer
public était caché aux étrangers. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait
assister au sacrifice. Le seul regard de l'étranger souillait l'acte
religieux[3]. Chaque cité avait des dieux qui n'appartenaient qu'à elle.
Ces dieux étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion
primitive des familles. On les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros[4] ; sous tous ces
noms, c'étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car nous avons vu
que, dans la race indo-européenne, l'homme avait eu d'abord le culte de la
force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces Génies ou ces Héros
étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple[5]. Les corps
étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son territoire, et comme,
d'après les croyances que nous avons montrées plus haut, l'âme ne quittait
pas le corps, il en résultait que ces morts divins étaient attachés au sol où
leurs ossements étaient enterrés. Du fond de leurs tombeaux ils veillaient
sur la cité ; ils protégeaient le pays, et ils en étaient en quelque sorte les
chefs et les maîtres. Cette expression de chefs du pays appliquée aux morts,
se trouve dans un oracle adressé par C'était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts
quelque peu marquants[13]. Mantinée
parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thèbes de ceux de Géryon, Messène
de ceux d'Aristomène[14]. Pour se
procurer ces reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote
raconte par quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements
d’Oreste[15].
Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l'âme du héros,
donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu'Athènes eut
acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer des
ossements de Thésée, qui avait été enterré dans l'île de Scyros, et de leur
élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux
protecteurs. Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des
dieux d'une autre espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le
spectacle de la nature avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces
créations de l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de
divinités domestiques ou locales. On ne conçut pas d'abord ces dieux comme
veillant sur le genre humain tout entier ; on crut que chacun d'eux
appartenait en propre à une famille ou à une cité. Ainsi il était d'usage que chaque cité, sans compter ses
héros, eût encore un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu'elle
avait associée à ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en
Grèce et en Italie une foule de divinités poliades. Chaque ville avait ses
dieux qui l'habitaient[16]. Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés ; c'est
par hasard qu'on a conservé le souvenir du dieu Satrapès qui appartenait à la
ville d'Élis, de la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Aegium, de
Britomartis en Crète, de Hyblaea à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra,
Jupiter, Minerve, Neptune nous sont plus connue et nous savons qu'ils étaient
souvent appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux villes donnaient
à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure qu'elles adoraient le même
dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y en avait une à Sparte ;
c'étaient deux déesses. Un grand nombre de cité : avaient un Jupiter pour
divinité poliade ; c'étaient autant de Jupiters qu'il y avait de villes. Dans
la légende de la guerre de Troie on voit une Pallas qui combat pour les
Grecs, et il y a chez les Troyens une autre Pallas qui reçoit un culte et qui
protège ses adorateurs[17]. Dira-t-on que
c'était la même divinité qui figurait dans les deux armées ? Non certes ; car
les anciens n'attribuaient pas à leurs dieux le don d'ubiquité. Les villes
d'Argos et de Samos avaient chacune une Héra poliade ; ce n'était pas la même
déesse, car elle était représentée dans les deux villes avec des attributs
bien différents. Il y avait à Rome une Junon ; à cinq lieues de là, la ville
de Veii en avait une autre ; c'était si peu la même divinité que nous voyons
le dictateur Camille, assiégeant Veii, s'adresser à La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait
pas qu'elle protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu'elle fût adorée
par eux. La plupart du temps un temple n'était accessible qu'aux citoyens.
Les Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais
représenté Dieu comme un être unique qui exerce son action sur l'univers.
Chacun de leurs innombrables dieux avait son petit domaine ; à l'un une
famille, à l'autre une tribu, à celui-ci une cité : c'était là le monde qui
suffisait à Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait
d'aucune autorité étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n'y avait nul
lien, nulle communication, nul échange d'enseignement ni de rites. Si l'on
passait d'une ville à une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes,
d'autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques ; mais ceux
dune ville ne ressemblaient pas à ceux d'une autre. Chaque cité avait son recueil
de prières et de pratiques qu'elle tenait fort secret ; elle eût cru
compromettre sa religion et sa destinée, si elle l'eût laissé voir aux
étrangers. Ainsi la religion était toute locale, toute civile, à prendre ce
mot dans le sens ancien, c'est-à-dire spéciale à chaque cité[23]. En général, l'homme ne connaissait que les dieux de sa
ville, n'honorait et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans
une tragédie d'Eschyle, un étranger dit aux Argiennes : Je ne crains pas les dieux de votre pays et je ne leur
dois rien[24]. Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les
invoquait dans le danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on
s'en prenait à eux d'une défaite ; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur
office de défenseurs de la ville. On allait quelquefois jusqu'à renverser
leurs autels et jeter des pierres contre leurs temples[25]. Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine
pour la ville dont ils recevaient un culte ; et cela était bien naturel ; ces
dieux étaient avides d'offrandes et ils ne recevaient de victimes que de leur
ville. S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hécatombes, il
fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cité[26]. Voyez dans
Virgile comme Junon fait effort et travaille pour
que sa Carthage obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux,
comme Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux
étaient vaincus avec elle[29]. Si une ville
était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs. Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient
incertaines et variaient. Beaucoup étaient persuadés qu'une ville ne pouvait
jamais être prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsque Énée voit les
Grecs maîtres de Troie, il s'écrie que les dieux de la ville sont partis,
désertant leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des
thébaines exprime la même croyance lorsqu'à l'approche de l'ennemi il conjure
les dieux de ne pas quitter la ville[30]. En vertu de cette opinion, il fallait pour prendre une
ville en faire sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine
formule qu'ils avaient dans leurs rituels et que Macrobe nous a conservée : Toi, ô très grand, qui as sous ta protection cette cité,
je te prie, je t'adore, je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce
peuple, de quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux,
de venir à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos
lieux sacrés te soient plus agréables et plus chers ; prends-nous sous ta
garde. Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur[31]. Or les anciens
étaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces et
puissantes que, si on les prononçait exactement et sans y changer un seul
mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le dieu, ainsi
appela, passait donc à l'ennemi, et la ville était prise. On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages
analogues. Encore au temps de Thucydide, lorsqu'on assiégeait une ville, on
ne manquait pas d'adresser une invocation à ses dieux pour qu'ils permissent
qu'elle fût prise[32]. Souvent, au
lieu d'employer une formule pour attirer le dieu, les Grecs préféraient
enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît la légende d'Ulysse
dérobant Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la
guerre aux Éginètes ; mais l'entreprise était hasardeuse ; car Égine avait un
héros protecteur d'une grande puissance et d’une singulière fidélité ;
c'était Éacus. Les Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à
trente années l'exécution de leur dessein ; en même temps ils élevèrent dans
leur pays une chapelle à ce même Éacus et lui vouèrent un culte. Ils étaient
persuadés que si ce culte était continué sans interruption durant trente ans,
le dieu n'appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il leur
semblait en effet qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si longtemps de
grasses victimes sans devenir l'obligé de ceux qui les lui offraient. Éacus
serait donc à la fin forcé d'abandonner les intérêts des Éginètes et de donner
la victoire aux Athéniens[34]. Il y a dans Plutarque cette autre histoire[35]. Solon voulait
qu'Athènes fût maîtresse de la petite île de Salamine qui appartenait alors
aux Mégariens. Il consulta l'Oracle. L'Oracle lui répondit : Si tu veux conquérir l'île, il faut d'abord que tu gagnes
la faveur des héros qui la protègent et qui l'habitent. Solon obéit ;
au nom d'Athènes, il offrit des sacrifices aux deux principaux héros
salaminiens. Ces héros ne résistèrent pas aux dons qu'on leur faisait ; ils
passèrent du côté d'Athènes, et l'île privée de protecteurs fut conquise. En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à
s'emparer des divinités de la ville, les assiégés de leur côté les retenaient
de leur mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaises pour
l'empêcher de déserter. D'autres fois on le cachait à tous les regards pour
que l'ennemi ne pût pas le trouver. Ou bien encore on opposait à la formule
par laquelle l'ennemi essayait de débaucher le dieu, une autre formule qui
avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imaginé un moyen qui leur
semblait plus sûr : ils tenaient secret le nom du principal et du plus
puissant de leurs dieux protecteurs[36] ; ils pensaient
que, les ennemis ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne
passerait jamais de leur côté et que leur ville ne serait jamais prise. On voit par là quelle singulière idée les anciens se
faisaient des dieux. Ils furent très longtemps sans concevoir |
[1] Le prytanée
contenait le foyer commun de la cité ; Denys d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I,
7. Sclioliaste de Pindare, Ném., XI. Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute
ville grecque : Hérodote, III, 57 ; V, 67 ; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, G. de Mithr., 2. ; G. puniq., 84. Diodore, XX, 101. Cicéron, De signis, 53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42 ; V, 25 ; VIII, 9.
Athénée, I, 58 ; X, 24. Bœckh, Corp.
inscr.,
[2] Tite Live, XXVI, 27.
[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, G. civ., I, 54.
[4] Ovide, Fastes, II, 616.
[5] Plutarque, Aristide, 11.
[6] Plutarque, Solon, 9.
[7] Pausanias, IX, 18.
[8] Hérodote, VII, 117.
[9] Diodore, IV, 62.
[10] Pausanias, X, 23. Pindare, Ném., 65 et suiv.
[11] Hérodote, V, 47.
[12] Euripide, Héracl., 1032.
[13] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, Trin., II, 2, 14.
[14] Pausanias, IV, 32 ; VIII, 9.
[15] Hérodote, I, 68.
[16] Hérodote, V, 82. Sophocle, Phil., 134. Thucydide, II, 71. Euripide, Électre, 674. Pausanias, I, 24 ; IV, 8 ; VIII, 47. Aristophane, Oiseaux, 828 ; Chev., 577. Virgile, IX, 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.
[17] Homère, Iliade, VI, 88.
[18] Tite Live, V, 21, 22 ; VI, 29.
[19] Varron dit même qu'il y avait à Rome 300 Jupiters différents.
[20] Hérodote, VI, 81.
[21] Hérodote, V, 72.
[22] Ils n'acquirent ce droit que par la conquête. Tite Live, VIII, 14.
[23] Il n'existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de confédérations; nous en parlerons ailleurs.
[24] Eschyle, Suppl., 858.
[25] Suétone, Caligula, 5; Sénèque, De vita beata, 36.
[26] Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Théognis, 759 (Welcker).
[27] Euripide, Héracl., 347.
[28] Hérodote, V, 65 ; V, 80.
[29] Virgile, Én., I, 68.
[30] Eschyle, Sept chefs, 202.
[31] Macrobe, III, 9.
[32] Thucydide, II, 74.
[33] Hérodote, V, 83.
[34] Hérodote, V, 89.
[35] Plutarque, Solon, 9.
[36] Macrobe, III, 9.