L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — IV. L'ARMEMENT

CHAPITRE XXV. — RAPPORTS ENTRE L'ARMEMENT HOMÉRIQUE ET LES ARMES DE GUERRE ORIENTALES ET CLASSIQUES.

 

 

Les tombeaux en puits de Mycènes ne fournissent que des données insuffisantes sur les armes dont on se servait en Grèce avant la migration dorienne. On n'y a, en effet, trouvé que des armes d'attaque, des lances et des épées, mais aucune trace d'armes défensives. Tout porte à croire cependant que les casques métalliques et les boucliers garnis de métal étaient d'un usage courant chez les Mycéniens de l'époque ; car l'emploi de ces armes offensives remonte chez les populations de l'Asie Mineure à des temps très anciens[1]. Or étant données les relations nombreuses que l'Asie Mineure du sud-ouest entretenait, dès le milieu du quinzième siècle avant J.-C., avec la Grèce orientale, il serait étonnant que ces armes défensives ne se fussent pas introduites dans cette dernière contrée. Dès avant la migration dorienne, les Mycéniens n'avaient-ils pas adopté le char de combat, auquel il était naturellement beaucoup plus difficile de faire obtenir droit de cité qu'à n'importe quelle pièce d'armement ? Il faut à ce propos examiner les figures des cachets trouvés dans les tombeaux en puits de Mycènes. On y distingue clairement des casques en métal et des boucliers à garnitures métalliques[2]. C'est là une preuve indubitable qu'une peuplade d'origine orientale qui était en rapports suivis avec les Mycéniens faisait usage de ces armes défensives. Les armes de guerre des Mycéniens semblent d'ailleurs correspondre plus ou moins à celles représentées sur les cachets en question. Nous avons déjà fait ressortir plus haut l'analogie qui existe entre les épées reproduites par les graveurs de cachets et les épées de bronze trouvées dans les tombeaux en puits. D'autre part l'armement figuré sur les cachets se rapproche de l'armement homérique : ils ont deux points communs, le grand bouclier ovale et le casque dont l'aigrette est fixée sur un cimier métallique. Si, par conséquent, on ne constate dans les tombeaux en puits aucune trace d'armes défensives, c'est que probablement les morts n'y étaient pas ensevelis avec leur armure, mais dans leurs vêtements de parade. Et si l'on y ajoutait des lances et des épées, c'était tout naturel, car à l'époque homérique ces objets faisaient partie du costume de tous les jours.

Toutefois l'analogie entre les armures grecques d'avant la migration dorienne et les types figurés sur les cachets de Mycènes est limitée au casque de métal et au bouclier à garnitures métalliques. Sur aucun de ces cachets, on ne remarque une cuirasse de métal et il est absolument certain qu'aucun des guerriers qui y sont représentés ne porte de jambières. II faudrait donc admettre que la panoplie décrite dans l'Épopée et composée d'un casque, d'un bouclier et de jambières d'airain, ne fut adoptée par les Grecs qu'après la migration dorienne. La lutte cruelle pour l'existence, que les émigrants, fondateurs de colonies, avaient à soutenir sur la terre étrangère, les forçait nécessairement à se mettre le plus possible en état de défense. Cependant, en adoptant la panoplie, les Grecs sortirent de nouveau du cercle bien défini que leur avait tracé leur civilisation : en effet, une armure aussi complète que celle des guerriers des temps homériques et celle des hoplites grecs ensuite fut toujours chose inconnue aux anciens peuples civilisés de l'Orient ; tout au moins chez aucun d'eux les jambières ne furent jamais d'un usage courant. Le Milésien Aristagoras, poussant le roi de Sparte Cléomène à faire la guerre aux Perses, lui fait remarquer que les Perses combattent surtout avec l'arc et avec de courtes lances, et entrent en campagne sans armure, mais coiffés d'une calotte et vêtus d'une culotte[3]. Cette observation peut s'appliquer à tous les peuples de l'Orient comparés aux Grecs. On ne sait pas, il est vrai, si les Grecs avaient inventé eux-mêmes les pièces d'armure qui finirent par former la panoplie ou s'ils en avaient emprunté quelques-unes aux peuplades de l'Asie Mineure chez lesquelles ils avaient fondé des colonies sur la côte. La tradition désigne les Cariens comme les plus grands novateurs en matière de guerre, et leur attribue l'invention des jambières, des marques de boucliers, de la double courroie de l'umbo et de l'aigrette. Mais il ne faut accueillir cette tradition qu'avec la plus grande circonspection. Elle est à peine discutable si l'on s'en tient aux traits sous lesquels les Cariens nous apparaissent à une époque très ancienne encore, mais très claire de l'histoire. Depuis Archiloque jusque vers le milieu du Ve siècle avant J.-C., nous trouvons les Cariens, sur les différents points du bassin de la Méditerranée, faisant de la guerre un métier, tantôt à la solde des étrangers, tantôt pour leur propre compte[4]. Leur manière de vivre les poussait, par conséquent, à perfectionner le plus possible leur équipement militaire. Toutefois certains mots d'origine obscure, tels que άορ, άσπίς et σάκος nous autorisent à supposer que, dans ce domaine également, les Grecs ne restèrent pas indifférents à l'influence étrangère[5].

L'adoption de la panoplie développa considérablement les forces militaires de la Grèce. Il est facile de se faire une idée de la confiance qu'une armure de ce genre devait inspirer à ceux qui en étaient munis et de la terreur qu'elle devait produire sur l'ennemi moins bien équipé. Aussi, à mesure que la tradition s'éclaircit et s'accentue, nous trouvons des renseignements qui prouvent que la supériorité militaire des Grecs et des Cariens était reconnue par les anciens peuples civilisés de l'Orient. La principale force de l'armée égyptienne résidait, sous les rois Psammétique et Apriès (Uahabra), dans les troupes mercenaires ioniennes et cariennes[6], et le roi Amasis lui-même, bien qu'il dût à une réaction nationale son élévation au trône, conserva cependant une garde du corps composée d'Ioniens et de Cariens[7]. Le Mythylénien Antiménidas, frère d'Alkaïos, servait avec distinction dans l'armée de Nabuchodonosor[8]. Il ressort clairement de l'histoire de Psammétique que l'hoplite tout bardé de bronze produisait une profonde impression sur l'imagination orientale. Lorsque Psammétique se fut enfui devant les autres rois dans les marais, un oracle lui prédit qu'il se vengerait lorsque des hommes d'airain surgiraient de la mer. Cette prédiction s'accomplit, lorsque des Ioniens et des Cariens, lourdement armés, eurent débarqué sur le rivage saïte ; Psammétique les prit à sa solde et ils vainquirent les rois ses ennemis[9].

Et maintenant quel était le rapport entre l'armement homérique et celui de l'époque classique ? Pour répondre à cette question, il faut avant tout constater que deux pièces qui caractérisent le premier : la μίτρη et le grand bouclier ovale, manquent au dernier. Elles ont dû effectivement disparaître aussitôt après la période homérique : elles ne figurent, en effet, ni dans la poésie qui suit immédiatement l'Épopée, ni sur les monuments de l'art archaïque. C'est vers la même époque que les Hellènes établis dans la Grèce proprement dite et en Asie Mineure renoncent au char de combat[10] : cela résulte à n'en pas douter de ce fait que le combat sur chars n'est mentionné dans aucun ouvrage littéraire des septième et sixième siècles, pas même (chose importante) dans les poésies guerrières d'Archiloque, d'Alcée et de Tyrtée. Tant qu'un char portait le guerrier sur le champ de bataille et lui servait de lieu d'attaque et de refuge, le poids du bouclier était supportable. Mais dès que les combattants commencèrent à aller à pied ou à monter à cheval[11], on dut nécessairement songer à alléger le poids des armes défensives et l'on fut naturellement amené à supprimer ce bouclier.

Il est d'ailleurs permis d'admettre qu'au point de vue du style, l'armement homérique correspondait plus ou moins à celui que nous montrent les peintures sur vases archaïques. Dans quelques-unes, il y a des imperfections de dessin dues à l'inhabileté du peintre ; mais les plus soignées nous donnent une idée très suffisante de l'équipement des guerriers du temps. On y remarque des types qui diffèrent essentiellement des hoplites grecs de la période florissante de l'histoire. Chez ceux-ci casque et bouclier sont moulés en quelque sorte sur le corps, et les fins profils de l'armure évoquent l'idée d'une grande force de résistance et d'une légèreté extrême tout ensemble. Dans ces peintures sur vases, au contraire, nous voyons des espèces d'étuis très lourds qui ne tiennent compte que des formes générales du corps et qui paraissent avoir un volume et un poids tout-à-fait hors de proportion avec la taille du guerrier. Et cependant, entre l'époque où prend fin la composition de l'Épopée et celle où l'on commence à peindre sur les poteries des scènes guerrières, le travail des métaux avait acquis un grand développement et, pendant plusieurs générations, bien des villes grecques avaient pour spécialité de fabriquer des armes et cela sur une grande échelle. Il est donc très probable que les casques et les cuirasses que portaient les contemporains des aèdes homériques étaient encore plus anguleux et plus raides que ceux représentés dans les plus anciennes peintures sur vases.

 

 

 



[1] Le roi Thutmès III (1591-65) emporte dans son butin du pays de Zahi (Phénicie) cinq heaumes d'attaque en fer (Brugsch, Geschichte Ægyptens, p. 318). — Un casque de fer, une cuirasse de bronze à écailles et un bouclier de bronze sont attribués au Philistin Goliath (I, Samuel, 17, 5, 6).

[2] Mykenæ, p. 202, n° 254, p. 259, n° 335.

[3] Hérodote, V, 49, 3.

[4] Archiloque dans le Schol. ad. Platon., Lach., p. 322 (fragm. 23, Bergk). Cariens à la solde de Psammétique Ier et d'Apriès (Uahabra) : Hérodote, II, 152, 154, 163. — Garde du corps carienne d'Amasis : Hérodote, II, 154. — Cariens au service du roi Onésilos de Salamis dans l'ile de Chypre (vers 500 av. J.-C.) : Hérodote, V, 112. Comparez Strabon, XIV, p. 661.

[5] Certains philologues prétendent que άορ vient du radical svar (suspendre), désignant ainsi l'épée comme quelque chose de suspendu ou d'attaché. Cette hypothèse nous parait être un véritable défi au bon sens. (Comparez les noms de Χρυσαορίς dans les Beitraege de Bezzenberger, X, p.171, n° 347). De même il nous parait impossible de pouvoir rapprocher σάκος de σάττω, σάγη, σάγος (Curtius, Grundzeige der gr. Etymol., 4e éd., p. 661), et άσπίς du radical σπιδ, qui ferait allusion à l'action d'étendre les couches de peaux (σπίζειν synonyme de έκτείνειν ; comparez Fick dans la Kuhns Zeitschr., XXV, 1874, p. 111, n° 6).

[6] Hérodote, II, 152, 154, 163.

[7] Hérodote, II, 154.

[8] Alkaios, fragm. 33, Bergk. Comparez Strabon, XIII, p. 617.

[9] Hérodote, II, 152.

[10] Au contraire le char de combat est usité chez les Grecs chypriotes encore en 498 av. J.C. (Hérodote, V, 113). Dans la Cyrénaïque il semble avoir été en usage même au IVe siècle (Xénophon, Cyropédie, VI, I, 27). Mais peut-être Xénophon, qui avait dans l'idée les chars de combat employés jusqu'à Cyrus l'Ancien dans l'armée persique, ne voulait-il désigner, par comparaison, que les chars de course de Cyrène, usités de son temps. Si les Grecs de Chypre et peut-être ceux de la Cyrénaïque conservèrent beaucoup plus longtemps que leurs compatriotes de la mère-patrie la manière de combattre archaïque, c'est probablement parce qu'ils avaient affaire sans cesse aux armées orientales où les chars de combat jouaient toujours un rôle considérable. Cela est vrai aussi pour l'armée persique. Cyrus l'Ancien y introduisit un nouveau modèle de char et apporta tous ses soins au perfectionnement de cet engin de guerre (Xénophon, Cyrop., VI, 1,17,27-30). Escadrons de chars des Indiens, des Caspiens et des Libyens dans l'armée de Xerxès : Hérodote, VII, 86. Comparez Eschyle, Pers., 46. Chars à faux dans les armées de Cyrus le Jeune et d'Artaxerxès II Mnémon : Xénophon, Anabase, 1,7, 10 ; 8, 10. Dans l'armée de Darius III Kodomanos : Arrien, Anabase, I, 8, 6 ; 11, 7.

[11] La tradition qui, jusqu'à un certain point, peut être considérée comme historique, rapporte que la cavalerie apparaît pour la première fois dans la guerre messénienne, c'est-à-dire vers la seconde moitié du huitième siècle. Le nombre des cavaliers, du côté des Lacédémoniens comme des Messéniens, n'aurait pu atteint 500. Ces troupes d'ailleurs n'auraient pas fait grande prouesse, car les habitants du Péloponnèse étaient alors de fort médiocres cavaliers. (Pausanias, IV, 7, 2 ; 8, 4.)