L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

 

WOLFGANG HELBIG.

Traduction française de M. Fl. Trawinski

PARIS - FIRMIN-DIDOT ET Cie - 1894

 

INTRODUCTION.

LES SOURCES.

CHAPITRE PREMIER. - Les données de l'épopée. — CHAPITRE II. - L'industrie d'art phénicienne. — CHAPITRE III. - L'art archaïque de le Grèce et de l'Italie. — CHAPITRE IV. - L'industrie du Nord. — CHAPITRE V. - Les principaux groupes d'objets trouvés dans l'Est. — CHAPITRE VI. - Les principales fouilles de l'Ouest.

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE.

I. L'ARCHITECTURE ET LE MOBILIER.

CHAPITRE VII. - Les murs de défense. — CHAPITRE VIII. - Les maisons d'habitation. CHAPITRE IX. - Les chars. — CHAPITRE X. - Les vaisseaux.

II. LE COSTUME.

CHAPITRE XI. - Les étoffes de vêtements. — CHAPITRE XII. - Le costume des hommes. — CHAPITRE XIII. - Les vêtements de femmes. — CHAPITRE XIV. - La coiffure d'Andromaque. — CHAPITRE XV. - Des relations du costume homérique avec le costume classique. — CHAPITRE XVI. - Les objets de toilette.

III. LES PARURES.

CHAPITRE XVII. - Le hormos et l'isthmion. — CHAPITRE XVIII. - Les boucles d'oreilles. — CHAPITRE XIX. - Les agrafes. — CHAPITRE XX. - Les hélikès et les kalykès.

IV. L'ARMEMENT

CHAPITRE XXI. - Les jambières et les cuirasses. — CHAPITRE XXII. - Le casque. — CHAPITRE XXIII. - Le bouclier. — CHAPITRE XXIV. - Les armes offensives. — CHAPITRE XXV. - Rapports entre l'armement homérique et les armes de guerre orientales et classiques.

V. USTENSILES ET VASES.

CHAPITRE XXVI. - Les haches dans le tir à l'arc. — CHAPITRE XXVII. - Le pempobolon. — CHAPITRE XXVIII. - Les vases à boire. — CHAPITRE XXIX. - La coupe de Nestor.

VI. L'ART.

CHAPITRE XXX. - La décoration. — CHAPITRE XXXI. - Le bouclier d'Achille. — CHAPITRE XXXII. - Les images des dieux. — CHAPITRE XXXIII. - Conclusions.

SUPPLÉMENTS.

I. Sur l'époque de la fondation de Cumes. — II. Du revêtement métallique des murs.

 

INTRODUCTION

En me confiant le soin de présenter au public français, sous sa nouvelle forme, l'ouvrage de M. Helbig, l'auteur de cette traduction a bien voulu se souvenir que j'avais été des premiers à lui conseiller de l'entreprendre. Je tiens à le remercier tout d'abord d'avoir mené à bonne fin une tâche qui n'était pas sans difficultés, en raison de l'extrême précision du texte allemand, et de l'appareil de notes qui l'accompagne. M. Trawinski n'en était pas d'ailleurs à son coup d'essai ; on lui doit déjà une bonne traduction de la Vie Antique de Guhl et Koner. Soutenu par les conseils de l'auteur lui-même, il n'a rien négligé pour conserver au livre de M. Helbig sa physionomie véritable, celle d'un ouvrage où la science et le goût ont une part égale, où l'érudition sait se faire attrayante, sans rien sacrifier de ses droits, et qui s'adresse aussi bien aux lecteurs lettrés, qu'aux savants de profession.

L'éloge de ce livre n'est plus à faire. La première édition date de 1884 ; une seconde l'a bientôt suivie en 1887. Dès son apparition, il a été accueilli avec reconnaissance par tous ceux qu'intéressent l'histoire et les antiquités de la Grèce ; il est devenu pour tous les archéologues un ouvragé classique[1]. Peu de savants étaient, en effet, mieux désignés que M. Helbig pour entreprendre un travail de cette nature, qui exige, outre là pratique familière et la connaissance philologique du texte d'Homère, un commerce continu avec les monuments. M. Helbig est de ceux qui ont eu le bonheur de vivre avec les monuments antiques dans une intimité constante. Après avoir reçu à Gœttingue et à Bonn les leçons de Curtius, de Sauppe, d'Otto Jahn et de Ritschl, il est venu à Rome, en 1862, comme pensionnaire de l'Institut archéologique, et il n'a plus quitté l'Italie. Appelé en 1865 à succéder à M. Brunn comme secrétaire de l'Institut archéologique, il a occupé ces fonctions jusqu'en 1886, avec une activité toujours en éveil. Personne n'a suivi plus attentivement les fouilles faites en Italie et en Orient depuis trente ans, et il n'est guère de musée ou de collection privée qu'il n'ait étudiés pièce par pièce. Ses travaux sur les Peintures murales des Villes de Campanie[2] sont le résultat de longues études poursuivies au musée de Naples et à Pompéi ; ses deux volumes sur les collections publiques de Rome, récemment traduits en français par M. Toutain[3], ne sont pas seulement pour les voyageurs des guides excellents ; ils renouvellent sur bien des points la critique des monuments. Mais si l'antiquité, dans sa période classique, n'a pas cessé d'être l'objet des études de M. Helbig, il s'est souvent senti attiré vers les questions ardues des origines, vers celles qui exigent à un haut degré, avec une singulière pénétration d'esprit, le don de faire revivre un passé très lointain. II est à peine besoin de rappeler ses beaux travaux sur le commerce phénicien en Italie, sur la civilisation primitive de la vallée du Pô, sur l'histoire de ces grandes migrations qui bouleversent la péninsule balkanique, et dont le contrecoup se fait sentir dans le nord de l'Italie et en Grèce, d'un côté par l'arrivée des Étrusques, de l'autre par l'invasion des Doriens dans la Grèce européenne[4]. C'est donc une sorte de logique qui l'a conduit à passer d'Italie en Grèce, et à porter vers l'Orient grec ses investigations rigoureuses et méthodiques.

Le titre de cet ouvrage en indique nettement la nature et la portée. Considérer l'Épopée homérique comme une véritable encyclopédie de la vie grecque, au neuvième et au huitième siècle avant notre ère, telle est l'idée dont s'est inspiré M. Helbig. Elle est depuis longtemps familière à tous les critiques, car il est impossible de lire l'Iliade et l'Odyssée sans être frappé de l'abondance des notions que nous livrent les deux poèmes sur la société grecque primitive. On l'a dit très justement : Homère sait à peu près tout ce qu'on peut savoir de son temps, et il le sait bien ; les détails, même techniques, lui sont familiers ; il a une idée précise de chaque métier : labour, chasse, pêche, fabrication des armes, tissage des étoffes, construction, stratégie et technique, médecine, rien des choses contemporaines ne lui est inconnu[5]. Aussi l'attention des érudits a-t-elle été souvent éveillée sur ce fond de réalité que recouvre l'éclat des images poétiques. Réalités homériques, tel est le titre des deux volumes où Buchholz a réuni et groupé tous les renseignements épars dans l'Épopée, pour reconstituer la vie, les mœurs, les habitudes sociales des contemporains d'Homère[6]. Mais ces tableaux, dont les traits sont empruntés exclusivement aux textes, ont le défaut de rester trop abstraits. Quelque effort de pensée que l'on puisse faire, on ne saurait leur donner leur couleur vraie, si l'esprit n'évoque pas en même temps la vision des formes matérielles, si le texte ne s'éclaire pas par le commentaire si prompt et si direct que fournit le monument.

Commenter par des monuments contemporains, ou peu s'en faut, l'Iliade et l'Odyssée, ce rêve eût paru chimérique il y a trente ans, avant les découvertes auxquelles reste attaché le nom de Schliemann. Imaginez un dévot d'Homère, curieux de se figurer le décor où se meuvent les héros de l'Épopée, leurs armes, leur costume, tous ces détails de la vie extérieure que le poète décrit le plus souvent sans y insister, parce qu'ils sont familiers à ses auditeurs. Où les chercher ? Est-ce dans les œuvres de la belle époque grecque, dans les sculptures ou les peintures de vases qui relèvent de la tradition classique ? C'était autrefois l'unique ressource. Mais on sait aujourd'hui ce qu'il faut penser de la valeur de ces témoignages. La Grèce, dont l'art s'est si souvent inspiré des poèmes homériques, n'y a jamais vu qu'un thème à des compositions traitées dans le goût de l'époque où elles ont été conçues. Au sixième siècle, pour les peintres de vases rhodiens ou corinthiens, les héros d'Homère sont des hoplites de Rhodes ou de Corinthe. La préoccupation de l'exactitude historique ne les hante pas plus qu'elle ne s'impose aux primitifs italiens, lorsqu'ils prêtent aux personnages de la Bible le justaucorps ou la simarre d'un Florentin du quinzième siècle. Ils reproduisent naïvement les choses de leur temps. L'art idéaliste des contemporains de Phidias et de Polygnote s'éloigne encore plus de la réalité. Nous pouvons aujourd'hui nous figurer, d'après les frises de l'hérôon de Trysa, ce qu'étaient ces fresques du Pœcile et du temple de Platée, où Polygnote avait retracé les scènes du cycle troyen, le massacre des prétendants, les batailles devant Troie, la destruction d'Ilion[7]. A voir ces sculptures, où des artistes inconnus ont comme transposé en bas-relief les peintures du grand maître, on sent bien que la recherche des belles formes, de la composition dramatique, exclut tout autre souci. Les scènes de l'Épopée finissent par devenir des thèmes de convention. Veut-on se rendre compte des formules pour ainsi dire toutes faites à l'aide desquelles l'art en arrive à traduire les principaux épisodes des poèmes homériques ? Il suffit de considérer les Tables iliaques, c'est-à-dire les bas-reliefs, expliqués par des légendes grecques, qui, au temps de l'empire romain, servaient à l'enseignement des écoles[8]. Les jeunes Romains y voyaient réunies en tableaux des scènes de l'Iliade et de l'Odyssée, de la Petite Iliade de Leschès, de l'Ilioupersis de Stésichore ; c'était comme une réduction en bas-relief des peintures de Théodore, qui décoraient le portique de Philippe. Rien de plus froidement mythologique, et pour tout dire, de plus banal. On y trouve à peu près l'équivalent de ce que serait aujourd'hui une édition classique d'Homère, illustrée avec des dessins de Flaxman.

Depuis une vingtaine d'années les découvertes archéologiques nous ont ouvert sur l'antiquité homérique des perspectives toutes nouvelles. On peut le dire sans paradoxe : nous sommes aujourd'hui mieux renseignés sur la civilisation des Achéens de l'Épopée que ne pouvaient l'être les Grecs du quatrième siècle ou de l'époque alexandrine. Tout ce passé lointain est sorti de la légende. On est revenu de la première surprise qu'avait provoqué le caractère étrange et si nouveau pour nous des objets exhumés par Schliemann dans les tombes royales de Mycènes. Le scepticisme de la première heure n'a pu tenir devant des concordances trop souvent répétées pour être fortuites ; les régions où se rencontraient les traces d'une civilisation très ancienne et offrant néanmoins un remarquable caractère d'unité étaient celles-là même où l'Épopée place la résidence des principaux chefs achéens : l'Argolide, la Laconie, Orchomène des Minyens. Personne ne doute plus que, guidé par une idée contestable, Schliemann soit arrivé à des résultats incontestés. Les fouilles poursuivies par les archéologues grecs, soit dans la ville basse de Mycènes, soit à Vaphio, en Laconie, ont à la fois complété son œuvre, et achevé la démonstration. Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur aux travaux les plus récents où sont exposées, dans un ordre méthodique, les notions que nous devons aux découvertes archéologiques sur l'art et la civilisation de l'époque achéenne : le livre de M. Schuchhardt, celui de M. Tsountas, et le beau volume où M. Georges Perrot a tracé de main de maître le tableau de la civilisation primitive de la Grèce, avant les invasions doriennes[9].

Parmi ces ouvrages, un de ceux qui se rapprochent le plus, pour le plan, du livre de M. Helbig, est celui de M. Tsountas. Le jeune archéologue qui a pris aux fouilles récentes de Mycènes et de Vaphio une part si active, a tenté de restituer la vie mycénienne, en étudiant, à peu près dans le même ordre, le palais, la maison, les armes, le costume, la tombe, et même le culte religieux. Ce livre est comme la préface de l'ouvrage de M. Helbig ; mais il n'en est que la préface. La tâche que s'est proposée le savant allemand est toute différente. Entre la période florissante de la civilisation mycénienne et celle où les chants de l'Épopée prennent leur forme et se coordonnent, il s'est écoulé plusieurs siècles. La Grèce a été envahie par les clans doriens ; l'art et l' industrie ont subi une décadence que M. Helbig a eu le mérite de mettre le premier en pleine lumière. Les Grecs émigrés en Asie Mineure, qui écoutent les chants des poètes homériques, s'enchantent d'un passé disparu ; pour les descendants appauvris des héros de l'Épopée, Mycènes où l'or abonde, et la riche Orchomène, ne sont que des noms et des souvenirs. Ni l'état social, ni les formes extérieures de la vie ne sont restés les mêmes. Aucune allusion, dans Homère, à ces luxueuses sépultures où sont ensevelis, sous des coupoles à revêtement de bronze, les dynastes de l'Argolide ; aucune réminiscence de ces peintures à fresque où les décorateurs du palais de Tirynthe ont déployé toute leur invention. Le costume, l'armement, se sont modifiés. Ces Achéens aux longs cheveux, qui portent la ceinture serrée autour des reins, les chaussures à bouts pointus, comme les tsaroukia des Albanais, et qui entourent leurs jambes de lanières de cuir, ne s'habillent pas comme les Ioniens contemporains d'Homère. Chose curieuse, les fouilles de Mycènes n'ont livré aucune de ces pièces d'armure, casques, cuirasses, cnémides, dont se compose le lourd équipement de guerre des héros de l'Iliade. Les Mycéniens ne semblent pas connaître le casque de bronze, à haute aigrette, à garde-joues, qui, du visage de l'hoplite homérique, laisse seulement voir les yeux brillant dans l'ombre. Aucune description, dans Homère, ne convient au costume des femmes de Mycènes, reproduit sur les intailles et les ivoires : le corsage uni, la robe à volants frangés, qui n'exige pas, comme le peplos, l'emploi constant de la fibule.

Des différences aussi profondes entre la civilisation achéenne et celle de l'Épopée imposaient à M. Helbig des recherches plus étendues que n'en comporte l'étude de la période mycénienne. Sa critique devait porter à la fois sur les monuments antérieurs à l'Épopée, et sur ceux d'une époque immédiatement postérieure. Ces derniers, il fallait les chercher partout où ils se trouvent, non seulement en Grèce, mais encore dans les pays italiens où le commerce a commencé de bonne heure à répandre les produits de l'industrie naissante des Hellènes ; il fallait enfin prendre une idée exacte de cette industrie phénicienne, dont les œuvres provoquent l'admiration des contemporains d'Homère. Le lecteur jugera avec quelle sûreté M. Helbig a pour ainsi dire établi ces travaux d'approche, qui cernent le problème de toutes parts, et avec quelle connaissance du monde grec primitif il a conduit cette difficile enquête.

Une des questions sur lesquelles la critique s'est le plus exercée, est celle de la date relative des différentes parties de l'Épopée. On a souvent remarqué que certains passages accusent le souvenir d'une civilisation plus ancienne, tandis que d'autres font allusion à un état social un peu différent. Les fouilles les plus récentes paraissent prouver que les poètes de l'Épopée ont parfois conservé, avec une singulière précision, des réminiscences de la civilisation achéenne. Nous ne saurions entrer ici dans un examen détaillé des faits ; il nous suffira de citer quelques exemples. Réunissez les indications éparses dans l'Odyssée sur la maison d'Ulysse ou celle de Nestor ; les termes dont se sert le poète deviennent fort clairs si l'on se reporte aux maisons royales de Tirynthe ou de Mycènes. On a retrouvé à Mycènes, à l'entrée du palais, les bancs de pierre dont parle Homère : c'est bien ainsi qu'on imagine les pierres polies où, devant la maison de Nestor, plusieurs générations d'ancêtres s'étaient assises. La demeure d'Ulysse est celle d'un riche propriétaire campagnard ; pourtant elle offre bien des dispositions communes avec c elles du palais de Tirynthe : la cour, entourée de portiques ; le portail qui y donne accès ; au milieu de la cour, l'autel ; plus loin, la grande salle, le mégaron, avec son foyer, ses colonnes, où sont accrochées les armes d'Ulysse, ternies par la fumée qui monte du foyer, et noircit les murailles ; dans la partie la plus reculée, les chambres, éloignées du bruit et du mouvement qui remplissent la partie de la demeure ouverte aux visiteurs. Sans doute le poète connaît, au moins par tradition, des palais analogues à ceux dont le plan se déchiffre aujourd'hui si nettement sur le sol rocheux de l'Acropole de Tirynthe[10].

Les souvenirs d'une époque de prospérité et de richesse ne se manifestent pas avec moins d'évidence, si l'on considère les objets d'art et d'industrie décrits dans l'Épopée. Sans doute, pour les Grecs d'Homère, la Phénicie a repris son rôle d'initiatrice ; après le recul de civilisation qui a ramené les Hellènes à un état d'industrie très inférieur à celui des Achéens, les Phéniciens sont redevenus les maîtres du marché grec. Homère leur attribue la fabrication des objets de luxe, des belles armes, des cuirasses de prix. Mais l'Épopée n'a-t-elle pas aussi gardé le souvenir de cette industrie achéenne dont les fouilles nous ont révélé les produits ? Industrie achéenne, disons-nous ; c'est que, après tant de discussions sur l'origine de l'art de Mycènes, on n'en saurait méconnaître les caractères indigènes. Dans ces peintures de Tirynthe, dans ces ivoires sculptés, dans ces merveilleux gobelets d'or de Vaphio, il est difficile de ne pas voir les œuvres des ouvriers d'art, peintres, orfèvres, ciseleurs, que les dynastes achéens avaient groupés autour d'eux. Or, à mesure que les découvertes se multiplient, les points de contact avec l'Épopée deviennent plus nombreux. Les poignards de Mycènes nous ont fait comprendre, avec une netteté surprenante, la technique du bouclier d'Achille ; nous y avons vu ces incrustations métalliques, où l'or jaune, l'or rouge et l'électron mêlent leurs tons différents, et nous n'avons plus besoin d'un grand effort d'imagination pour nous figurer l'espèce de polychromie métallique décrite par le poète avec tant de complaisance. Quant aux scènes représentées sur le bouclier, peut-on y voir des scènes de pure fantaisie, depuis que nous les avons retrouvées à Mycènes ? L'épisode du siège de la ville nous est aujourd'hui connu ; il décore un fragment de vase d'argent travaillé au repoussé, et exécuté sans doute par un orfèvre mycénien. C'était là comme un des thèmes de l'ornementation mycénienne ; et si, dans le bouclier d'Hercule, Hésiode décrit le même tableau, c'est qu'apparemment ni la poésie ni même l'art industriel n'en avaient perdu le souvenir.

Plus nos connaissances s'étendent et se précisent, plus les poèmes homériques prennent pour nous comme un accent de vérité et de vie. Les fouilles récentes ne font que confirmer, par des révélations inattendues, les témoignages de l'Épopée. En voici un dernier exemple. On connaît le curieux épisode de l'Odyssée où Ulysse se présente à Eumée comme un chef crétois qui a accompagné Idoménée à Troie. Il a fait bien d'autres campagnes, et guerroyé jusqu'en Égypte. Un jour, il arme neuf vaisseaux, rassemble des équipages, et, après une traversée de cinq jours, parvient jusqu'au beau fleuve Égyptos. Il pille, tue, enlève des femmes et des enfants, si bien qu'une armée royale survient, et met en déroute les pirates grecs. C'est un roman, sans aucun doute, mais un roman dont les détails n'ont rien que de vraisemblable. Les documents égyptiens nous ont appris que, dès le quinzième siècle avant notre ère, les peuples marins épars sur le littoral de la mer Égée ou dans les îles grecques connaissent le chemin de l'Égypte ; leurs barques de guerre se sont lancées sur la mer que les textes égyptiens appellent la Très-Verte, c'est-à-dire la Méditerranée. Refoulés, parfois soumis et astreints à payer tribut, les peuples des îles de la mer n'en sont pas moins en contact avec le grand empire. Peut-on douter qu'il y eût des relations entre l'Égypte et les Achéens, depuis que M. Flinders Petrie a découvert dans la vallée du Nil des vases du plus pur style mycénien ? Et d'où provenaient ces produits, sinon des régions où prévalait une civilisation analogue de tous points à celle de Mycènes ? Le sol de Mycènes a d'ailleurs fourni des preuves irréfutables de relations plus ou moins directes entre l'Égypte et les Achéens du Péloponnèse ; les objets égyptiens, trouvés dans les tombes royales de l'Acropole sont là pour en témoigner[11]. Ainsi le récit de l'Odyssée est peut-être inspiré par une lointaine réminiscence de ces campagnes aventureuses qui amenaient jusqu'aux bords du Nil les ancêtres des Ioniens d'Asie Mineure. Déjà, dit Ulysse, avant le départ des fils des Achéens pour Ilion, neuf fois j'avais conduit contre les peuples étrangers des guerriers et des vaisseaux rapides. Combien pouvaient se glorifier de pareils exploits, parmi ces chefs achéens dont les trouvailles de Mycènes et les récits de l'Épopée nous permettent d'évoquer les imposantes figures, entourées d'un luxe grandiose dans sa demi-barbarie !

Nous ignorons encore comment s'est fait le passage de la civilisation mycénienne à celle de l'Épopée. S'est-il produit une brusque rupture, ou bien, dans la période troublée qui coïncide avec les invasions doriennes, la prospérité des États achéens a-t-elle décliné lentement, pour se rapprocher par degrés d'un état social analogue à celui des contemporains d'Homère ? Il semble que les découvertes les plus récentes tendent à fortifier cette seconde hypothèse[12]. Entre la brillante période de Mycènes et l'Épopée, la tradition a pu servir d'intermédiaire. Les poèmes homériques semblent garder plus d'un souvenir de l'époque où, derrière les murs de pierre de leur acropole, les dynastes mycéniens menaient la vie luxueuse et brillante de chefs enrichis par la piraterie et par des coups de main heureux. Au moment où prennent forme les chants homériques, c'est-à-dire vers le début du premier millénium avant notre ère, tout ce passé de richesse et de gloire vit encore dans la mémoire des Grecs. On peut même se demander si, dans ses parties les plus anciennes, l'Épopée n'a pas été ébauchée dans la Grèce européenne, et si les récits qui en forment la trame n'ont pas été écoutés tout d'abord dans le mégaron ou dans la cour entourée de portiques d'un palais mycénien.

Paris, 15 mai 1894.

Maxime COLLIGNON.

 

 

 



[1] Il a fait l'objet d'un article de M. G. Perrot dans la Revue des Deux-Mondes, t. 70, 1885, p. 275-318.

[2] Wandgemaelde der rom Vesuv verschülleten Städte Campaniens, 1868. — Untersuchungen über die Companische Wandmalerei, 1873.

[3] Guide dans les musées d'archéologie classique de Rome, par W. Helbig, traduction française par J. Toutain, membre de l'École française de Rome, Leipzig, 1893.

[4] Die Italiker in der Poebene. Beitrüge zur altitalischen Kultur und Kunstgeschichte, Leipzig, 1879.

[5] Alfred et Maurice Croiset, Histoire de la littérature grecque, I, p. 231.

[6] Buchholz, Homerische Realien, 2 vol. 1873-1881.

[7] Voir les planches de l'atlas qui accompagne l'ouvrage de MM. Benndorf et Niemann, Das Herôon von Gjoelbaschi-Trysa, Vienne, 1889.

[8] Voir Otto Jahn, Griechische Bilderchroniken, Bonn, 1873.

[9] Schuchhardt, Schliemann's Ausgrabungen in Troja, Tiryns, Mykenae, Orchomenos, Ithaka, Leipzig 1890. — Tsountas, Μυκήναι καί μυκηναΐος πολετισμός, Athènes, 1893. — G. Perrot et Ch. Chipiez, Histoire de l'art dans l'antiquité, t. VI. La Grèce primitive, l'art Mycénien, 1894.

[10] Voir Tsountas, Μυκήναι, p. 40 et suivantes, et le chapitre de M. Percy Gardner, Recent discoveries and the Homeric poem, dans son ouvrage intitulé New chapters in Greek history, Londres, 1892.

[11] Sur cette question des rapports de la Grèce mycénienne avec l'Égypte, voir Flinders Petrie, The Egyptian bases of Greek history, Journal of Hellenic studies, XI, 1890, p. 271. Cecil Smith, Egypt and Mycenean antiquities, Classical Review, 1892, p. 462. G. Perrot, Histoire de l'art, t. VI, p. 1001 et suivantes.

[12] Voir en particulier l'intéressant résumé de la question mycénienne, Die Mykenische Frage, par M. Emil Reisch, dans les Verhandlungen der 42 Philologen-Versammlung, p. 97-122, et les conclusions de l'ouvrage de M. G. Perrot.