L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — III. LES PARURES

CHAPITRE XIX. — LES AGRAFES.

 

 

L'agrafe, en latin fibula, est désignée dans l'Épopée par les mots περόνη, πόρπη et ένετή.

Le modèle le plus simple et le plus fréquent d'agrafe antique consiste en un arc qui, à l'une de ses extrémités, se termine par une épingle flexible, à l'autre par un crochet où passe l'épingle, après avoir percé l'étoffe qu'il s'agit de consolider.

Tel était évidemment l'objet que l'Épopée désigne sous le nom de περόνη. La περόνη était pourvue d'une épingle : cela ressort d'un discours railleur qu'Athèna prononce contre la déesse de l'amour, blessée par Diomède : elle dit qu'Aphrodite, voulant inspirer à une Délienne de l'amour pour un Troyen, s'est égratignée avec une περόνη d'or[1]. A maintes reprises, la περόνη est citée comme attache-vêtement[2]. De ce mot est même formé déjà le verbe περονάω qui signifie, au sens propre, attacher un vêtement[3], et au figuré transpercer quelqu'un avec une flèche[4].

Les περόναι du peplos dont Antinoüs fait don à Pénélope, sont munies de κληΐδες έΰγναμπτοι[5]. Il est certain (et c'est d'ailleurs l'avis des commentateurs anciens)[6], que ces mots indiquent le crochet destiné à recevoir la pointe de l'épingle. Dans la langue homérique, κληΐς ne signifie pas seulement clef, mais encore tout autre objet crochu servant à ouvrir ou à fermer quelque chose[7] ; il a donc été tout naturellement appliqué au crochet qui servait à recevoir la pointe de l'épingle. L'épithète bien recourbée s'adapte d'ailleurs mieux qu'à toute autre à la partie de la fibule où la lame d'or est recourbée. Enfin, c'est pour se conformer aux règles de la description épique que le poète fait ressortir non pas l'épingle, qui est cachée en grande partie, mais bien le crochet, lequel frappe bien plus directement la vue.

L'agrafe prend aussi le nom de πόρπη [8]. Dooderlein[9] prétend que πόρπη indique la partie formant boucle et περόνη l'épingle de la fibule : cette distinction, juste au point de vue étymologique[10], ne s'explique pas dans la pratique. Les grammairiens anciens expliquent πόρπη par περόνη et inversement, en rattachant les deux termes au latin fabula[11]. Dans certains passages, du reste, πόρπη comprend aussi l'épingle. Dans l'Hécube d'Euripide notamment (1170), les Troyennes crèvent les yeux à Polymestor avec leurs πόρπαι, et, dans le prologue des Phéniciennes (60), Œdipe est aveuglé avec des πόρπαι en or. Dans un autre passage de la même tragédie (805) et dans Œdipe-Roi (1269), de Sophocle, le même objet est appelé περόν, ce qui démontre bien l'identité des deux termes. Les anciens lexicographes[12] prétendent que περόνη était une épingle qui servait à maintenir le vêtement sur l'épaule et περόνη sur la poitrine : cette hypothèse est inadmissible, car Euripide[13] emploie l'épithète πόρπαμα pour une sorte de chlamyde épinglée précisément sur l'épaule.

Gerlach[14] soutient que la περόνη et la πόρπη différaient de forme et de grandeur et que le premier de ces mots, le plus fréquemment employé, indique la petite fibule à courbure lisse, tandis que l'autre, plus grande, serait une sorte de broche en spirale, dont il sera question dans le chapitre suivant. Mais rien n'autorise cette hypothèse. La broche en spirale serait plutôt identique aux έλικες homériques.

Le substantif ένετή est aussi employé souvent pour les épingles-agrafes[15].

Il suffit de jeter un coup d'œil sur une collection complète d'ouvrages antiques en métal, pour se convaincre que ces épingles affectaient les formes les plus diverses[16]. Il s'agit donc de rechercher s'il est possible de préciser les formes usitées à l'époque homérique.

Athèna dit en raillant qu'Aphrodite, blessée par Diomède, s'est égratignée avec une περόνη d'or : c'était évidemment une fibule à pointe découverte. Mais un passage de l'Odyssée[17] fait supposer une toute autre disposition. Le poète dépeint la περόνη d'or avec laquelle Ulysse partant pour Troie avait épinglé sa chlaïna de pourpre. Elle était pourvue d'un double tuyau et ornementée d'un groupe représentant un chien qui tenait un chevreau se débattant entre ses pattes de devant[18]. Il existe en Italie cinq de ces fibules à étuis. Toutes les cinq sont ornées sur le devant de figures de sphinx. Trois d'entre elles[19] proviennent du groupe des tombeaux de Préneste qui sont remarquables par les produits de l'industrie phénicienne et carthaginoise. Le quatrième spécimen a été trouvé dans un ancien tombeau de Cæré[20], le cinquième probablement dans la campagne romaine[21]. Deux des fibules de Préneste sont en argent avec des grains d'or qui font ressortir les sphinx ; les trois autres sont en or. Les fibules, dans l'état où on les a découvertes, n'offraient aucune trace d'épingles ; on s'est donc demandé comment elles pouvaient servir à épingler un vêtement. Mais une des fibules de Préneste s'était cassée et, comme on a pu ainsi en examiner l'intérieur, la question a été résolue[22]. On y a remarqué la construction suivante : ces fibules se composent de deux parties dont chacune se termine par trois saillies légèrement recourbées. Dans les deux parties la saillie du milieu est simplement décorative ; les deux autres extérieures se terminent, dans la première partie, en épingles, dans la seconde elles sont creuses de manière à pouvoir recevoir l'épingle. Les épingles, après avoir transpercé le vêtement, s'engageaient dans les gaines de la seconde partie. Puis on consolidait les deux parties au moyen d'un crochet et d'un trou qui se correspondaient en bas. On voit que cette disposition est très pratique et mériterait d'être imitée par les bijoutiers de nos jours. En tout cas, elle rendait impossible toute égratignure, pareille à celle dont parle Athèna dans le passage mentionné de l'Iliade, puisque les pointes des épingles étaient cachées dans les gaines. Telle a dû être aussi la περόνη d'Ulysse ; comme les anciens commentateurs l'ont déjà fait observer[23] avec raison, les αύλοί δίδυμοι ne peuvent indiquer que ces étuis ou gaines où étaient engagées les épingles et ressemblent, par conséquent, κληΐσιν έύγνάμτοις dont il a été question plus haut.

 

 

 



[1] Iliade, V, 424.

[2] Odyssée, XVIII 293, XIX 293, XIX 226 et suiv., 256.

[3] Iliade, X, 133, XIV, 180.

[4] Iliade, VII 145, XIII 397. Pour l'emploi ultérieur de ce mot voyez notamment Sophocle, O. R., 1265 : Euripide, Phœn., 805 ; Hérodote, V, 87.

[5] Odyssée, XVIII, 293.

[6] Schol. Odyssée, XVIII, 294. Eustathe, p. 1847, 35-37.

[7] Les verrous : Iliade, XXIV, 455. Odyssée, I, 442. Le plat de la clef : Iliade, V, 146. 579 ; XVII, 309 ; XXI, 117 (voyez Eustathe, II, V 144, p. 403, 39-40). Quelquefois les dispositions prises pour empêcher le glissement du gouvernail : Grashof, Das Schiff bei Borner und Hesiod, p. 19-20. — Dœderlein, Hom. Glossarium, III, p. 119.

[8] Iliade, XVIII, 401. — Hymn. Hom. IV (in Venerem), 162 et suiv.

[9] Hom. Glossarium, I, p. 242-243, n° 374. II, p. 126, n° 650.

[10] Studniczka, dans ses Beiträge (p. 113, note 66) fait remarquer avec raison que πόρπαξ, terme le plus rapproché de πόρπη, signifie la poignée demi-circulaire du bouclier.

[11] Suidas, περόνη. πόρπη. Le même : πόρπη ή παρά 'Ρωμαίοις φίβλα. Hesychius, περόναι. πόρπαι. Etym. m., p. 665, 31 ; p. 683, 40. Photius, πόρπη : φίβλα.

[12] Pollux, VII, 54. Cf. Hesychius et Photius, s. v. σχιστός.

[13] Électre, 820. De plus, les έπωμίαι περόναι dans Lucien (Amor., 44) constitueraient un pléonasme inadmissible.

[14] Philolog. XXX (1870), p. 498.

[15] Iliade, XIV, 180. Le mot dérivé d'ένίημι, être fixé, pénétrer, ne se trouve plus que dans Callimaque : Fragm. 194. Comparez Callimachea, éd. Schneider, II, p. 417-418.

[16] Montelius a recueilli tous les types les plus importants dans son ouvrage : Spannen frän Bronsäldern, Stockholm, 1880-1882.

[17] Odyssée, XIX, 225.

[18] Il sera question dans le chapitre XXX du mode de représentation plastique.

[19] L'une d'elles, trouvée dans les fouilles faites sous les auspices du duc Barberini, se trouve actuellement à la bibliothèque Barberini (Archæologia, 41, 1, Londres 1867, pl. VII, 3, p. 201, n° 1). Les deux autres, mises au jour dans le tombeau découvert par les frères Bernardini, sont exposées au musée Kircher (Mon. dell' Inst., X, pl. XXXI, 6, 7. Comparez Annal., 1876, p. 249-250).

[20] Bull. dell' Inst., 1866, p. 178, 179. — Archæologia, 41, I, Londres 1867, p. 203, note.

[21] Archæologia, 41, 1, p. 203, note.

[22] Cette fibule est au musée Kircher. La partie postérieure où l'on voit mieux la construction est reproduite dans les Ann. dell' Inst., 1879, tav. d'agg. C 9.

[23] Schol. Odyssée, XIX, 227.