L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — VI. L'ART

CHAPITRE XXXI. — LE BOUCLIER D'ACHILLE.

 

 

Héphaïstos commence par figurer sur le bouclier la terre, le ciel, la mer, le soleil, la pleine lune et les étoiles. Il y ajoute des scènes de la vie humaine qui sont divisées en deux cycles : l'un concerne la vie des villes, l'autre celle de la campagne. Le premier, à son tour, semble contenir une antithèse : d'une part une ville en paix, de l'autre une ville en pleine guerre. Ce procédé d'opposition se montre également dans la ville pacifique, où l'on voit, d'un côté une noce joyeuse, de l'autre, la séance grave d'un tribunal. Cette tendance à l'antithèse est moins visible dans la description de la ville assiégée. Toutefois peut-être faut-il considérer, avec Petersen[1], les bergers soufflant tranquillement dans leur syrinx et menant leurs troupeaux à la rivière comme un contraste aux scènes de siège et de combat. La description de la vie champêtre est subdivisée, selon la juste remarque de Brunn[2], en autant de tableaux qu'il y a de saisons : le premier représente le labourage, le second la moisson, le troisième les vendanges, le dernier enfin les occupations des bergers. Chacun de ces tableaux est également animé par des antithèses. Les laboureurs travaillent avec ardeur ; mais chacun d'eux, après avoir terminé son sillon, est accueilli, au bout du champ, par un homme qui le rafraîchit avec une coupe de vin. On fauche le blé et on le met en gerbes ; le roi assiste au travail, appuyé sur un sceptre et heureux de la belle récolte, pendant que des hérauts et des femmes préparent pour les moissonneurs le repas réconfortant. Au milieu des vendangeurs est un jeune garçon qui divertit les travailleurs en jouant de la cithare et en chantant le chant de Linos. Aux occupations paisibles des bergers le poète oppose un épisode d'un autre genre : deux lions attaquent un taureau et forcent les bergers de le défendre. Toutes ces scènes champêtres sont suivies de la description d'un chœur de danse exécuté par des jeunes gens et des jeunes filles et qu'un aède accompagne de son chant et de sa cithare. Ces divers tableaux de la vie humaine étaient entourés par le fleuve Océan qui se déroulait le long de la triple bordure.

Évidemment dans toutes ces descriptions le poète a voulu mettre sous nos yeux le monde et la vie humaine, tel que les connaissaient ces contemporains. Les conditions essentielles dans lesquelles vivaient les Ioniens du temps sont, dans l'Épopée, mises en relief avec tant de netteté qu'il nous suffira de les rappeler en quelques mots seulement[3]. L'existence matérielle reposait presque exclusivement sur l'agriculture, l'élevage des bestiaux et la viticulture[4]. Le mariage[5] et le respect profond des lois[6] passent pour être les fondements essentiels de l'organisme politique et social ; les repas joyeux, le son des cithares et les chœurs de danse sont regardés comme les plus douces jouissances d'une vie bénie des mortels[7]. Cette vie paisible était parfois troublée par des attaques ennemies qui forçaient les citoyens de courir aux armes et de défendre leur territoire ou même leur ville[8]. On le voit, le poète a retracé toutes ces phases de la vie dans des scènes caractéristiques. La question de savoir jusqu'à quel point sa description est juste et complète est très importante non seulement au point de vue de l'histoire de la civilisation, mais encore pour apprécier le côté artistique de l'œuvre. Nous ne pouvons donc pas nous empêcher d'examiner avec le plus grand soin une observation que Murray[9] fait à ce sujet, dussions-nous nous écarter parfois du but que nous avons à poursuivre dans ce livre. Murray s'étonne que le poète ne fasse allusion nulle part à la navigation et au culte. Faut-il en conclure que la description offre une lacune ? Nous n'hésitons pas à répondre négativement en ce qui concerne la navigation.

Le poète a voulu évidemment tracer un tableau des incidents de la vie de tous les jours, qui étaient familiers à la moyenne de ses auditeurs. La navigation ne pouvait y occuper aucune place ; comme les Ioniens du temps ne faisaient que très peu de commerce maritime, elle n'avait pour la population qu'une importance tout à fait secondaire. Autant qu'on en peut juger d'après les données de l'Épopée, la mer ne jouait un rôle prépondérant que dans l'existence d'une infime minorité de gens, tels que des aventuriers qui parcouraient les flots pour conquérir du butin et s'enrichir rapidement[10]. La grande majorité des citoyens passaient leur vie assis en plein air ou adonnés aux travaux journaliers très pacifiques[11]. Eumaïos qualifie de sauvages les actes des chasseurs de butin[12], et c'est là certainement l'expression d'une opinion générale qui régnait alors dans les villes d'Ionie. Les Phéaciens, bons marins[13], n'infirment nullement cette thèse, car l'Épopée les présente précisément comme un peuple merveilleux. Elle renferme, en tous cas, des données qui prouvent qu'on ne se décidait à courir les mers que dans des cas exceptionnels et lorsqu'on y était obligé. Le voyage de Télémaque à Pylos passe pour une entreprise fort téméraire et cause bien des soucis à son entourage[14]. Le cœur tendre de Ménélas se brise lorsque Proteus lui apprend qu'il est forcé de partir de l'île de Pharos jusqu'à l'embouchure du Nil, pour y faire des sacrifices aux Immortels[15]. Ulysse, quand il se fait passer aux yeux d'Eumaïos pour un Crétois, lui dit qu'il a du dégoût pour le travail et la vie calme du foyer domestique, et qu'il aime, au contraire, la mer, les combats, les javelots et les flèches, toutes tristes choses qui feraient horreur aux autres hommes[16]. Dans un autre endroit, il dit que la faim réserve aux hommes des maux inénarrables et que c'est à cause d'elle qu'on a construit des vaisseaux pour courir la mer[17]. Même l'immortel Hermès se révèle comme un ennemi de la mer quand il déclare à Calypso : qui donc voudrait de son plein gré parcourir tant de flots salés ?[18] L'humeur aventurière des Ioniens de ce temps-là a été exagérée par la plupart des historiens modernes. Ils n'avaient pas, à coup sûr, un tempérament très guerrier. Ce qui le prouve bien, c'est que Agamemnon a beaucoup de peine à organiser la campagne contre Troie ; il se rend lui-même à Ithaque avec Ménélas, pour engager Ulysse à y prendre part[19] ; Nestor et Ulysse entreprennent une véritable tournée d'embauchage à travers toute la Grèce[20]. Si un roi leur offre ses hommes, il n'en manque pas parmi eux qui cherchent à s'esquiver. L'Épopée parle de punitions qui sont infligées dans ce cas[21]. Echépolos fait don à Agamemnon d'une belle jument, pour qu'il le laisse à la maison[22]. Sur les sept fils du Myrmidon Polyctor, on en tire un au sort qui est obligé de suivre Achille à Troie[23]. Aucune trace chez les Achéens de cette grandeur héroïque et sauvage à la fois qui caractérise les guerriers de la poésie germanique, par exemple, pour qui la plus haute jouissance consiste à batailler sans cesse. La lutte n'est pas pour les Achéens un but, mais un moyen[24] ; les principaux héros eux-mêmes s'en plaignent comme d'une corvée qui ne leur parait supportable que s'ils entrevoient une bonne récompense au bout[25]. On reconnaît là déjà la méthode classique qui bannit toute action sans plan arrêté d'avance. Que de moyens il faut mettre en œuvre pour engager les Achéens à se remettre en campagne, après la querelle d'Agamemnon avec Achille[26]. Un songe trompeur, envoyé par Zeus, promet à Agamemnon la victoire s'il marche le lendemain contre les Troyens. Là-dessus l'Atride, après en avoir conféré avec les autres rois, décide de tâter l'opinion des Achéens. Il propose, en termes très caractéristiques, au peuple assemblé de lever le siège et de retourner en toute hâte dans ses foyers. Loin d'être accueillie avec indignation, cette proposition est, au contraire, acclamée par toute l'assemblée, et Athéna est obligée d'intervenir pour qu'on n'y donne pas suite. Une fois en campagne, les Achéens sont parfois d'une nervosité inquiétante. On se rappelle ces paniques qui s'emparent subitement de l'armée tout entière et qui sont suivies d'une débandade générale[27]. Toutes ces scènes sont retracées d'une manière très saisissante et imagée ; nous pouvons donc en conclure que les poètes de l'Épopée, s'ils combattaient dans les rangs de leurs concitoyens, se comportaient eux-mêmes ou voyaient leurs compagnons d'armes se comporter de la sorte[28]. Si un guerrier, dans un moment de danger, manifeste sans réserve sa frayeur, ce n'est point considéré comme une honte. Lorsque les Troyens ont pénétré dans le camp des navires, les Achéens pleurent, car ils se croient perdus[29]. Ulysse raconte que les rois achéens, quand ils furent enfermés dans le cheval de bois, pleuraient d'angoisse et tremblaient de tous leurs membres[30]. Il y a quelque chose de comique dans ce passage de l'hymne à Arès[31], où le poète, invoquant le dieu de la guerre, le supplie de chasser de sa tête la vilaine lâcheté et de lui inspirer le courage, et termine en souhaitant qu'il lui soit donné de vivre tranquille, loin du tumulte des ennemis[32]. Des gens d'une nature aussi nerveuse ne se souciaient certainement pas de courir le monde à la recherche du butin, comme les Wikinge. Ils ne le faisaient que par nécessité ou dans l'espoir d'un résultat fructueux. Il nous parait donc tout à fait logique qu'un poète qui voulait décrire les principales phases de la vie de ses compatriotes ait passé sous silence la navigation et les aventures qui s'y rattachent.

Faisons remarquer, en passant, que les qualités indiquées plus haut des Ioniens des temps homériques s'expliquent en grande partie par l'histoire qui précède la naissance de l'Épopée. C'est, à notre avis, une loi générale que le courage physique et l'amour des actions d'éclat d'un peuple diminuent à mesure que sa civilisation vieillit et qu'il acquiert de l'expérience. Or, avant que l'Épopée ne fût créée, les ancêtres des Grecs d'Asie Mineure avaient franchi, sous l'influence de l'Orient, une phase très brillante de la civilisation ; l'incursion des Doriens, qui les chassèrent de leur pays, porta un coup très sensible à leur expansion et à leur bien-être. Ces péripéties ont dû forcément laisser une trace profonde dans l'esprit de la population, en sorte que la première ardeur juvénile fit place à une disposition d'esprit plus calme et plus réfléchie.

Après cette digression, arrivons à ce qui touche de plus près à l'objet de ce livre et demandons-nous quels rapports on peut établir entre la description du bouclier et les monuments d'art plastique[33].

La plupart des savante supposent que la description est basée sur un véritable bouclier et estiment qu'il est possible d'en reconstituer l'ornementation. Cette thèse a été soutenue dans ses moindres détails et avec le plus grand soin par Welcker[34] et par Brunn[35]. D'autres, au contraire, parmi lesquels nous nommerons Schnaase[36], Bursian[37], Friederichs[38] et Matz[39], considèrent tout simplement cette description comme un tableau créé par l'imagination poétique. Le poète, disent-ils, a inventé librement les scènes qu'il retrace, sans se préoccuper de la question de savoir si elles sont figurables et si elles peuvent former un tout artistique ; tout au plus a-t-il été inspiré çà et là et sans qu'il s'en doutât par le souvenir passager de quelques œuvres d'art. Tout récemment Petersen a essayé avec une grande perspicacité et un profond sens critique, de réduire à ses justes proportions ce qu'il y a d'excessif dans ces deux opinions[40].

La répartition de la surface où se développe toute la décoration est suffisamment claire. Ce bouclier se composait de cinq parties[41] : un cercle au milieu et tout autour quatre ceintures ou zones concentriques. L'Océan seul a sa place désignée : il coule tout le long de la bordure[42]. Mais ce renseignement suffit pour nous indiquer la place des autres tableaux. En effet, si, comme c'est probable, le poète suit un ordre déterminé dans sa description, il a dû, puisqu'il termine par le bord, commencer par le milieu et continuer de là vers la périphérie. Par conséquent le tableau cosmique, mentionné au début, ornait le disque central, puis les autres tableaux se déroulaient successivement en partant du centre et dans l'ordre énuméré par le poète. Ces tableaux étaient très probablement répartis sur trois Mlles concentriques seulement, si l'on admet que l'Océan occupait la quatrième zone toute entière, et sur quatre si ce dernier ne remplissait que la bordure extrême de cette quatrième zone.

Cette disposition est-elle régie par un principe artistique ? Petersen a parfaitement compris, sinon définitivement résolu cette question[43]. La représentation de la vie des villes comme celle de la vie champêtre est subdivisée chacune en plusieurs autres scènes et renferme chacune quantité de personnages aux attitudes les plus variées. Il est à présumer que, dans le chœur de danse qui suit la vie champêtre, il y avait moins de variété mais tout autant de mouvement. Ce fut donc une véritable pensée d'artiste que de donner comme limite à ces scènes mouvementées des tableaux calmes, comme le cosmos du milieu et l'Océan. Le choix du tableau central a permis, en même temps, de tourner une autre difficulté concernant la disposition des scènes suivantes. Si nous supposons les épisodes de la vie humaine disséminés sur les zones entourant le disque central, ces zones étaient remplies de figures dont les têtes touchaient le centre et les pieds la périphérie, ou inversement. Répéter dans le centre des scènes à figures, analogues à celles des zones, c'eût été d'un très mauvais effet. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à se rappeler les coupes d'argent phéniciennes bien connues qui, à l'intérieur, ont également un cercle central entouré de ceintures ou zones concentriques. Il est impossible de remplir entièrement avec des figures le cercle en question, car les têtes des personnages formeraient alors un enchevêtrement très confus. Les artistes phéniciens ont reconnu cette difficulté et ont cherché à la tourner de deux manières différentes. Parfois ils impriment aux figures du tableau central une direction autre que celle des personnages contenus dans les zones, et ce en les disposant sur une corde tracée à la partie inférieure du cercle[44]. Si, au contraire, le cercle renferme des figures disposées d'une manière concentrique, on y a ménagé au milieu un espace vide où l'on a placé un motif d'ornement[45]. Dans le premier système, il y a manque d'harmonie entre la disposition des figures centrales et celle des autres. Le poète ne pouvait pas songer non plus à employer l'autre système et à faire d'un ornement quelconque ou d'un symbole, tel que le gorgoneïon par exemple, le centre de son œuvre ; c'eut été contraire à la pensée maîtresse qui avait inspiré le cycle de ses tableaux. Le tableau cosmique au milieu c'était, en revanche, un choix très heureux au point de vue de l'idée et de la forme. Pendant que la vie humaine se déroule sur les zones, ce tableau central nous montre le globe terrestre dans lequel et le ciel étoilé sous lequel s'agitent les humains. C'est plus qu'un ornement ; c'est bien un point de repère parfaitement caractéristique, un véritable foyer calme et paisible au milieu de tous ces personnages animés d'une vie intense. Remarquons enfin la place que le chœur de danse occupe ici entre les scènes des villes et celles de la campagne, d'une part, et l'Océan, de l'autre. Pour se figurer la manière dont un art non encore émancipé (le seul qui entre ici en ligne de compte) traite un sujet de ce genre, il faut examiner la coupe de bronze phénicienne[46], les reliefs d'un diadème d'or trouvé à Athènes[47] et des peintures de vases grecs archaïques[48]. Il y a ici dans les mouvements un parallélisme très rigide, en sorte que les rangs de figures dansantes font l'effet d'un motif d'ornement. Si le chœur de danse décrit par le poète était conçu de la même façon, il formait une transition très heureuse entre l'animation des divers épisodes de la vie et le grand calme de l'Océan.

Ainsi donc la triple bordure, l'Océan qui la baigne tout du long, le tableau central et la succession des scènes du centre à la périphérie, tout cela est facile à reconnaître dans la description ; de plus cette disposition fait entrevoir un principe artistique qui a présidé au travail. Il en résulte que le poète a dû voir, tout au moins dans son ensemble, un cycle de tableaux analogues. Mais le procédé de la description ne nous autorise nullement à supposer qu'il ait eu dans l'idée un bouclier exécuté dans ses moindres détails, ni qu'il ait pris pour modèle de sa description un bouclier réellement existant.

Cette dernière hypothèse est facile à réfuter au point de vue archéologique. Les écrivains comme les monuments anciens nous ont suffisamment renseignés sur l'ornementation des boucliers. On peut diviser en trois catégories, qui se confondent parfois, les motifs qui y sont employés : d'abord les apotropaïa, puis les tableaux qui font ressortir d'une manière ou d'une autre la destination guerrière du bouclier, enfin ceux qui ont trait à la patrie ou à l'individualité du guerrier qui porte le bouclier[49]. Le cycle de tableaux décrits par le poète ne saurait être classé dans aucune de ces catégories. S'il y avait eu, dans les villes d'Ionie, à l'époque homérique, des boucliers pourvus d'une si riche ornementation figurée, il faudrait admettre, par analogie, qu'ils y avaient été importés de l'Orient, ou bien faits par des ouvriers grecs d'après des modèles orientaux. Or chez les peuples d'Orient, dont l'art doit entrer ici en ligne de compte, tels que les Phéniciens, les Égyptiens, les Assyriens et les Babyloniens, on ne trouve rien de semblable. Même observation pour l'art grec archaïque. Dans les descriptions des sanctuaires qu'il a visités au cours de son voyage, Pausanias cite quelques boucliers qui remontent certainement à une très haute antiquité[50] ; mais il n'en est aucun qui soit comparable au bouclier d'Achille au point de vue de la richesse de l'ornementation. De même les peintres de vases attiques qui, depuis le développement donné aux figures noires, apportent un grand soin à l'exécution des moindres détails, se contentent d'orner les boucliers d'un symbole, d'une figure, d'un groupe tout au plus. Quoique gênés par le défaut d'espace, s'ils avaient eu sous les yeux des boucliers aussi somptueux, ils nous en auraient au moins donné une idée[51], comme ils ont su le faire pour les dessins d'étoffes. Bien plus tard seulement le bouclier d'Athèna Parthénos[52] peut, jusqu'à un certain point, soutenir la comparaison avec le bouclier d'Achille, bien qu'il soit encore loin d'égaler sa richesse ornementale ; car le combat d'Amazones dont Phidias a rehaussé l'extérieur du bouclier ne formait qu'une seule composition, tandis que l'Épopée nous met sous les yeux un vaste cycle de compositions pleines de figures. Enfin le caractère d'improvisation épique, qui a été si bien mis en lumière par Hercher, nous empêche de nous rallier à l'hypothèse d'une description fondée sur un véritable bouclier. On sait que la plaine de Troie, l'île d'Ithaque et la maison d'Ulysse ne sont pas décrites d'après un plan arrêté d'avance, mais que leurs particularités locales sont mises en relief ça et là suivant les besoins de l'action ; à plus forte raison n'est-il pas possible que, dans une description qui ne comprend pas moins de 131 vers, le poète ait suivi servilement un modèle donné.

Matz[53] fait remarquer avec raison que, étant donné cette liberté d'allures, le poète n'a pu dresser d'avance tout un plan de décoration ; c'eût été du reste une peine superflue, puisque ce plan n'apparaît nulle part dans la description. Seule la place de l'Océan est désignée ; tous les autres tableaux sont précédés de locutions[54] où rien n'indique leur place respective. Les auditeurs, en entendant le poète commencer sa description par le tableau cosmique, devaient naturellement en conclure que ce tableau formait le centre de la composition et que, par suite, celle-ci se déroulait du centre vers la périphérie. Mais cela ne suffit pas évidemment pour qu'on puisse assigner à chaque épisode une place déterminée. Il se peut que le poète ait admis que ces tableaux étaient placés sur les zones entourant le cercle central ; c'est même probable. Mais aucun mot n'indique cette disposition : les tableaux sont simplement rangés les uns à côté des autres. Par conséquent, si nous voulons grouper séparément chacun d'eux, nous n'avons pour nous guider qu'une indication très vague : c'est la nature même du sujet qui nous permet de grouper une série de scènes relatives, d'une part, à la vie des villes ; d'autre part, à la vie des champs, groupes auxquels se rattache la représentation bien homogène du chœur de danse. Un savant de nos jours, qui lirait attentivement et analyserait dans le silence du cabinet la description du bouclier d'Achille, pourrait essayer d'en répartir les différents tableaux sur les différentes zones de la composition. Mais il faut réfléchir que les chants de l'Épopée étaient faits non pour être lus, mais pour être entendus. Se figure-t-on des auditeurs, rassemblant, pendant qu'ils écouteraient, une série de scènes en un seul tout, s'en faisant un tableau et le déroulant sur une zone ; lorsque le poète passe à la description d'un autre cycle, s'imagine-t-on les mêmes auditeurs s'en apercevant tout de suite et s'appliquant aussitôt à reconstituer la seconde zone ? Ce serait en vérité trop présumer de leur intelligence ou de leur bonne volonté... Le plaisir d'entendre chanter l'Épopée se serait alors transformé en un travail extrêmement pénible et difficile. Le poète, nous dira-t-on, indiquait peut-être au début de la description de chaque tableau, la place exacte qui lui était réservée. Mais cela non plus n'aurait pas servi à grand' chose ; car ces indications, forcément très courtes, les auditeurs les eussent aussitôt oubliées, éblouis qu'ils étaient par la splendeur des tableaux qui se déroulaient devant eux. Le poète a donc eu parfaitement raison de renoncer à un procédé dont il ne pouvait tirer aucun effet et de s'en tenir aux conditions que lui imposait sa poésie : il a rangé simplement les différentes scènes l'une à côté de l'autre, sans leur assigner aucune place déterminée, et, fidèle au rôle principal de l'Épopée, il s'est contenté de faire passer devant notre imagination des tableaux pleins de vie et de mouvement. De cette manière chaque description, :prise à part, produit son effet. Les auditeurs étaient naïvement heureux de voir par la pensée ces tableaux merveilleux et ne se demandaient point comment ceux-ci pouvaient constituer un ensemble artistique. Arrivée au terme des descriptions marqué  par l'Océan, leur  imagination était ravie par la description d'un bouclier admirable dont la somptueuse décoration retraçait le ciel, la terre, les joies et les souffrances du genre humain.

Puisqu'il est établi que le poète ne pouvait et ne voulait pas nous indiquer le groupement des scènes intermédiaires entre le tableau central et l'Océan à l'extrémité, il est impossible de dire si et jusqu'à quel point il s'en faisait une idée exacte lui-même. Le seul élément dont on puisse tenir compte pour examiner cette question, c'est la place assignée au chœur de danse entre les épisodes de la vie des villes et celle des champs d'une part, l'Océan d'autre part. C'est, comme nous l'avons dit plus haut, pour se conformer à une règle d'art supérieure que le poète avait adopté cette disposition. Il semble qu'il ait effectivement entrevu les groupes principaux disposés avec plus ou moins de précision, qu'il se soit imaginé les scènes variées de la vie des villes et de la vie des champs se déroulant autour du tableau cosmique et ces scènes à leur tour encadrées par le chœur de danse qui, sommairement représenté, forme une transition au calme typique de l'Océan. Mais il y a un abîme entre une idée générale et un plan déterminé. En supposant même que le poète ait pu avoir dans la pensée une composition toute faite dans ses parties essentielles, nous n'avons aucun moyen de la reconstituer, puisqu'il ne nous renseigne pas assez sur le groupement des diverses scènes. Ajoutez à cela que la description n'est pas l'œuvre d'un périégète, mais d'un poète, et, qui plus est, d'un poète épique. Or c'est le droit et le devoir de tout poète épique digne de ce nom de donner à toutes ses conceptions une forme vivante. Par conséquent, même là où une œuvre d'art plastique est au fond de sa description, il est naturellement porté à transformer en un récit, c'est-à-dire en une série d'actions, tout ce qui, à un moment donné, peut faire un ensemble. Quel est le moment précis de telle ou telle action, que le poète a traité d'après une œuvre plastique ? C'est ce qu'il est extrêmement difficile de dire et chacun, à son point de vue, peut discuter indéfiniment sur ce sujet. D'ailleurs toutes ces difficultés ont été fort bien mises en relief par Petersen[55], et il nous parait superflu d'y revenir avec plus de détails. Quoi qu'il en soit, toutes les tentatives de reconstitution ne peuvent avoir qu'une importance secondaire, au point de vue de l'histoire de l'art, puisqu'il ne s'agit point ici d'un cycle de tableaux créés par un artiste, mais imaginés par un poète.

Le poète, il est vrai, n'invente jamais rien de nouveau, mais il crée plus ou moins sciemment d'après la réalité qui l'entoure. Donc s'il n'y avait point, à l'époque homérique, de boucliers somptueux, ornés de figures, on se demande sur quelle base réelle peut bien reposer cette description. Nous avons vu plus haut qu'il y avait alors probablement des boucliers dont la couverture de bronze était garnie d'ornements géométriques. On pourrait supposer que le poète n'a fait que développer et amplifier cette très simple ornementation. Il est permis d'admettre qu'il s'était inspiré aussi d'autres objets d'art dont la décoration était groupée comme celle des boucliers du temps, mais qui renfermaient de nombreux personnages. Et l'on songe alors involontairement aux coupes d'argent phéniciennes, citées maintes fois déjà, dont l'ornementation se déroule sur un cercle central et sur des zones concentriques. Ce rapprochement est très logique, puisque les monuments eux-mêmes témoignent que la décoration de certaines coupes se retrouve sur des boucliers. Nous connaissons des coupes de bronze assyriennes dont l'intérieur est orné de trois zones à figures d'animaux enserrant une sorte de rosette centrale[56]. Les mêmes motifs apparaissent, disposés de la même manière, sur des boucliers votifs en bronze qu'on a trouvés en Arménie, mais qui, si l'on en juge par leurs inscriptions cunéiformes, semblent avoir été faits en Mésopotamie[57]. Perrot suppose avec raison que cette décoration a été empruntée à des coupes[58].

Voyons maintenant par quel procédé pourrait bien avoir été exécutée l'ornementation décrite par le poète. Sur les coupes d'argent phéniciennes qui semblent avoir déterminé le groupement de cette ornementation, les figures et les autres motifs sont simplement gravés, ou bien légèrement repoussés et ensuite passés au poinçon. De plus quelques exemplaires ont une sorte de dorure appliquée tantôt sur tout le vase, tantôt sur certaines de ses parties seulement. Il est encore un autre procédé technique qu'il ne faut pas perdre de vue ici : c'est celui que nous ont fait connaître des poignées d'épées et de poignards et un gobelet d'argent provenant des tombeaux en puits de Mycènes, ainsi qu'une épée trouvée à Théra. Ce procédé, dont nous avons déjà parlé à propos de la cuirasse d'Agamemnon, consistait en de minces lamelles d'or et des émaux noirs et brillants incrustés dans des creux ménagés à cet effet dans le métal[59]. Dans la description du bouclier, il est dit simplement que les figures d'Arès, de Pallas avec leurs vêtements[60], les bergers[61], certains taureaux[62] et les épées des jeunes danseurs, suspendues aux courroies d'argent[63], étaient en or. Cela ne nous apprend pas grand'chose, et l'on ne peut en inférer que c'était de la dorure ou de l'incrustation. Les indications sont bien plus précises en ce qui concerne la terre de la campagne, qui, bien qu'en or, avait un aspect noir[64], ainsi que les grappes dans la description des vendanges[65] ; quant au fossé qui entoure la vigne, il était en kyanos[66]. Le poète supposait évidemment l'emploi de l'émail, et l'aspect noir n'était dû qu'à l'émail noir et brillant qui est un des éléments les plus précieux de l'incrustation. Il nous semble donc hors de doute que le poète avait en vue des ouvrages émaillés, au moins dans certaines parties de sa description.

Nous avons déjà dit, dans le chapitre XXI ce qu'était le kassitéros qui avait servi à faire la haie entourant la vigne et en partie aussi les taureaux.

Après le procédé voyons l'ornementation.

Tout d'abord il est incontestable que le poète, en parlant d'une triple bordure, s'est inspiré des bordures de boucliers, qui étaient en usage de son temps.

De même, dans la description des scènes à figures, il est facile de reconnaître l'influence de modèles analogues que le poète avait vus, influence qui est particulièrement sensible dans la description de la ville assiégée. Voici la traduction exacte des vers qui s'y rapportent : Autour de l'autre ville campaient deux armées aux armes brillantes. Elles avaient un double dessein : ou bien détruire la ville, ou bien faire deux parts de toutes les richesses qu'elle renfermait. Mais les citadins ne renoncèrent pas à la lutte ; ils s'armaient en secret pour une embuscade[67]. Puis le poète nous montre les troupeaux des assiégeants, attaqués par les citadins, les assiégeants, surpris par le tumulte, quittant l'Assemblée du peuple et courant aux armes, et enfin le combat allumé entre les deux armées. Friederichs[68] croit avec raison que les deux armées qui campent autour de la ville ne sont pas celle des assiégeants et celle des assiégés, mais bien deux armées assiégeantes distinctes. Ce savant a également bien compris le partage des richesses dont il est question dans ces vers : pendant que l'une des deux armées veut la destruction de la ville, l'autre se borne à demander que les citadins abandonnent aux assiégeants la moitié de leurs biens. Tout nous porte à croire que les Doriens, au cours de leurs conquêtes dans le Péloponnèse, comme toutes les autres peuplades grecques qui ont colonisé l'Asie Mineure et les îles voisines, imposaient souvent des conditions semblables aux populations qu'ils trouvaient devant eux[69]. Même à l'époque homérique, les belligérants paraissent avoir conclu souvent des conventions analogues : Hector, dans l'Iliade[70], se demande s'il ne pourrait pas apaiser la colère d'Achille en lui cédant la moitié des biens troyens.

Bien que Friederichs ait parfaitement compris le sens de ces vers, il se trompe quand il pense que l'épisode de la ville assiégée est une pure invention du poète. Voici comment il s'exprime à ce sujet : Deux armées ennemies enserrent la ville, il y règne donc une grande angoisse, dit le poète, afin de rendre plus éclatants les exploits des assiégés. Mais ces deux armées ne sont pas d'accord ; on hésite entre deux procédés, l'un rigoureux, l'autre plus doux, entre la destruction de la ville et le partage de ses richesses. Les citadins mettent à profit le moment où les ennemis délibèrent, c'est-à-dire où ils laissent la ville tranquille. C'est précisément pour rendre possible l'action des assiégés que le poète inventa la délibération des ennemis[71]. Si cette interprétation correspondait bien à la description du poète, nous aurions effectivement un récit parfait dans son ensemble et qui pourrait bien être sorti tout entier de l'imagination du poète. Mais Friederichs a glissé arbitrairement dans ce passage les arguments dont il avait besoin pour son interprétation. D'après lui le moment culminant de l'action serait la délibération des deux armées, puisqu'elle détourne leur attention de la ville et facilite aux habitants la sortie. Si le poète avait voulu motiver ainsi l'action, il aurait dès le début insisté sur l'Assemblée du peuple. Or il ne le fait pas, il se contente d'indiquer que les projets des deux armées à l'égard de la ville étaient différents. Si les auditeurs avaient dû en conclure qu'il y avait eu conseil de guerre, ce serait en vérité trop présumer de leur faculté d'abstraction. Ce n'est que vingt vers plus loin que le poète mentionne l'assemblée du peuple, lorsqu'il raconte que les assiégeants, épouvantés par le bruit venant du côté des troupeaux, quittent l'Assemblée pour courir au secours des bergers. Ce détail vient ici sans qu'on s'y attende : les auditeurs ne pouvaient, en effet, deviner que cette Assemblée coïncidait avec les projets divers des deux armées dont il a été question bien auparavant. Ainsi donc l'enchaînement logique et clair des différentes phases de l'action, que suppose Friederichs, n'existe point. De plus si, comme il le suppose, le poète avait voulu faire ressortir la détresse des assiégés, il aurait attribué aux deux armées assiégeantes non pas deux plans différents, mais bien un seul et même plan d'action : cette hypothèse est conforme à toutes les traditions de la guerre. On comprendra, au contraire, fort bien tout ce que cette description a de caractéristique, si l'on admet, avec Murray[72], que le poète s'est inspiré d'une œuvre plastique représentant le siège d'une ville, des deux côtés de laquelle il aurait groupé l'armée assiégeante. La coupe phénicienne d'Amathonte en argent nous fournit un exemple de cette disposition. La ville assiégée forme le centre du tableau figuré sur la zone extrême ; à droite les ennemis vont à l'assaut ; à gauche l'attaque est déjà commencée et des guerriers légèrement armés cherchent à escalader les murs au moyen d'échelles de siège, tandis que derrière eux d'autres sont occupés à détruire les plantations des citadins[73]. Il est évident que le poète songeait à une œuvre d'art où l'armée assiégeante était ainsi divisée en deux groupes distincts. Cette circonstance fit d'abord naître l'hypothèse assez singulière de deux armées assiégeantes ; parti de là, le poète eut la pensée plus singulière encore d'attribuer aux deux armées des projets différents.

Le siège est suivi de la lutte autour des troupeaux. Cet épisode est encore probablement, comme nous le verrons tout à l'heure, une réminiscence d'un ouvrage plastique ; mais les documents archéologiques ne nous présentent rien d'absolument analogue, du moins pour toute la scène. Lors même que cette scène serait purement et simplement imaginée par le poète. Il faudrait néanmoins la rattacher à celle qui précède. Le poète a dû naturellement passer ici de la description au récit. Il a dû expliquer comment les guerrier qui assiégeaient la ville tout à l'heure en sont venus aux mains à présent. Et, se conformant son procédé poétique, il improvise à cet effet un tableau bien vivant, celui de l'Assemblée du peuple, qui se dissout dès que le bruit du combat livré autour des troupeaux arrive jusqu'à elle. Dans certaines parties de la description, l'imagination du poète est enchaînée par le souvenir de scènes analogues figurées plastiquement. Elle se donne libre carrière partout où il s'agit de relier par un récit les actions représentées. Réminiscences plastiques et faculté narrative, tels sont les deux éléments dont il faut tenir compte pour expliquer les particularités de cette description.

Brunn[74] a mis une série de bas-reliefs assyriens en parallèle avec la description du bouclier et il soutient avec raison que ces bas-reliefs pourraient bien avoir, au point de vue de l'exposition, quelque analogie avec les œuvres plastiques connues du poète. Mais n'oublions pas que les Ioniens du temps prisaient par dessus tout les produits artistiques importés par les Phéniciens qui évidemment ont exercé une grande influence sur l'art ionien. Nous sommes par conséquent amenés à chercher des points de comparaison surtout parmi les monuments phéniciens. Et, en effet, ceux-ci offrent avec la description de l'Iliade des points de contact que Murray[75] avait déjà en partie reconnus. Nous avons déjà mentionné le siège figuré sur la coupe d'Amathonte. Tout comme sur le bouclier d'Achille, on voit des vendanges représentées sur un cratère d'argent phénicien ou carthaginois provenant d'un tombeau de Préneste[76], et un chœur de danse sur la coupe de bronze d'Idalion, maintes fois citée.

Notons encore à ce propos un lécythe[77] appartenant à cette catégorie qui est caractérisée par des peintures en zones et des quadrupèdes courant ; on sait, en effet, que cette espèce de poteries a beaucoup de rapports avec les anciens vases d'Orient en métal[78]. Sur ce lécythe, on voit un tableau qui, dans son ensemble, correspond à un épisode décrit par le poète : deux lions attaquent un taureau, pendant que des bergers se précipitent avec des lances et des arcs pour chasses les fauves[79].

Pour l'étude du tableau cosmique du centre, Brunn[80] renvoie aux cylindres babyloniens et assyriens. Mais ici encore nous trouvons des analogies dans les monuments phéniciens. Sur un scarabéoïde de Curium sont représentés, en haut, le soleil et la lune[81] ; l'élément humide est figuré en bas au moyen d'une barque et la terre au moyen de plantes minutieusement rendues. L'on voit le disque ailé du soleil et la lune sur une coupe d'argent phénicienne, au-dessus d'une scène de sacrifice. Un cachet d'or trouvé à Mycènes, de travail oriental[82], porte, en haut, le soleil et la lune, en bas des lignes ondulées qui semblent représenter la mer : ce cachet a déjà fait penser Schliemann au tableau central du bouclier. Il se peut qu'un jour on découvre une coupe phénicienne dont le disque central sera orné, comme celui du bouclier, d'un groupe de corps célestes. Nous connaissons déjà deux plats de bronze phéniciens trouvés à Nimroud, dont les ornements en relief reproduisent, comme vue à vol d'oiseau, la terre avec des montagnes, des vallées, des arbres et des animaux[83]. Enfin les objets en métal phéniciens ont cela de commun avec la description du poète que les scènes à figures sont encadrées dans des motifs pittoresques. Ce mode de représentation plastique est bien en rapport avec cette ample narration, ce procédé de chroniqueur qui caractérise généralement les productions artistiques orientales ou orientalisantes ; il est évident qu'un art semblable a dû influer sur la description du bouclier.

Là même où le poète s'est inspiré de certains monuments, il a ajouté des motifs de sa propre invention : c'est possible et c'est même probable. Et c'est précisément à cause de ce mélange qu'il est fort difficile de dire si ces monuments étaient exclusivement d'importation phénicienne ou si c'étaient des produits de l'art grec naissant. Dans deux endroits, la description mentionne des figures de mythologie grecque. Les citadins qui préparent une sortie sont précédés d'Arès et de Pallas Athéna, tous deux habillés de vêtements d'or et tous deux faciles à reconnaître pour des dieux, car les figures d'hommes sont plus petites que les leurs[84]. Dans le combat autour des troupeaux, on voit se démener Eris, Kydoïmos et la terrible Ker, qui a saisi un homme fraîchement blessé et un autre sans blessures et qui traîne un cadavre par les pieds à travers la mêlée ; elle porte sur les épaules un vêtement rougi de sang humain ; tous ces personnages qui sèment l'effroi s'agitent et combattent comme des mortels et s'arrachent mutuellement les cadavres des mains[85]. Supposons que le poète ait vu ces figures mythologiques plastiquement représentées. Il faudrait en conclure d'abord qu'il a subi l'influence de monuments grecs ; en second lieu que, à l'époque à laquelle appartient la description du bouclier, les Grecs avaient déjà essayé de traiter la mythologie sous forme plastique. Mais cette hypothèse parait très douteuse, tout au moins en ce qui concerne les figures d'Arès et de Pallas. Dans l'Épopée, ces deux divinités prennent part aux combats entre les Achéens et Troyens : il est donc tout naturel qu'on les ait fait entrer dans la description d'une sortie guerrière. D'ailleurs si le poète avait jamais vu des personnages dorés ou tout en or, il a pu très facilement s'imaginer tels Arès et Pallas, puisque l'Épopée nous apprend, dans d'autres endroits[86], que les dieux se couvrent de vêtements et d'armures d'or. Enfin les poètes parlent souvent de la taille plus qu'humaine des dieux[87]. Quant aux mauvais génies présents au combat, l'hypothèse qu'ils s'agitent et luttent comme des mortels sera beaucoup plus plausible lorsque nous admettrons que ces monstres ne sont pas simplement des produits sortis de l'imagination du poète, mais bien copiés sur des modèles plastiques. Du reste ces épouvantails semblent être, comme nous l'avons déjà fait observer, les types les plus anciens de l'art grec : le gorgoneïon, tout au moins, appartient sûrement à l'époque homérique. Il est donc très probable, sinon certain, que le poète, en décrivant la lutte autour des troupeaux, pensait à une œuvre d'art grecque qu'il avait eue sous les yeux.

Si nous résumons toutes les observations qui précèdent, nous arriverons au résultat suivant : le bouclier, dans son ensemble, est un tableau d'imagination poétique. Toutefois les descriptions de certaines scènes sont inspirées par des modèles plastiques. Ces modèles sont surtout des vases en métal d'importation phénicienne, ou des imitations grecques de ces derniers. Mais il y a là aussi des réminiscences d'œuvres purement grecques, où le génie national a déjà laissé une profonde empreinte. En ce qui concerne l'ordre adopté dans la composition, il est certain que le tableau central et la bordure avec son océan étaient bien localisés dans l'imagination du poète ; on ne saurait, au contraire, affirmer qu'il se faisait une idée bien nette de la place assignée à chacune des scènes intermédiaires.

Par conséquent, s'il faut rayer le bouclier d'Achille du nombre des ouvrages grecs, il n'en demeure pas moins un facteur très important pour l'étude de l'histoire de l'art grec. L'idée de représenter le monde et la vie humaine dans une série complète de tableaux est digne d'un grand artiste. Les descriptions qui ont trait à la vie dénotent un observateur attentif des moindres détails de l'activité humaine et annoncent non seulement la faculté d'en saisir toutes les manifestations, mais encore celle de les coordonner et de les classer en quelque sorte. Grâce au choix judicieux des épisodes, nous avons pour ainsi dire sous les yeux les petits détails de la vie journalière des Ioniens du temps. En outre, le poète se révèle déjà comme un maitre dans un des procédés les plus puissants de l'art grec, nous voulons parler de l'antithèse. Et son talent ne se borne pas à une conception idéale ; il sait encore placer dans un ordre esthétique au moins quelques-uns des tableaux dont il compose sa décoration. La description du bouclier est donc un témoignage très brillant des aptitudes artistiques du. poète. Son imagination voyait une série de tableaux magnifiques, tous inspirés par une idée commune et en partie artistement groupés. Mais ni le poète, ni aucun de ses contemporains n'était en état de revêtir d'une forme plastique une conception de ce genre. Il a fallu encore le travail de plusieurs générations pour que l'art eût les moyens nécessaires à cet effet. Autant que nous sachions, le monument authentique le plus ancien où des idées aussi nombreuses soient traduites d'après des principes analogues, c'est le coffret de Kypselos : il est au moins d'un siècle postérieur à l'achèvement de l'Épopée. Si le poète avait vécu à une époque avancée de l'art, il serait peut-être devenu un grand artiste et son nom eût été placé à côté de ceux de Polygnote et de Phidias.

 

 

 



[1] Kritische Bemerkungen sur ältesten Geschichte der griechischen Kunst, p. 12.

[2] Rhein Mus., V, 1847, p. 341.

[3] Voyez surtout Odyssée, IX, 105-115, où il est dit des Cyclopes qu'ils ne cultivent ni le blé ni la vigne, et qu'ils ne connaissent ni les assemblées du peuple ni les lois.

[4] L'agriculture était relativement fort avancée chez les Ioniens : voyez là-dessus notamment : Iliade, V, 87-92, XXI, 257-262. Odyssée, IX, 131-135, XVII, 297-299.

[5] Iliade, IX, 340-342, 399. Odyssée, VI, 180-185.

[6] Iliade, XVI, 386392. Odyssée, IX, 112, XIX, 111.

[7] Odyssée, VIII, 248. IX, 5.

[8] Odyssée, XVII, 470-473. XXI, 18-19. XXIV, 111-113.

[9] Hist. of greek sculpture, p. 45.

[10] Odyssée, XIV, 83-88, 222-234.

[11] Une longue absence de la maison passe pour quelque chose d'anormal, presque pour un malheur : Iliade, II, 292-294. Odyssée, III, 313-315. Une vie tranquille à la maison est considérée, au contraire, comme le plus grand bonheur : Odyssée, I, 217-220.

[12] Odyssée, XIV, 83-88.

[13] Odyssée, VI, 270, 273. VII, 3436, 109, 321-328. VIII, 253, 556-563.

[14] Odyssée, II, 271 et suiv. 363 et suiv. IV, 663-666, 701 et suiv. 731 et suiv. XIII, 417-419. XVI, 23-24, 142-145, 346-347. XVII, 41-43.

[15] Odyssée, IV, 481-484.

[16] Odyssée, XIV, 222.

[17] Odyssée, XVII, 286. Comparez Odyssée, VIII 138-139.

[18] Odyssée, V, 100.

[19] Odyssée, XXIV, 115-118.

[20] Iliade, XI, 770.

[21] Iliade, XIII, 669.

[22] Iliade, XXIII, 296.

[23] Iliade, XXIV, 400. Comparez Odyssée, XV, 238-239.

[24] Ils la considèrent surtout comme légitime lorsqu'il s'agit de défendre la ville natale (Iliade, XII, 243. XV, 497-499. XVII, 157-158. Odyssée, XVII, 470-473), ou de venger une injustice, le rapt d'un troupeau ou la destruction d'une récolte (Iliade, I, 152-157).

[25] Iliade, IX, 315-322. XVI, 494. Odyssée, XIII, 262-264. XIV, 222-234, passages qui prouvent que, dans une guerre offensive, l'objet principal, c'était le butin.

[26] Iliade, II, 5 et suiv. Remarquez la joie que ressentent Achéens et Troyens lorsque le combat entre Ménélas et Pâris devait terminer la guerre (Iliade, III, 112, 298, 320).

[27] Notamment Iliade, VIII, 75 et suiv. 97-98. XI, 544 et suiv. XV, 320. 327. XVII, 597. Odyssée, XIV, 268-270. XVII, 437-439, XXIV, 533-536. Comparez aussi Odyssée, XXIV, 48-50. Il en est de même des Troyens : Iliade, XV, 1-4. XVI, 656-659. XVIII, 228-231, 247-248.

[28] Voyez la façon très typique dont Idoménée caractérise un guerrier lâche : Iliade, XIII, 279-283.

[29] Iliade, XIII, 88-89.

[30] Odyssée, XI, 525-526. Comparez Iliade, V, 243-250. XVII, 238-245. XIX, 262. La manière réjouissante dont Archiloque parle de sa fuite (Fragm. 6 Bergk) et de la perte de son bouclier prouve bien que les Ioniens nourrissaient les mêmes sentiments, même après la période florissante de l'Épopée.

[31] VIII, 11. De même Iliade, IV, 419-421, où le poète, après avoir montré comment Diomède sauta à bas de son char, ajoute que même un homme courageux serait, à sa vue, saisi de frayeur. Comparez aussi Iliade, XIII, 343-344.

[32] Au sujet de nos observations sur la pusillanimité des Ioniens des temps homériques, Studniczka écrit ce qui suit dans la Zeitsch. für die öesterr. Gymn. (1886, p. 206) : L'absence de navigation dans ce tableau du monde entier donne lieu à une digression instructive sur la décadence du courage chez les Grecs des temps homériques comparés à ceux des temps héroïques. Mais cette digression n'explique pas ce qu'elle devrait expliquer ; car enfin la guerre qui joue un rôle important dans ce bouclier n'était pas moins désagréable pour le nerveux Ionien que la navigation. Ce jugement nous oblige à résumer aussi brièvement que possible notre argumentation. Nous prétendons que, si la navigation a été omise dans la description da bouclier, c'est qu'elle n'avait aucune importance pour la majorité des Ioniens de l'époque. Il faut beaucoup de courage physique pour courir les aventures sur mer. Cette qualité était peu développée chez les Ioniens, et la preuve c'est qu'ils avaient peu de goût pour la guerre. Nous ne voyons pas ce qu'on peut objecter contre ce raisonnement. Si la guerre sur terre joue un rôle dans la description du bouclier, c'est que les Grecs étaient, bien malgré eux, forcés par les circonstances de la faire. La navigation, au contraire, n'était pas pour eux une nécessité.

[33] Tout ce qui anciennement a été écrit sur ce sujet a été recueilli par Clemens, De Homeri clipeo Achilleo, Bonn, 1844.

[34] Zeitschr. Gesch. der alten Kunst, I, p. 553-573.

[35] Rhein. Mus., V, 1847, p. 340-342 ; Die Kunst bei Homer (Abhandl. der bayer. Ah. der Wissensch., I. ICI, XI vol.), p. 8-17.

[36] Geschichte der bild. Künste, II2, p. 114.

[37] Griech. Kunst, p. 397 (Encyclop. d'Ersch et Gruber, 82e part.).

[38] Die philostratischen Bilder, p. 117-119, 223-227.

[39] Philologus, XXXI, 1872, p. 614-619.

[40] Kritische Bemerkungen zur aeltesten Geschichte der griech. Kunst., p. 11-17.

[41] Iliade, XVIII, 481. Comparez XX, 267-272.

[42] Iliade, XVIII, 607.

[43] Kritische Bemerkungen, p. 12-13.

[44] De Longpérier, Musée Napoléon III, pl. XI. — Cesnola-Stern, Cypern, pl. LXVI. — Mus. gregor. I PL. LXIV, 1, PL. LXV-LXVI ; Mon. dell' Inst., X, pl. XXXI, 1. — Perrot et Chipiez, Hist. de l'art, III, p. 759, n° 543 ; Monum. X Pl. XXXII, 1. Perrot et Chipiez, ibid., III, p. 97, n° 36.

[45] Comparez par ex. la coupe d'Idalion ainsi que celle d'Amathonte. — De Longpérier, loc. cit., pl. X. — Cesnola-Stern, Cypern, pl. XIX, LV 1, LXIX 4. — Perrot et Chipiez, II, p. 743, n° 407.

[46] Celle d'Idalion.

[47] Arch. Zeit., XLII, 1884, pl. 8, I, p. 99-101.

[48] Un vase du Dipylon. Mon. dell' Inst., VIII, 1, pl. XXXIX, 2. Comparez Arch. Zeit., XLIII, 1885, pl. 8, 2, p. 135-136. Un fragment de vase trouvé à Tirynthe d'un style apparenté : Schliemann, Tiryns, pl. XVII a, 103-105. Un vase d'une espèce particulière provenant d'un tombeau de Vulci dit Grotta d'Iside : Micali, Mon. ined., pl. IV, A. Le vase François : Mon. dell' Inst., IV, pl. LVII. Arch. Zeit., 1850, pl. XXIII G. La coupe à Tritons de Corneto ; Mon. dell' Inst., XI, pl. XLI. — Comparez aussi le chœur de danse sur la cuirasse trouvée dans l'Alphée.

[49] Comparez Fuchs, De ratione quam veteres artifices in clipeis imaginibus exornandis adhibuerint, Gott., 1853, p. 16 et suiv.

[50] Voyez notamment, IV, 16, 7, VI, 19, 4.

[51] Les boucliers archaïques les plus richement ornés à notre connaissance sont ceux d'une statue de Geryoneus, trouvée dans le téménos d'Apollon à Athienu, dans l'île de Chypre (Commentationes in honor. Mommseni, p. 673-693). Sur chacun des trois boucliers de cette statue on distingue trois figures : Döll, Sammlung Cesnola, pl. VII, 8 ; Cesnola-Stern, Cypern, pl. XXXIV, 1.

[52] Michaëlis, Der Parthenon, p. 268-269, 283-284.

[53] Philologus, XXXI, 1872, p. 617.

[54] Iliade, XVIII, 483. 490. 541. 550. 561. 573. 587. 590.

[55] Loc. cit., p. 13-16.

[56] Layard, A second series of the mon. of Nineveh, pl. 60. — Perrot et Chipiez, Hist. de l'art, II, p. 743, n° 407.

[57] Perrot et Chipiez, Hist. de l'art, II, p. 756, n° 415. Comparez le bouclier votif de Crète dans les Mitth. d. Inst. in Athen, X, p. 66.

[58] Perrot et Chipiez, II, p. 756.

[59] Sur l'Iliade, XVIII, 590-593, comparez Kuhnert, Daidalos, dans le vol. XV des suppléments des Jahrbücher f. class. Philolog., p. 205-208. A ses yeux, le χόρος est, comme nous l'entendons nous-mêmes, la représentation plastique d'un chœur de danse, mais il déclare avec raison que les vers 591-592, où est mentionné Daidalos, sont une interpolation ultérieure.

[60] Iliade, XVIII, 517.

[61] Iliade, XVIII, 577.

[62] Iliade, XVIII, 574.

[63] Iliade, XVIII, 597.

[64] Iliade, XVIII, 548.

[65] Iliade, XVIII, 562.

[66] Iliade, XVIII, 564.

[67] Iliade, XVIII, 509-513.

[68] Die philostratischen Bilder, p. 223-225.

[69] On passait probablement des traités de ce genre lorsque, dans une ville, la partie la plus ancienne de la population ou quelques familles seulement avaient conservé plus ou moins de droits politiques.

[70] XXII, 118-120.

[71] Die philostratischen Bilder, p. 225.

[72] Hist. of greek sculpture, p. 49.

[73] L'expression technique indiquant cet acte est δενδροκοπεΐν. Comparez Hehn, Kulturpflanzen und Hausthiere, 3e éd. p. 111-114, 4e éd. p. 104-106.

[74] Die Kunst bei Homer, p. 12-14.

[75] Hist. of greek sculpt., p. 51-53.

[76] Mon. dell' Inst., X, pl. XXXIII.

[77] Arch. Zeit., XLI, 1883 pl. 10, 2.

[78] Arch. Zeit., XXXIX, 1881, p. 46 et suiv. ; XLI, 1883, p. 159-160.

[79] Iliade, XVIII, 579.

[80] Die Kunst bei Homer, p. 14. — Comparez Layard, Recherches sur le culte de Vénus, pl. I, 16, pl. IV, le soleil, la lune et les étoiles au-dessus des hommes en prière. — De Vogüé, dans le Journal asiatique, 1867, p. 152 : la lune, les cinq planètes et le soleil à côté de la déesse Anat (Anaïtis).

[81] Cesnola-Stern, Cypern, pl. LXXX, n° 11, p. 339.

[82] Schliemann, Mykenae, p. 402, n° 530 (Comparez p. 408). — Arch. Zeit., XLI, 1883, p. 169.

[83] Layard, A second seriez of the mon. of Nineveh, pl. 61. — Perrot et Chipiez, II, p. 742, n° 406, et 66.

[84] Iliade, XVIII, 516.

[85] Iliade, XVIII, 535.

[86] Iliade, VIII, 43 ; XIII, 25.

[87] La tête d'Eris touche le ciel (Iliade, IV, 443). L'Arès couché à terre par Athéna couvrait une surface de sept plethra (Iliade, XXI, 407).