Livre troisième — La cité
Le fondateur était l'homme qui accomplissait l'acte
religieux sans lequel une ville ne pouvait pas être. C'était lui qui posait
le foyer où devait brûler éternellement le feu sacré ; c'était lui qui par
ses prières et ses rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans
la ville nouvelle. On conçoit le respect qui devait s'attacher à cet homme
sacré. De son vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le père
de la cité ; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations
qui se succédaient ; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était
pour la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du
foyer qu'il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la
ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient
renouvelés chaque année sur son tombeau[1]. Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu'il avait un
temple et des prêtres. Les sénateurs purent bien l'égorger, mais non pas le
priver du culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait
de même celui qui l'avait fondée. Cécrops et Thésée que l'on regardait comme
ayant été successivement fondateurs d'Athènes, y avaient des temples. Abdère
faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à
Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon[2]. Au temps de
Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans Il n'y avait rien qui fût plus à coeur à une ville que le
souvenir de sa fondation. Quand Pausanias visita On a conservé le souvenir d'un grand nombre de poèmes
grecs qui avaient pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait
chanté celle de Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse. Zopyre
celle de Milet ; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé
sur le même sujet des poèmes ou des histoires. Peut-être n'y avait-il pas une
seule ville qui ne possédât son poème ou au moins son hymne sur l'acte sacré
qui lui avait donné naissance. Parmi tous ces anciens poèmes, qui avaient pour objet la
fondation sainte d'une ville, il en est un qui n'a pas péri, parce que si son
sujet le rendait cher à une cité, ses beautés l'ont rendu précieux pour tous
les peuples et tous les siècles. On sait qu'Énée avait fondé Lavinium, d'où
étaient issus les Albains et les Romains, et qu'il était par conséquent
regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s'était établi sur lui un
ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve déjà consignés dans
les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'ancien. Virgile
s'empara de ce sujet et écrivit le poème national de la cité romaine. C'est l'arrivée d'Énée, ou plutôt c'est le transport des
dieux de Troie en Italie qui est le sujet de l'Énéide. Le poète chante cet
homme qui traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux
dans le Latium, dum conderet urbem Inferretque Deos Latio. Il ne faut pas juger l'Énéide avec nos idées modernes. On
se plaint souvent de ne pas trouver dans Énée l'audace, l'élan, la passion.
On se fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s'étonne
de voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux,
invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il
s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes
les mers, et verser des larmes à la vue d'un danger. On ne manque guère non
plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tenté de dire avec
la malheureuse reine : Nullis ille movetur Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit. C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un héros
de roman. Le poète veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l'homme sacré, le divin
fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la cité, Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Penates Classe veho mecum. Sa qualité dominante doit être la piété, et l'épithète que
le poète lui applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le
mieux. Sa vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de
lui, non un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des
passions ? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond de
son coeur, Multa gemens multoque animum labefactus
aurore, Jussa tamen Divum insequitur. Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand
prêtre, que le peuple vénérait à l'égal d'un dieu,
et que Jupiter préférait à Hector. Dans Virgile il est le gardien et le
sauveur des dieux troyens. Pendant la nuit qui a consommé la ruine de la
ville, Hector lui est apparu en songe. Troie,
lui a-t-il dit, te confie ses dieux ; cherche-leur
une nouvelle ville. Et en même temps il lui a remis les choses
saintes, les statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas
s'éteindre. Ce songe n'est pas un ornement placé là par la fantaisie du
poète. Il est au contraire le fondement sur lequel repose le poème tout
entier ; car c'est par lui qu'Énée est devenu le dépositaire des dieux de la
cité et que sa mission sainte lui a été révélée. La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne ;
grâce à Énée, le foyer n'est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La
cité et les dieux fuient avec Énée ; ils parcourent les mers et cherchent une
contrée où il leur soit donné de s'arrêter, Considere Teucros Errantesque Deos agitataque numina Trojae. Énée cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour
ses dieux paternels, Dis sedem exiguam patriis. Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de
la cité sera liée pour toujours, ne dépend pas des hommes ; il appartient aux
dieux. Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne manque pas
lui-même sa route et son but ; il se laisse diriger par la divinité : Italiam non sponte sequor. Il voudrait s'arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à
Carthage avec Didon ; fata obstant. Entre lui et son désir du repos,
entre lui et son amour, vient toujours se placer l'arrêt des dieux, la parole
révélée, fata. Il ne faut pas s'y tromper : le vrai héros du poème n'est
pas Énée ; ce sont les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un
jour ceux de Rome. Le sujet de l'Énéide c'est la lutte des dieux Romains
contre une divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les
arrêter, Tantae molis erat romanam condere gentem ! Peu s'en faut que la tempête ne les engloutisse ou que
l'amour d'une femme ne les enchaîne. Mais ils triomphent dé tout et arrivent
au but marqué, Fata viam inveniunt. Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l'intérêt des Romains. Dans ce poème ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité romaine n'existerait pas[5]. |
[1] Pindare, Pyth., V, 129, Olymp., VII, 145. Cicéron, De nat. deor., III, 19. Catulle, VII, 6.
[2] Hérodote, I, 168. Pindare, Pyth., IV. Thucydide, V, 11. Strabon, XIV, 1. Plutarque, Quest. gr., 20. Pausanias, I, 34 ; III, 1.
[3] Hérodote, VI, 38
[4] Diodore, XI, 78.
[5] Nous n'avons pas à examiner ici si la légende d'Énée répond à un fait réel ; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se faisaient du penatiger, et pour nous c'est là l'important. Ajoutons que plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient un culte.