L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — I. L'ARCHITECTURE ET LE MOBILIER

CHAPITRE VII. — LES MURS DE DÉFENSE.

 

 

Nous avons montré, dans le chapitre V, qu'après l'immigration dorienne, il y eut une période de recul dans l'architecture défensive des Grecs. Pendant que les murailles de Mycènes et de Tirynthe sont construites en puissants blocs de pierre, dans l'Épopée il n'est jamais fait mention de constructions en pierre.

Hirt[1] nous a donné une idée très exacte de la manière dont les poètes de l'Iliade voyaient les fortifications du camp naval des Achéens. Le camp était entouré d'un fossé, garni à l'intérieur d'une rangée de palissades reliées entre elles[2]. Derrière le fossé s'élevait un rempart. Le poète nous renseigne à peu près sur la construction de ce dernier : ses fondations consistaient en troncs d'arbres et en pierres[3], les tours sur montant le rempart étaient en poutres de bois[4]. Si telle était la composition des tours, l'espace qui les séparait, indépendamment des blocs de pierre employés pour les fondations, devait être comblé avec la terre du fossé et avec des fascines. C'est dans ces conditions seulement que Sarpedon a pu arracher avec la main une cuirasse et faire une brèche dans le rempart[5]. De telles fortifications étaient considérées comme remarquables, car Poséidon craint qu'elles n'éclipsent la gloire de la muraille dont il avait ceint la ville de Troie, de concert avec Apollon[6]. Il est donc impossible d'admettre que les poètes se représentaient les murailles de Troie comme une construction en pierre. Il est probable, au contraire, qu'ils se les figuraient comme étant des ouvrages en terre et en bois, semblables à ceux qui entouraient le camp des Achéens, ou peut-être comme de simples amas de terre pareils à ceux qu'avaient faits les Troyens et Pallas Athèné, pour servir de refuge à Héraklès dans sa lutte contre les monstres marins. Tout au plus peut-on se demander si tel ou tel poète admettait qu'il y ait eu dans la muraille troyenne des briques d'argile, matériaux dont nous avons déjà parlé dans le chapitre V[7]. Le témoignage le plus concluant à cet égard se trouve dans la description de Scheria[8]. Le poète manifeste clairement l'intention d'attribuer aux Phéaciens la connaissance de tous les arts qu'il a remarqués autour de lui ou dont une vague rumeur était parvenue jusqu'à lui du lointain Orient. S'il avait eu sous les yeux une enceinte de ville en pierre, il eût certainement reproduit poétiquement l'impression puissante que fait une construction de ce genre, et l'eût au moins indiquée par une épithète significative. Il ne le fait pas, mais dit simplement que les murailles étaient longues, hautes et pourvues de palissades.

La muraille d'airain qui entourait l'île d'Aiolos est une exception absolument singulière[9]. Comme rien ne prouve que les Grecs aient jamais recouvert de métal leurs murailles défensives, il est probable que cette muraille est sortie de l'imagination du poète qui a voulu donner par là l'idée d'une grande solidité ; cette expression est d'ailleurs souvent employée dans ce sens par les auteurs hébreux et les auteurs classiques[10]. Il est possible toutefois que nous soyons là en présence d'un vague souvenir de la décoration orientale. Ecbathane, la capitale de la Médie, était ceinte de sept murailles, dont la première à l'intérieur était garnie de créneaux d'or, la suivante de créneaux d'argent[11]. Ce fait prouve que dans le centre de l'Asie antérieure certaines parties des murailles défensives étaient garnies de plaques métalliques.

Du reste, il semble qu'à l'époque d'Homère toutes les villes n'étaient pas fortifiées.

Les villes auxquelles l'Épopée attribue une enceinte fortifiée sont en dehors de Troie et de Scheria : Gortys[12], Tirynthe[13], Thèbes de Cilicie et de Béotie[14], Lyrnessos[15], Calydon[16], la ville de Curètes[17], sans doute Pleurion, Pheia[18] en Élide et la ville assiégée qu'Héphaïstos a représentée sur le bouclier d'Achille[19]. De plus, Ajax, fils de Télamon, lorsqu'il encourage les Achéens dans la lutte autour des vaisseaux, crie à Achille qu'il n'existe point dans le voisinage de ville munie de tours[20], et Nestor rappelle comment les aïeux, marchant en rangs serrés contre l'ennemi, s'emparaient des villes et des fortes murailles[21]. Au contraire, les poètes semblent s'être imaginé Ithaque, Pylos et Sparte comme des villes ouvertes. En ce qui concerne Ithaque, il est à remarquer que ni Télémaque[22] et Ulysse[23], se rendant de la maison d'Eumaios dans la ville, ni Eumaios, allant, après le meurtre des prétendants, chez Laërte[24], ne passent par des enceintes fortifiées. L'Épopée n'en parle pas non plus à propos de l'arrivée de Télémaque à Pylos[25] et à Sparte[26], ni à propos de son départ de cette dernière ville[27], bien que l'allusion au' char roulant sous la porte de la ville eût fourni un beau motif épique[28].

Il convient enfin de faire remarquer que la construction des rues n'était guère avancée à cette époque. Le pavé dont on a trouvé les restes à Hissarlik était composé de grosses plaques calcaires[29]. Celui qui garnit de chaque côté le seuil du trésor d'Atrée se compose de plaques non dégrossies de calcaire[30]. L'Épopée, en parlant du pavé qui couvrait l'agora de Scheria[31] dit qu'il était fait de pierres rapportées. Loin d'indiquer un progrès sur l'époque précédente, ce fait est plutôt la preuve d'un mouvement rétrograde.

 

 

 



[1] Die Geschichte der Baukunst bei den Alten, I, p. 203-204.

[2] Iliade, VIII, 343 ; IX, 350 ; XV, 1 ; XII, 54 et suiv. 63 et suiv.

[3] Iliade, XII, 29, 259.

[4] Iliade, XII, 36.

[5] Iliade, XII, 397 et suiv. Comparez 258 et suiv.

[6] Iliade, VII, 445 et suiv. Comparez XXI, 446, 526.

[7] Iliade, XX, 145.

[8] Odyssée, VII, 43. Comparez VI, 9, 262.

[9] Odyssée, X, 3.

[10] Par ex. Jérémie, I, 18. — Eschine, Ctésiphon, 84 p. 64. — Horace, Épitre I, 1, 60.

[11] Hérodote I, 98. — Comparez Perrot et Chipiez, Hist. de l'art, II, p. 237-289. — Semper (Der stil., I, p. 428) suppose que les murs cyclopéens attribués aux Lélégiens étaient recouverts de feuilles métalliques. C'est une hypothèse un peu trop hardie qu'il déduit de ce que des trous se voient souvent dans les blocs composant ces murailles (voyez Texier, Description de l'Asie Mineure, III, p. 147-149).

[12] Iliade, II, 646.

[13] Iliade, II, 559.

[14] Celle de Cilicie : Iliade, II, 691. Celle de Béotie : Iliade, IV, 378. Odyssée, XI 263.

[15] Achille l'appelle πόλις εύτείχεα. (Iliade, XIV, 57.)

[16] Iliade, IX, 573, 574, 588.

[17] Iliade, IX, 552.

[18] Iliade, VII, 135.

[19] Iliade, XVIII, 514.

[20] Iliade, XV, 737.

[21] Iliade, IV, 308.

[22] Odyssée, XVII, 26-28.

[23] Odyssée, XVII, 260.

[24] Odyssée, XXIII, 370-372.

[25] Odyssée, III, 1 et suiv. XV, 193.

[26] Odyssée, IV, 1-2.

[27] Odyssée, XV, 145-183.

[28] Dans le Ve chapitre nous avons montré qu'il en était sous ce rapport des villes plus récentes comme de celles de l'époque homérique.

[29] Schliemann, Ilios, p. 301-303, 345-346. Troja, p. 198-199.

[30] Mittheil. des deutsch. arch. Inst. in Athen, 1879, pl. XII DD, p. 178.

[31] Odyssée, VI, 266.