L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

LES SOURCES

CHAPITRE PREMIER. — LES DONNÉES DE L'ÉPOPÉE.

 

 

On s'est proposé dans ce livre une tâche purement archéologique ; aussi ne pourra-t-on pas s'étendre longuement sur les problèmes compliqués qui sont connus sous le nom général de question homérique. On se contentera de signaler quelques faits parfaitement établis ou très probables[1] qui serviront de justification à la méthode adoptée dans le présent ouvrage.

L'Épopée, telle que nous la connaissons, est l'œuvre de plusieurs siècles. Elle se développa d'abord chez les Éoliens de l'Asie Mineure, puis chez les populations ioniennes de cette région et des îles. Quelques fragments seulement prirent naissance dans la Grèce propre. Cela est certain pour le catalogue des vaisseaux[2], et très vraisemblable pour un poème introduit dans l'Odyssée et qui célébrait le triomphe d'Ulysse sur les prétendants. Le poète qui a compilé l'Odyssée dans sa forme actuelle, était aussi un fils de la Grèce propre.

L'Iliade est de beaucoup plus ancienne que l'Odyssée, sauf le catalogue des navires et la doloneia qui se rattache à l'un des poèmes intercalés dans l'Odyssée. Ses passages les plus récents seuls ne datent que du huitième siècle, tandis que les poèmes dont est composée l'Odyssée appartiennent tous à ce siècle et au siècle suivant. Dans tous les cas, le compilateur de l'Odyssée ne vivait certainement pas avant la seconde moitié du septième siècle. Le style épique a été fixé de très bonne heure et les poètes ultérieurs l'ont conservé autant que possible. Les poèmes homériques, dit un savant qui joint à un sens très délicat de la poésie une grande sagacité de critique, parlent un langage conventionnel qui n'a jamais et nulle part été parlé, que le rhapsode lui-même était obligé d'apprendre tout d'abord, dont certains termes étaient incompréhensibles pour beaucoup d'auditeurs et pour bien des chanteurs. Tout cet appareil accessoire de comparaisons et de formules était traditionnel. L'Épopée diffère à coup sûr beaucoup plus de la poésie populaire que le dialogue tragique.... Ce caractère particulier de l'Épopée s'explique par ce fait, que les poèmes épiques parvenus jusqu'à nous sont très éloignés du temps où le style épique a été définitivement fixé. Né à une époque où les héros ne savaient ni lire, ni faire bouillir la viande, ni monter à cheval, ce style s'est transmis, grâce à une tradition non interrompue et une pratique continuelle, jusqu'aux temps plus rapprochés de nous où les mœurs étaient déjà changées, mais où l'on avait encore par tradition une idée très exacte des héros épiques ; les poètes pouvaient ainsi éviter les anachronismes[3].

Si cette caractéristique est exacte, l'Épopée contient des éléments très anciens à côté d'éléments plus nouveaux. Les contours principaux des formes de vie dans lesquelles se meuvent les héros sont partout d'une origine ancienne ; mais il est permis d'admettre que plus tard les poètes se sont laissé influencer çà et là par le milieu où ils vivaient ; cette influence se traduit dans les descriptions de détails, dans les comparaisons, dans les discours qu'ils prêtent à leurs héros. Les rhapsodes n'ont pas manqué d'intercaler les éléments relativement récents dans les parties les plus vieilles de l'Épopée. Plus la conception de ces poètes était vive et plus ils étaient portés à dédaigner la tradition et les conventions, pour faire prévaloir leur propre esprit. Un point très intéressant à noter sous ce rapport, c'est un épisode relativement récent intercalé dans l'Odyssée et dans lequel Pénélope, contrairement à l'habitude, est représentée comme une veuve coquette qui ne repousse pas l'idée de se laisser consoler[4]. Ce trait de caractère est admirablement pris sur nature. Remarquez la finesse du poète qui met un sourire niais sur les lèvres de Pénélope, lorsque celle-ci dévoile à Eurynome son projet de se laisser voir des prétendants[5]. N'est-ce pas le sourire des femmes intelligentes de tous les temps quand elles se décident à faire les coquettes après mûre réflexion ? Eurynome, de son côté, se comporte en soubrette expérimentée qui sait deviner les pensées de sa maîtresse et parler le langage qui lui plaît. Elle recommande à Pénélope, avant de se rendre déviant les prétendants, de faire sa toilette et de se farder[6]. Ce dernier détail n'est mentionné qu'à cet endroit de l'Épopée. Il est incontestable qu'ici le poète a reproduit un usage courant chez les femmes ioniennes de son temps.

Dans certaines poésies qui viennent se grouper autour de l'Iliade et de l'Odyssée, on rencontre très souvent des données absolument contraires au style conventionnel de l'Épopée. Dans la petite Iliade, Zeus offre à Laomédon un cep de vigne en or pour le dédommager de l'enlèvement de Ganymède[7]. Le luxe qui régnait dans les cours royales de l'Asie antérieure a dû préoccuper vivement l'imagination des Grecs. Dans plusieurs de ces cours, un cep de vigne en or faisait partie des symboles de la domination[8]. C'est ce qui a engagé le poète à introduire ce détail dans le mythe troyen. On surprend le même poète parlant du cachet[9], objet qui n'entre pas dans la catégorie de ceux que mentionne l'Épopée. De même on remarque une contradiction formelle avec les données conventionnelles de l'Épopée lorsque le poète des Kypritt mentionne des guirlandes de fleurs[10] et qu'il représente Palamède comme s'occupant de la pèche[11].

Notre étude portera donc sur une période de quatre siècles au moins, s'étendant depuis les débuts de la colonisation de l'Asie-Mineure et des lies voisines qui remonte au onzième siècle avant J.-C., jusqu'à la seconde moitié du septième siècle, date de la compilation de l'Odyssée. Il faut y ajouter quelques productions ultérieures, telles que quelques-uns des hymnes homériques, en tant que le style épique conventionnel y est observé et que, par conséquent, ils se rattachent à une civilisation plus ancienne.

L'Iliade et l'Odyssée avaient conservé pendant plusieurs générations, dans leurs traits essentiels, la forme qu'elles ont aujourd'hui. Plus tard, on interpola avec intention certains passages dans les deux poèmes, procédé qui était très familier surtout aux Athéniens du temps de Pisistrate[12]. Dans un livre qui a pour objet d'expliquer l'Iliade et l'Odyssée, telles que nous les lisons maintenant, au moyen de monuments, il faut tenir compte de ces passages, mais on doit alors avoir le soin de faire remarquer qu'il s'agit là de parties spéciales qui se détachent de l'ensemble de l'Épopée.

Comme les spécimens d'art industriel auxquels il est fait allusion dans l'Épopée étaient généralement connus des auditeurs des poètes, ceux-ci n'en donnent pas une description détaillée. Ils se contentent de rendre ces objets présents à l'esprit en faisant ressortir brièvement leurs particularités les plus saillantes. Par conséquent, si l'on veut avoir une idée exacte d'un vêtement ou d'une arme des Grecs de cette époque, il faut absolument avoir recours aux matériaux archéologiques. Mais il faut se méfier, dans cette recherche, de beaucoup de monuments antiques retraçant des scènes du mythe troyen ; ceux-là seuls ont de la valeur à notre point de vue qui remontent à une époque où l'on retrouve encore quelques éléments de la civilisation des temps homériques. Les études archéologiques auxquelles se livrent certains peintres modernes, sans grand profit d'ailleurs pour la science et pour l'esthétique, étaient étrangères aux artistes de l'antiquité. Ils procédaient comme on procède de tout temps aux périodes florissantes de l'art : ils représentaient les scènes mythiques conformément à l'esprit de leur époque et reproduisaient le costume, les armes et les ustensiles tels qu'ils les voyaient journellement autour d'eux. Aussi, à partir de la période florissante de l'art, tous ces objets sont-ils façonnés dans le style que nous sommes convenus d'appeler classique : les draperies aux plis harmonieux suivent toutes les ondulations du corps humain ; les armes, les armures, les vases ont une finesse de contours et de forme qui va se perfectionner dès le milieu du cinquième siècle ; les cheveux et la barbe sont traités librement. On ne s'écarta de la réalité que plus tard, lorsque les générations successives, étant éprises de plus en plus des beautés du corps nu, commençaient à représenter sans aucun vêtement plusieurs personnages mythologiques, des hommes d'abord, des femmes ensuite. Quand un peintre (ce qui arrive souvent) veut faire un fond architectonique dans un épisode emprunté au mythe troyen, il se plan à choisir de préférence un portique à colonnes classiques[13]. Les murs de Troie nous apparaissent construits en blocs énormes régulièrement taillés[14]. Il est vrai qu'à partir d'Alexandre le Grand, certaines tendances se font jour qui contribuent à corrompre le style classique. Mais elles visent surtout le luxe de la vie journalière et n'affectent guère que les accessoires de la mythologie figurée, domaine dans lequel le style classique est resté presque intact jusqu'à la décadence de la civilisation antique. Les maîtres modernes qui ont emprunté à l'Épopée les sujets de leurs créations, ont adopté le type classique, et en cela ils se sont conformés aux véritables règles de l'esthétique. Il n'en est pas moins vrai que les poètes de l'Épopée trouveraient peut-être assez étrange la manière dont le mythe troyen a été traité par Polygnote, Parrhasius et Théon, comme par Flaxman, Genelli et Preller. La maison d'Ulysse, le costume et la parure d'Hélène, l'armement d'Achille aux pieds légers, les coupes que lèvent joyeusement les insolents prétendants, tout cela se présentait tout autrement à l'imagination de ces poètes qu'à celle des artistes grecs du cinquième siècle et des artistes modernes

Les explications des grammairiens sont également d'un intérêt tout-à-fait secondaire pour notre étude. En effet, la vie se manifestait à l'époque hellénistique sous des formes tout autres qu'au temps d'Homère ; il y a là à peu près la même différence qu'entre les origines du Moyen Age et la fin de la Renaissance. Par conséquent, le milieu où vivaient les savants de la période alexandrine ne se prêtait nullement à la représentation des types mentionnés dans l'Épopée. Ajoutez à cela que les philologues de l'antiquité manquaient tous de sens historique, et, comme les philologues de tous les temps, professaient un grand mépris pour les traditions qui ne sont pas écrites. Aristarque et son très intelligent élève, Denys de Thrace, déploient leur sagacité habituelle, même dans l'interprétation de passages qui ont trait aux objets d'art, mais ils dédaignent de consulter les monuments[15]. De plus, Alexandrie était une ville nouvelle et certainement pauvre en œuvres d'art ayant quelque rapport avec ceux décrits dans l'Épopée. Si la philologie antique avait eu son siège principal à Éphèse ou à Samos, où quantité d'offrandes illustraient si bien les phases successives du développement de l'art archaïque, on aurait peut-être attaché une plus grande importance aux données archéologiques.

Quiconque veut se faire une idée très juste des formes extérieures de la civilisation homérique, n'a qu'un seul moyen à employer : il faut qu'il examine attentivement l'évolution de l'art et les trouvailles qui sont en relations plus ou moins directes avec cette civilisation, et recherche, dans ce cadre bien délimité, les types qui concordent avec les données de l'Épopée. Cette tache serait singulièrement simplifiée si l'on avait fait des fouilles systématiques sur l'emplacement des villes éoliennes et ioniennes de l'Asie Mineure. Malheureusement ces fouilles si nécessaires n'ont pas encore été faites et il est peu probable qu'elles soient entreprises dans un prochain avenir. Cependant on rencontre, même en dehors des contrées où naquit l'Épopée, assez de documents que nous pouvons utiliser pour notre étude, et l'Épopée elle-même nous indique parfois où nous devons les chercher.

Il convient de remarquer tout d'abord quels étaient les rapports entre la civilisation extérieure des Grecs de cette époque et les peuples établis à l'Est du bassin de la Méditerranée. Rien n'indique dans l'Épopée que les Grecs se soient estimés comme une race particulière et supérieure à ces peuples. Bien au contraire, la manière de vivre, le costume, l'armement des Achéens comme des Troyens et de leurs alliés y sont au fond identiques ; le poète ne signale que fort rarement telle ou telle particularité nationale. Les compagnons de Sarpedon sont appelés une seule fois άμιτροχίτωνες[16] ; cet adjectif s'explique aisément par ce fait, que l'armement lycien ne comprenait point la ceinture garnie de bronze que les guerriers achéens portaient sous la cuirasse. Si les Thraces sont appelés άκρόκομοι[17] et les Abantes eubéens όπιθεν κομόωντες[18], ces épithètes signifient que ces deux peuples se distinguaient par une coiffure toute spéciale. Mais ces particularités sont d'une importance secondaire et ne permettent pas de conclure à de profondes différences de civilisation. En ce qui concerne les Abantes, ils étaient Achéens, et il est très probable que leur civilisation était semblable à celle de la plupart des peuplades de même origine. En tout cas, les indications sommaires données sur eux dans le catalogue des vaisseaux[19] prouvent que leur armement et leur manière de combattre étaient conformes aux données générales de l'Épopée.

Il n'est pas étonnant non plus que les Lyciens (sauf pour la ceinture qui semble leur avoir manqué) aient été armés et équipés comme les Achéens[20]. Si l'on réfléchit qu'e la civilisation la plus ancienne du bassin de la Méditerranée s'étendait de l'Est à l'Ouest, et que la légende attribue aux Lyciens l'introduction dans le Péloponnèse des constructions en pierre[21], ce peuple nous paraîtra même plus avancé dans la civilisation que les Grecs à, l'époque où les Ioniens commençaient à coloniser les côtes de l'Asie Mineure. Plus tard d'ailleurs les Lyciens marchaient de pair avec les Grecs dans la voie du progrès. Les soldats qu'ils fournirent à la flotte de Xerxès portaient non seulement une cuirasse, mais aussi des jambières[22], vêtement que connaissaient bien peu de peuples barbares et qui fit naître dans l'Épopée l'épithète exv4ttaiç caractérisant les Achéens. Sur le monument des Néréides érigé à Xanthos au quatrième siècle avant J.-C.[23], le prince des Lyciens qui figure là en qualité de satrape du grand roi, est vêtu à la manière des Perses[24], mais dans les scènes de chasse, de festin et de combat, il porte, ainsi que toute sa suite, des vêtements et une armure grecs.

Chose curieuse, même les Thraces sont traités dans l'Épopée à l'égal des Achéens. Les Grecs de l'époque classique n'avaient pas une bien haute opinion des Thraces ; ils les considéraient comme un peuple barbare qui se distinguait par son ivrognerie[25], vice que le poète du Rhesos[26] attribue également aux Thraces de la légende. Le costume et l'équipement des hommes au service de Xerxès sont décrits dans Hérodote avec beaucoup de précision[27]. Malheureusement les renseignements que contenait son texte sur les Thraces d'Asie nous font défaut. Les Thraces d'Europe portaient, assure-t-il, des bonnets en peau de renard, des tuniques, des manteaux à dessins et des chaussures en peau de daim ; leur armement consistait en petits boucliers, en flèches et poignards. L'Épopée nous en fait un portrait tout différent. Ici les Thraces combattent, comme les Achéens, sur des chars[28], avec une armure d'airain[29], la tète couverte d'un casque que couronne un cimier[30]. Comme les héros achéens, ils brandissent des lances formidables[31] et de puissantes épées[32]. Aux funérailles de Patrocle, Achille propose le glaive et la cuirasse d'Asteropaios comme prix du combat et vante le travail délicat de ces deux objets[33]. Arès dont le séjour favori est la Thrace, lorsqu'il encourage les Troyens hésitants à la résistance, emprunte les traits d'un chef thrace, Akamas[34]. Si un poète attique du cinquième ou du quatrième siècle avait fait figurer un dieu sous la forme d'un Thracé, il eût produit un effet absolument comique. Dans la doloneia, un des chants les plus récents de l'Iliade, le poète insiste avec beaucoup d'éloges sur l'ordre militaire qui règne dans la tente de Rhesos[35] et peint avec les couleurs les plus brillantes l'équipement des troupes thraces. Le char de combat de Rhesos est bien garni de plaques d'or et d'argent, son armure est un ouvrage merveilleux digne d'être porté plutôt par les dieux que par les hommes[36]. Le poète loue de même l'équipement des soldats[37]. Une coupe que Priam avait reçue des Thraces comme don d'hospitalité, est la principale pièce de la rançon avec laquelle le vieux roi rachète le corps d'Hector[38]. On pourrait dire, il est vrai, que rien n'indique que ces objets aient été fabriqués en Thrace et que, par suite, ils ont pu être importés de l'étranger. Mais l'Épopée nous apprend que tout au moins une branche de l'industrie d'art métallique, la fabrication des glaives, fut cultivée en Thrace avec succès. Achille dit clairement que le glaive superbe qu'il a arraché au Pœonien Asteropaios est thrace[39], et c'est un glaive thrace également que brandit Helenos dans la lutte pour les vaisseaux[40]. D'autre part, le vin de Thrace est fort goûté des Achéens campés autour de Troie[41], et Ulysse vante comme un nectar céleste le vin que Maron, prêtre d'Ismaros au service d'Apollon, lui a offert et dont le parfum merveilleux a une force d'attraction irrésistible[42]. Ces deux faits laissent supposer que l'agriculture était très avancée en Thrace. Enfin il est question, dans l'Iliade, de Thamyras, barde de Thrace[43] ; ce qui prouve qu'on reconnaissait à la population de ce pays aussi certaines aptitudes intellectuelles. De même il convient de rappeler qu'à une époque plus récente, les Grecs plaçaient en Piéride la résidence des Muses et d'Orphée, leur fidèle compagnon. Cette opinion reposait, ce semble, sur un souvenir qui attribuait jadis un mouvement intellectuel très caractéristique à une contrée septentrionale considérée dans la suite comme barbare. Les territoires de l'Émathie et de la Piérie formaient plus tard le noyau même du royaume macédonien. Lorsqu'au commencement du cinquième siècle, Alexandros, fils du roi Amyntas, voulut prendre part aux jeux olympiques, on le repoussa d'abord comme barbare, et on ne l'admit qu'après qu'il eut démontré son origine argienne[44].

On pourrait objecter que les poètes, pour donner plus d'harmonie à leurs conceptions épiques, ont idéalisé les Thraces : objection spécieuse. En effet, si les côtes de la Thrace et des îles voisines ne furent colonisées qu'après l'achèvement de la plus grande partie de l'Épopée, il n'en est pas moins vrai que déjà, au temps d'Homère, il y avait un commerce très actif entre les villes grecques de l'Asie Mineure et la Thrace méridionale. Les poètes se retrouvent dans cette contrée tout aussi bien qu'en Asie-Mineure et dans la Grèce propre[45]. Ils connaissent le sommet escarpé du mont Athos[46], et les monts neigeux qui bornent l'horizon des habitants de la péninsule chalcidique[47]. Les Pœoniens qui étaient peut-être plutôt d'origine illyrienne que thrace[48], on les distingue des Thraces, et leur territoire, qui, à cette époque, s'étendait beaucoup plus au Sud que plus tard, est nettement déterminé[49]. On a même quelques données sur la contrée située au-delà de l'Hémos. Zeus détourne les yeux de la plaine de Troie où gronde le combat et regarde du côté du pays des Thraces dompteurs des coursiers, des Mysiens habiles à combattre corps à corps, des excellents Hippemolgues qui se nourrissent de lait, et des Abiens, les plus justes des hommes[50]. Ces Mysiens d'Europe ne peuvent être que les habitants de la contrée comprise entre l'Hémos et l'Istros, que les Romains appelaient la Mœsie[51]. Les Hippemolgues sont évidemment les Scythes vivant en nomades au Nord de l'Istros ; le lait de jument constituait la partie essentielle de leur nourriture. La version relative aux Abiens repose probablement sur la même tradition que le récit d'Hérodote sur les Orgienpœens chauves[52] ; ceux-ci, habitant au Nord des Scythes, s'abstenaient de toute guerre, aplanissaient les difficultés entre les peuples voisins et passaient pour des hommes sacrés et inviolables. Il est tout naturel que les Ioniens aient conçu cette opinion grâce à des rapports incessants avec les populations de la Thrace. Le trafic commercial avec ce pays est d'ailleurs expressément indiqué dans l'Épopée : les poètes connaissent les glaives de Thrace[53], ils mentionnent les provisions de vin apportées de Thrace dans le camp achéen. Les termes enthousiastes dans lesquels est célébré le vin d'Ismaros font supposer que ce poète s'est souvent rafraîchi avec ce breuvage. Le fils de Priam, Lycaon, fait prisonnier, est vendu à Euneos, fils de Jason, dans l'île de Lemnos[54], située près des côtes de la Thrace et habitée par des Thraces[55]. Il est à remarquer enfin que des Thraces s'étaient établis aussi à l'Est de la Propontide : c'étaient les Thyniens et les Bithyniens[56] avec lesquels les Grecs de l'Asie-Mineure étaient forcément en relations. Nous pouvons donc admettre que dans l'assemblée devant laquelle les poètes chantaient leurs poésies, il y avait des gens qui trafiquaient, qui vidaient des coupes et échangeaient des coups de lance avec les Thraces. Dans ces conditions, un poète ne pouvait guère représenter ce peuple sous des traits contraires à la réalité. S'il l'avait fait, il aurait étonné son public autant que Polygnote eût surpris les Athéniens ou un artiste de Pergame les Grecs de l'Asie-Mineure, si l'un avait représenté les Perses et l'autre les Gaulois comme des hoplites helléniques. Il est particulièrement intéressant de remarquer que dans la doloneia on trouve exactement la même caractéristique des Thraces. Le poète aime évidemment prêter à son chant un charme extraordinaire par la description d'armes ou d'armures toutes spéciales[57]. Donc s'il avait connu les vêtements que les Thraces portaient du temps des guerres persiques, il n'eût pas manqué, ne fût-ce qu'à propos des soldats de Rhesos, de mentionner les bonnets de fourrure, les chaussures en peau et les manteaux bigarrés. Mais il ne le fait pas ; l'équipement du roi et de son cortège, qu'il décrit, est identique à celui des Achéens de l'Épopée[58].

Rien n'est plus simple que de déterminer les conditions qui ont favorisé de bonne heure le développement de la Thrace. Par sa situation géographique, ce pays était en relations très suivies avec l'Asie. La population de l'Asie-Mineure passait souvent en Thrace et celle de Thrace en Asie-Mineure. Les Thraces ont donc forcément emprunté toutes sortes d'éléments de civilisation à leurs voisins d'en face qui étaient plus avancés qu'eux. De plus, les Phéniciens s'étaient établis sur les côtes de Thrace et dans les îles voisines[59]. Ils occupèrent Thasos et exploitèrent les trésors métallurgiques de cette Ile et du continent voisin : Hérodote nous le prouve très clairement[60]. Cet historien a vu encore dans cette île le sanctuaire de Melkart[61], divinité de Tyr. Le nom de la ville d'Abdera, située sur la côte de Thrace, revient pour désigner un port phénicien dans l'Ibérie méridionale[62]. L'usage de la circoncision chez les Odomantes établis autour du Pangée permet de supposer qu'ils subissaient l'influence sémitique[63]. C'est dans le commerce incessant avec les habitants de l'Asie Mineure et avec les Phéniciens placés au milieu des Thraces, que ceux-ci avaient puisé ces germes de civilisation que leur attribue l'Épopée. Jusqu'à quel point ces germes se sont-ils développés chez eux, c'est difficile à dire, surtout s'il s'agit de l'industrie ; car la statistique monumentale de ce pays est, pour ainsi dire, inconnue. Plus d'un objet de luxe que les Ioniens admiraient dans les maisons des chefs thraces était probablement de fabrication orientale. L'Épopée nous dit par exemple[64], que Thoas, roi de l'île de Lemnos, habitée par les Thraces, avait reçu comme don des navigateurs phéniciens un cratère précieux. De même il est très vraisemblable que lés glaives, désignés comme thraces dans l'Épopée, avaient été fabriqués dans les fonderies phéniciennes établies dans l'île de Thasos ou au pied du Pangée. De toute façon, il est certain que cette civilisation thrace ne fut qu'une plante éphémère poussée en serre chaude. Il n'en est resté que quelques vestiges dans la suite, tels que : les vignobles qui couvraient les collines d'alluvions jusqu'aux versants des monts Rhodopes, le culte de Dionysos[65] et l'ivrognerie qui semble devenir une particularité nationale chaque fois que des hordes barbares subissent l'influence d'un peuple civilisé qui a des boissons enivrantes à sa disposition.

On remarque d'ailleurs aussi dans l'Europe centrale un recul semblable de la civilisation extérieure. Les bronzes à décoration orientale, qu'on rencontre dans nos pays du nord et du centre, prouvent que l'industrie du métal était très avancée dans ces contrées, avant l'époque classique. Autant que nous permet d'en juger la littérature palœoethnologique, fort embrouillée encore et qui n'est pas à la portée de tout le monde, la décadence de cette industrie septentrionale du bronze coïncide précisément avec le développement de la civilisation classique dans le Midi, et s'accentue à mesure que cette dernière progresse. En tout cas, l'industrie du métal chez les Germains et leurs voisins de l'Est et du Nord était dans un état de beaucoup inférieur à celui dont témoignent ces objets de bronze à décor oriental. On n'a pas encore suffisamment examiné et étudié les documents pour qu'il soit possible de montrer dans tous ses détails et d'expliquer cette marche rétrograde. Mais, entre autres causes, en voici une très probable : les transactions des Grecs sur les côtes septentrionales de la Méditerranée et du Pont Euxin différaient complètement de celles des Phéniciens. Ceux-ci poursuivaient uniquement un but commercial et cherchaient par conséquent à maintenir des relations pacifiques avec la population des pays où ils avaient affaire. Donc la civilisation apportée par les Phéniciens pouvait réagir d'abord sur les côtes, et se ramifiait ensuite dans l'intérieur du pays. Les colonies grecques, au contraire, étaient non seulement commerciales mais encore agricoles. L'occupation de vastes terrains nécessaires à l'agriculture occasionnait généralement des conflits avec les indigènes : Archiloque, dans ses poésies, témoigne des luttes aussi longues que sanglantes entre les Thraces et les Pariens qui, après s'être établis dans file de Thasos, projetaient de conquérir la côte opposée. Tant que durèrent les transactions pacifiques avec les Phéniciens, les Thraces restèrent en contact incessant avec la civilisation méridionale. Mais ce contact fut troublé forcément par les hostilités des Grecs, successeurs des Phéniciens. C'est ce qui explique sans doute pourquoi les Thraces, après s'être approprié des éléments de civilisation, revinrent à la barbarie. D'autre part, il est évident que la situation qui dominait sur les côtes a dû réagir sur l'intérieur de l'Europe. De plus, le goût classique s'étant développé, les Grecs renoncèrent à travailler artistement l'ambre, et ainsi le principal article d'échange que le Nord avait apporté au Midi perdit vite son importance[66]. Il faut enfin tenir compte des migrations des peuples qui eurent lieu du Nord au Sud dans la presqu'île des Balkans, vers le milieu du deuxième millier d'années avant J.-C. En examinant, autant qu'il est possible de le faire, l'enchaînement des faits dans le Nord, nous voyons que la migration dorienne fut occasionnée par ce fait que les Thessaliens abandonnèrent à un moment donné l'Épire, pour aller s'établir dans le pays qui depuis porte leur nom. Un tel exode de tout un peuple fut certainement la conséquence d'une pression extérieure. Il est probable que les Thessaliens furent poussés en avant par des peuplades illyriennes, qui, établies au Nord de l'Épire, commençaient alors à s'avancer vers le Sud. Nous croyons retrouver un écho de ces luttes dans la télégonie où Ulysse, arrivé chez le roi de Thesprotie dont il épousa la fille Kallidikè, fait la guerre aux Bryges, cousins thraces des Phrygiens, guerre à laquelle participent les dieux eux-mêmes. Or les Bryges pour qui combat le dieu thrace Arès et qui, à l'époque historique, habitaient la Macédoine septentrionale, semblent être, à cet endroit de l'Épopée, les ennemis septentrionaux, illyriens ou macédoniens, des Thesprotiens[67]. En tout cas, certains indices permettent d'affirmer que, vers la fin du deuxième millier d'années avant J.-C., des Illyriens envahirent la péninsule Apennine, où nous les rencontrons au Nord-ouest sous le nom de Venètes, dans le Picénum sous celui de Liburnes et sous celui de Messapiens et de Japyges au Sud-est de l'Italie[68]. Les Illyriens, de leur côté, auront été refoulés par des mouvements de migration qui eurent lieu parmi les peuplades habitant plus au Nord encore. De tout cela, on peut conclure qu'il y eut, à cette époque, dans l'Europe centrale, un profond bouleversement des populations, et si l'on rapproche ce fait du tassement des peuples qui s'est produit, à l'époque historique, on songe immédiatement à l'immigration des Germains. On conçoit dès lors que tous ces bouleversements aient troublé les relations entre le Nord et le Midi et que, par suite, la civilisation de l'Europe centrale en ait subi quelque atteinte.

Du reste l'histoire moderne nous offre quelques analogies avec cette décadence de la Thrace. Il suffit de rappeler les Irlandais qui, au cinquième et au sixième siècles de notre ère, représentaient avec le plus d'éclat la civilisation occidentale et qui aujourd'hui sont un des peuples les plus arriérés de la race indo-européenne.

Un seul passage de l'Épopée fait ressortir une différence notable de civilisation. C'est celui où il est question des Locriens : ceux-ci ne sont pas armés pour la lutte corps à corps de casques d'airain, ni de boucliers bien cerclés, ni de lances de frêne ; ils se tiennent à l'arrière-plan d'où ils lancent des traits sur l'ennemi. Seul leur chef Ajax, fils d'Oïlée, revêtu d'une lourde armure, comme les autres héros, combat au premier rang[69]. Si la seule peuplade, à laquelle le poète attribue cette manière de combattre et cet armement primitif, est grecque, cela prouve qu'au point de vue de la civilisation extérieure, les Grecs de l'époque homérique étaient moins avancés que les autres peuples établis au Nord-est du bassin de la Méditerranée.

Cette opinion concorde avec les renseignements que fournit, l'Épopée sur l'industrie.

Riedenauer[70] a déjà apprécié pour la plupart fort judicieusement la manière dont les Grecs de ce temps entendaient l'industrie. Certains travaux, tels que le filage, le tissage, la confection des vêtements se faisaient à la maison : l'Épopée nous le dit clairement[71]. Par contre quelques autres professions, comme celles de maçon, de charpentier, de charron, de menuisier, de corroyeur, de forgeron et de joaillier sont déjà cultivées par de véritables ouvriers[72]. Cependant des personnes qui étaient en dehors des corporations professionnelles s'adonnaient également parfois à ces travaux. Pâris bâtit sa maison avec les meilleurs τέκτονς άνδρες qu'il y eût à Troie[73]. Ulysse construit de sa propre main une chambre à coucher tout en pierres ; il travaille de même au lit destiné à cette pièce ; le décore d'ornements d'or, d'argent et d'ivoire et le tend de sangles en cuir rouge[74]. Il a donc fait un ouvrage de maçon et de menuisier ; en ce qui concerne les sangles et les ornements, le poète a pu admettre qu'ils étaient tout prêts ; le roi n'eut que la peine de bien clouer les premières et de fixer les secondes sur le bois ou de les y incruster. Le même Ulysse construit de ses mains son canot dans l'île de Calypso[75]. Eumée se construit lui-même sa métairie en pierres non équarries et se confectionne des sandales en peau de taureau[76]. La division du travail n'était pas d'ailleurs encore bien avancée ; on fabriquait encore dans le même atelier des objets dont la fabrication devint plus tard une industrie spéciale. L'armurier s'occupe également de parures[77] ; des boucliers en peau de taureau ornés de garnitures métalliques se font aussi bien dans l'atelier du corroyeur que dans celui de l'armurier[78]. Les termes servant à indiquer les différentes branches de l'industrie du cuir manquent encore la tannerie même n'est pas mentionnée. Les charrons[79] et les charpentiers[80] coupent eux-mêmes leur bois sur pied.

Étant donné ce mode de fabrication, quelle était la qualité des produits ? La réponse à cette question varie selon les difficultés inhérentes à tel ou tel métier. Dans le tissage, qui se contente de moyens simples et d'une certaine habileté de main, les maîtresses de maison et leurs servantes peuvent faire d'excellentes choses, bien que l'expérience nous apprenne que cette branche artistique, abandonnée à l'industrie domestique, ne fait que de lents progrès, tant au point de vue du style que de la technique. La division du travail n'existant pas, on ne peut dire à priori quelles étaient les conséquences de cet état de choses. Ce qui est certain, c'est que les métiers tels qu'ils nous apparaissent dans l'Épopée indiquent une phase de développement très primitive, car à toutes les époques de l'histoire la division du travail augmente avec les progrès de l'industrie. En tout cas le fait, constaté dans les passages ci-dessus rappelés, que des profanes s'occupaient de travaux de maçonnerie, de charpente et de menuiserie indique que ces professions n'étaient guère développées. L'Odyssée nous apprend[81] que souvent on faisait venir de l'étranger des ouvriers d'arts utiles. Et comme, outre le devin, le médecin et l'aède, cette dénomination comprend aussi le charpentier, cela prouve que des ouvriers habiles de cette catégorie étaient recherchés et par conséquent étaient rares.

On ne trouve dans l'Épopée aucune trace d'une production considérable, centralisée et destinée à de vastes transactions, que nous appelons industrie. Nulle part un produit manufacturé n'y est nommé d'après le lieu de fabrication, comme dans la période suivante où nous entendons souvent parler des glaives de Chalcis[82], de boucliers béotiens et argiens[83], de cratères d'Argos[84], de coupes de Teos[85], de vêtements de laine de Milet[86]. Il semble qu'à l'époque florissante de l'Épopée, l'ouvrier grec n'ait travaillé que pour les besoins de sa cité. Cependant un poète raconte[87] que Tychios, un ouvrier peaussier qui avait fait le bouclier d'Ajax, fils de Télamon, demeurait à Hylé : Riedenauer en conclut que les boucliers béotiens étaient exportés à Salamine, patrie d'Ajax[88]. Or, si l'on en juge par les traditions des anciennes parties de l'Épopée, Ajax n'avait rien de commun avec Salamine ; il était originaire d'une contrée habitée par les Éoliens qu'il est difficile de déterminer[89] ; en tout cas il est fort douteux que le poète ait songé à la ville béotienne de Hylé. Les recherches de Hercher ont d'ailleurs démontré[90] que le fond topographique de l'Épopée est traité avec une grande liberté, que des fleuves, des montagnes, des vallées, des édifices apparaissent et disparaissent tour à tour, Aussi se demande-t-on si le poète n'a employé le nom de Hylé, qui lui était familier[91], uniquement que pour donner un cachet personnel à son tableau, sans y attacher aucune conception géographique bien déterminée. Il était certain d'avance qu'aucun de ses auditeurs ne lui adresserait la question embarrassante si réellement il y avait une localité de ce nom dans la patrie du fils de Télamon.

De toute façon l'Épopée est muette sur l'exportation des produits grecs à l'étranger[92] ; elle parle, au contraire, assez souvent de l'importation des produits étrangers en Grèce. Il est évident que les Grecs prisaient sous certains rapports les objets fabriqués à l'étranger, qu'ils les faisaient venir chez eux comme supérieurs aux leurs, et n'hésitaient pas à reconnaître cette supériorité dans certaines branches industrielles.

Les Ioniens d'alors prisaient beaucoup les glaives thraces et s'en servaient ; cela ressort des deux passages de l'Iliade que nous avons mentionnés plus haut[93]. Achille désigne pour prix de combat le glaive thrace d'Asteropaios, non pas comme une curiosité ethnologique, mais comme une arme d'un usage courant. D'ailleurs si le Troyen Helenos combat avec un glaive thrace, on peut admettre que les Grecs se servaient aussi d'armes semblables ; car les poètes (nous l'avons déjà fait remarquer) ne font aucune différence entre les armements troyen et achéen.

Quelle était l'importance relative de l'industrie d'art chez les Ioniens d'une part, chez les Lydiens et les Cariens, leurs voisins, d'autre part ? Une comparaison de l'Épopée renferme un renseignement précieux, qui permet de répondre à cette question : Ménélas est blessé, et telle qu'une femme de Mœonie ou de Carie qui, travaillant à une parure de coursier, colore en rouge l'ivoire, telles les blanches cuisses du héros sont arrosées de sang[94]. Nous voyons par là que les Lydiens et les Cariens s'adonnaient à la fabrication des ivoires polychromes et que les Ioniens reconnaissaient dans ce domaine la supériorité de leurs voisins.

Le poète du quatrième chant de l'Odyssée s'attache évidemment à entourer la demeure et la vie de Ménélas d'un luxe aussi brillant que possible. Parmi les objets mobiliers, il y en a qui sont de provenance égyptienne : deux baignoires d'argent et deux trépieds que Polybos donna à Ménélas, à Thèbes, une quenouille d'or et une corbeille à tapisserie en argent[95] qu'Hélène reçut de la femme de Polybos comme don d'hospitalité.

Mais les poètes de l'Épopée sont surtout pleins d'admiration pour les objets d'art provenant de la Phénicie. Un cratère d'argent, proposé en prix aux funérailles de Patrocle, est appelé le plus beau de la terre, car il aurait été fabriqué par les Sidoniens habiles en art et apporté d'au delà la mer par les Phéniciens[96]. C'est reconnaître expressément que les arts du métal étaient très florissants à Sidon. Une appréciation analogue ressort d'un passage de l'Odyssée[97] où il est dit qu'un cratère d'argent que le roi des Sidoniens, Phaidimos, donna à Ménélas, était l'œuvre d'Hephaistos. Le travail sidonien des métaux est donc considéré comme digne du dieu hellénique qui personnifie l'habileté artistique par excellence. Les plus beaux peploi qui se trouvent dans le trésor de Priam sont tissés par des esclaves sidoniennes que Pâris avait emmenées à Troie, à son retour de Grèce[98]. La cuirasse la plus artistique que mentionne l'Épopée, celle d'Agamemnon, est un don du roi Kinyras de Chypre[99] ; elle provient donc du rayon où s'étendait la civilisation phénicienne. L'esclave sidonienne à laquelle le roi de Syrie confie la garde de son jeune fils Eumée, est désignée comme habile en des travaux superbes[100]. Un navire phénicien aborde dans une baie voisine ; les navigateurs parviennent à s'entendre avec cette femme, leur compatriote ; l'un d'eux va au palais du roi et offre à la mère d'Eumée un collier d'or et d'ambre ; pendant que celle-ci admire l'objet précieux avec convoitise, l'esclave s'échappe de la maison et apporte à ses compatriotes le butin désiré, trois coupes qu'elle a volées et le jeune Eumée[101].

La manière dont les Phéniciens trafiquaient alors dans le bassin oriental de la Méditerranée ressort assez distinctement de ce récit de l'Épopée et de plusieurs autres. Ces rusés négociants visitent différentes contrées, l'Égypte[102], la Crète[103], Lemnos[104], Ithaque[105] et l'ile quelque peu mythique de Syrie[106]. Ils cherchent à se concilier, au moyen de cadeaux précieux, la faveur des rois des territoires avec lesquels ils sont en affaires[107]. Ils séjournent dans les ports plus ou moins longtemps[108], jusqu'à ce que leur marchandise soit vendue, et, le cas échéant, ils ne dédaignent pas le métier de voleurs et de ravisseurs d'hommes.

Une autre question se pose enfin. Les poètes décrivent-ils toujours les choses d'après ce qu'ils ont vu, et partant, chaque trait qu'ils mentionnent peut-il servir comme élément d'appréciation du monde qui les entoure ? Deux faits rapportés par l'Épopée recommandent une grande circonspection à cet égard. Avant le Massaliote Pytheas aucun Grec n'était arrivé à un degré de latitude Nord où la brièveté des nuits d'été ait pu frapper l'attention d'un habitant du bassin méditerranéen[109]. Et cependant un poète[110] a intercalé ce phénomène dans le mythe des Lœstrygones. Comment les Grecs en ont-ils eu connaissance dès une époque très ancienne, c'est ce qu'il est difficile de dire. Le fait que, vers le milieu du septième siècle avant J.-C., les Milésiens ont établi des comptoirs sur la côte Nord de la mer Noire nous fait supposer tout naturellement qu'ils y avaient trafiqué auparavant. On peut en conclure que les Scythes, habitant ces parages et qui, de leur côté, étaient en relations avec des peuplades demeurant plus au Nord encore, ont parlé du merveilleux phénomène aux marins milésiens dès qu'ils entrèrent en rapport avec eux. Mais il est tout aussi et même plus probable qu'ici encore les Phéniciens ont servi d'intermédiaires ; ceux-ci, grâce à leur commerce d'ambre, qui se propageait de bourg en bourg, étaient en contact avec l'Europe centrale même avant Homère[111] et avaient forcément ainsi des nouvelles des pays septentrionaux. Tel est aussi le cas des Pygmées mentionnés dans l'Iliade[112]. Si les Grecs admettaient l'existence en Afrique d'une population d'hommes hauts d'une coudée, cela tient à ce fait que dans les régions équatoriales de cette partie du monde vivait une race de nains dont Schweinfurth a reconnu récemment les descendants dans les Akka établis au Sud des Monbuttu[113]. Il est douteux que le pied d'un Grec ait jamais foulé le sol de ces contrées ; cela ne pouvait être sûrement avant la domination des Ptolémées C'est évidemment par le commerce d'ivoire, auquel les Akka d'aujourd'hui se livrent encore activement, qu'on apprit d'abord dans le Nord l'existence de ce peuple de nains et ensuite dans les villes ioniennes, peut-être par l'intermédiaire des Phéniciens.

Mais si les poètes ont utilisé poétiquement un phénomène astronomique et une particularité ethnique qu'ils ne connaissaient que par ouï-dire, on est amené à se demander s'ils ne procédaient pas de même pour la description d'objets d'art. En d'autres termes, certains traits de cette description ne sont-ils qu'un reflet du luxe qui régnait dans quelques centres civilisés de l'Asie antérieure et dont les poètes ont entendu parler, ou bien sont-ils plutôt une réminiscence de la vie somptueuse et quelque peu orientale que les ancêtres des Grecs d'Asie-Mineure avaient menée dans la mère-patrie, avant l'invasion dorienne[114] ?

 

 

 



[1] Nous nous rallions complètement à l'opinion de von Wilamowitz-Mœllendorff, développée dans ses Homerische Untersuchungen, Berlin, 1884.

[2] Niese, Der Homerische Schiffskatalog, p. 48. — V. aussi Niese, Die, Entwickelung der homerischen Poesie, p. 228.

[3] Von Wilamowitz-Mœllendorff, ibid., p. 292.

[4] Odyssée, XVIII, 158-303. Comparez von Wilamowitz-Mœllendorff, loc. cit., p. 29-34.

[5] Odyssée, XVIII, 163.

[6] Odyssée, XVIII, 172, 179, 192-194, 196.

[7] Epicor. grœcor. fragmenta, éd. Kinkel, I, p. 41, n. 6.

[8] Welcker, Der epische Cyclus, II, p. 262-263.

[9] Epicor. fragm., I, p. 42, n. 8.

[10] Athénée, XV, p. 682. Epicor. fragm., I, p. 16, p. 23, n. 4.

[11] Pausanias, X, 31, 2. Epicor. fragm., I, p. 30, n. 18.

[12] Von Wilamowitz-Mœllendorff, loc. cit., p. 199 et suiv.

[13] Déjà sur le vase François, Thétis, la fiancée de Pélée, est représentée dans un édifice en forme de temple entouré d'une colonnade. Voyez Mon. dell' Inst. IV, Pl. LIV, LV et Arch. Zeit., 1850, pl. XXIII, XXIV. — Overbeck, Galerie homer. Bildw., pl. IX, 1.

[14] Helbig, Wandgemalde, n° 1266. — Bull. dell Inst., 1883, p. 128.

[15] Promathidas, en commentant la reconstitution de la coupe de Nestor tentée par Denys de Thrace, cite un vase de Capoue consacré à Artémis (Athénée, XI, p. 489). Mais ce qui diminue la valeur critique de cette tentative archéologique, c'est que le spécimen de Capoue était montré comme étant précisément la coupe de Nestor.

[16] Iliade, XVI, 419. Comparez ch. XXI du présent ouvrage.

[17] Iliade, IV, 533. Comparez ch. XVI.

[18] Iliade, II, 542. Voyez ch. XVI.

[19] Iliade, II, 542-543. Voyez Archiloque dans Plutarque, Theseus, 5 (fragm. 4, Beigk).

[20] Il suffit de rappeler que l'Achéen Diomède et le Lycien Glaukos échangent purement et simplement leurs armures. (Iliade, VI, 230 et suiv.)

[21] Overbeck, Schriftquellen, I, 3, 8.

[22] Hérodote, VII, 92.

[23] Monum. dell' Inst., X, pl. XI-XVIII.

[24] Mon. dell' Inst. X, t. XVI, n. 167. Comparez Michaelis, Ann. dell' Inst., 1875, pl. 167-169.

[25] Dilthey, Ann. dell' Inst., 1867, p. 172-175.

[26] 419-438.

[27] VII, 75.

[28] Odyssée, X, 49. Char de combat de Rhesos : Iliade, X, 438 ; celui de Rigmos : XX, 987.

[29] Cuirasse du Pœonien Asteropaios, toute en bronze à bordures en étain : Iliade, XXIII, 560-561. Armure d'or de Rhesos : X, 439.

[30] Iliade, VI, 9.

[31] Iliade, II, 846, IV, 533. XXI, 155.

[32] Iliade, XIII, 576-577.

[33] Iliade, XXIII, 560-807.

[34] Iliade, V, 462.

[35] Iliade, X, 472.

[36] Iliade, X, 438-441.

[37] Iliade, X, 472.

[38] Iliade, XXIV, 234-538.

[39] Iliade, XXIII, 808.

[40] Iliade, XIII, 577.

[41] Iliade, IX, 70-72. Comparez VII, 467. Le mythe de Dionysos et de Lycurgue de Thrace est raconté déjà dans l'Iliade (VI, 130-143).

[42] Odyssée, IX, 196-211. Le même vin était également renommé au temps d'Archiloque (Archil. d'après Athénée, I, 30 F. fragm. 3 Bergk.).

[43] Iliade, II, 595-600.

[44] Hérodote, V, 22.

[45] Buchholz (Die homerischen Realien, p. 179-85) a recueilli tous les passages qui s'y rapportent.

[46] Iliade, XIV, 229.

[47] Iliade, XIV, 227.

[48] Kiepert, Lehrbuch der alten Geographie, p. 313, Note I.

[49] Iliade, II, 848-850 ; XVI, 288 ; XXI, 152-156.

[50] Iliade, XIII, 3.

[51] Telle était déjà l'opinion de Poseidonios, dans Strabon, VII, 3, 295.

[52] IV, 23.

[53] Iliade, XII, 577. XXIII, 808.

[54] Les Sintiens que l'Épopée mentionne comme étant les habitants de cette île (Iliade, I, 594. Odyssée, VIII, 294) étaient des Thraces. Leur nom s'est maintenu aussi sur le continent thrace : Thucydide, II, 98. Strabon X, 457. XII, 549. Steph. Byzance, Σιντία. Tite-Live, XLII, 51.

[55] Iliade, XXI, 40, 79. XXIII, 745, 746.

[56] Kiepert, Lehrbuch der alten Geogr., p. 99 et 106.

[57] Iliade, X, 29, 177, 257-259, 261-265, 334, 335.

[58] Studniczka (Zeitschrift für die œsterr. Gymnasien, 1886, p. 195) soutient que cette caractéristique des Thraces est tout simplement conforme au style conventionnel de l'Épopée. Il oppose à l'opinion émise par nous, avec preuves à l'appui, ce fait que dans les Nibelungen aussi les Huns sont représentés sous les mêmes formes que les Burgondes. Cette objection n'a aucune valeur. Le barde autrichien qui composait les Nibelungen dans la seconde moitié du douzième ou au commencement du treizième siècle, a fait évidemment les Huns à l'image des Hongrois de son temps. Mais bien des éléments de civilisation occidentale et de mœurs chevaleresques avaient été introduits en Hongrie dès la fin du premier siècle, sous l'Arpade Stefan (voyez Die œsterreichisch-ungariche Monarchie in Wort und Bild, I, p. 53 et suiv.). Donc le tableau que ce poète a tracé de la vie et des coutumes en Hongrie n'était nullement en contradiction avec l'opinion que ses compatriotes se faisaient de la population de ce pays.

[59] Comparez Movers, Die Phönizier, II, 2 p. 273-286.

[60] VI, 47. Comparez Skymnos, perieg. 660-663.

[61] Hérodote, II, 44.

[62] Strabon III, 157. Stephan. Byz., Άβδηρα. Pline, Hist. nat., III, 8. On a fait dériver longtemps Samos (Samoth race, Σάμος Θρηϊκίη, Iliade, XIII, 13) du mot sémitique samâ (être haut) et Lemnos de libhnah (le blanc éclat). V. Bochart, Geographia sacra, I, VIII, col. 377 et I, XII, col. 398. Leyde, 1707. V. aussi Kiepert, Lehrbuch der alten Geograph., p. 324. Mais cette dérivation a été récemment mise en doute. Comparez Pauli, Die vorgriechische Inschrift von Lemnos, p. 42-43.

[63] Aristophane, Acharniens, 158, 161.

[64] Iliade, XXIII, 745. Ce Thoas est le père d'Hypsipyle, qui est mentionné encore dans un autre passage de l'Iliade, XIV, 230.

[65] Voyez Hehn, Kulturpflanzen und Hausthiere, 3e éd., p. 65-66.

[66] Voyez Helbig, Osservazioni supra il commercio dell' ambra (Acc. dei Lincei, CCLXXIV, 1876-77, p. 10 et suiv.).

[67] Epicorum grœcorum fragm., coll. Kinkel, p. 57. Comparez von Wilamovitz-Mœllendorff, Homer. Untersuchungen, p. 187.

[68] Comparez Ann. dell' Inst., 1884, p. 154-158.

[69] Iliade, XIII, 712-721.

[70] Handwerk und Handwerker in den homerischen Zeiten, p. 76 et suiv.

[71] Voici les principaux passages : Iliade, III, 386-388 ; VI, 289.293, 323-324, 490-492 ; XXII, 440-441, 511. Odyssée, I, 356-358 ;11, 97 et suiv ; IV, 133-135 ; VI. 52-53 ; VII, 234-235 ; XV, 105 ; XVIII, 313-316 ; XXII, 421-423. Dans un seul passage de l'Iliade (XII, 433-435) il est fait mention de la préparation de la laine par une pauvre femme en dehors de la maison. Studniczka (Beiträge zur Geschichte der altgriechischen Tracht, Abh. d. archäolog. epigr. Seminars d. Universität. Wien, VI, p. 42, note 5) reconnaît là avec raison le commencement de l'exploitation d'une industrie.

[72] Riedenauer, loc. cit., p. 6-10.

[73] Iliade, VI, 213.

[74] Odyssée, XXIII, 190-201.

[75] Odyssée, V, 234 et suiv.

[76] Odyssée, XIV, 7, 14, 23, 24.

[77] Iliade, XVIII, 401, 478-613.

[78] Iliade, VII, 219-223 ; XII, 294-297.

[79] Iliade, IV, 483, 486.

[80] Iliade, XIII, 389-391 ; XVI, 482-484.

[81] Odyssée, XVII, 384.

[82] Alkaios dans Athénée, XIV, 627 A (fragm. 15 Bergk). Comparez Büchsenschütz, Die Haupstätten des Gewerbefleisses, p. 39, note 2.

[83] Voyez Büchsenschütz, p. 39 et Furtwängler, Die Bronzefunde aus Olympia, p. 80 et 93. Proitos et Akrisios sont désignés comme les inventeurs du bouclier (Pausanias, II, 25, 7) ; il en résulte que la fabrication des boucliers à Argos remonte à une haute antiquité. Les Béotiens attribuaient cette invention à Chalkos, fils d'Athamas, roi des Minyens (Pline, VII, 200. Comparez O. Müller, Orchomenos, p. 132.)

[84] Hérodote, IV, 152.

[85] Alkaios dans Athénée, XI, 481, A (fragm. 43. Bergk).

[86] L'usage de ces vêtements est déjà limitée par la législation de Zaleukos (Diodore, XII, 21).

[87] Iliade, VII, 220-223.

[88] Handwerk und Handwerker, p. 59.

[89] Von Wilamowitz-Mœllendorff, Homerische Untersuchungen, p. 244-247.

[90] Homerische Aufsätze, p. 2 et suiv., p. 26 et suiv.

[91] Une localité de ce nom était située sur le territoire des Locriens ozoliens, une autre dans l'île de Chypre (Steph. Byzance, Ύλη.)

[92] Les Grecs ne font du trafic qu'avec les matières premières et les esclaves : Mentes, roi des Taphiens, transporte du fer à Ténédos (Odyssée, I, 184). L'Odyssée (XIV, 452. XV, 427-430) mentionne le commerce d'esclaves des Taphiens. Les prétendants veulent vendre Ulysse et Théoclymène comme esclaves aux Sicules (Odyssée, XX, 383).Les Achéens vendent aux Lemniens devant Troie du bronze, du fer, des peaux, du bétail et des esclaves, provenant sans doute du butin (Iliade, VIII, 473-475. Comparez XXI, 70-79 ; XXIII, 745-747).

[93] Iliade, XXIII, 561, 561 ; 807, 808.

[94] Iliade, IV, 141.

[95] Odyssée, IV, 125-132.

[96] Iliade, XXIII, 741-745.

[97] IV, 615-619. Les mêmes vers sont répétés Odyssée, XV, 115-119.

[98] Iliade, VI, 289-292.

[99] Iliade, XI, 19 et suiv.

[100] Odyssée, XV, 418.

[101] Odyssée, XV, 415 et suiv.

[102] Odyssée, XIV, 288.

[103] Odyssée, XIII, 273.

[104] Iliade, XIII, 745.

[105] Odyssée, XV, 482.

[106] Iliade, XXIII, 745.

[107] Iliade, XXIII, 745.

[108] Ils séjournent toute une année dans la baie de Syrie. (Odyssée, XV, 455.)

[109] Comparez Müllenhoff, Deutsche Alterthumskunde, I, p. 5-8.

[110] Odyssée, X, 81-86.

[111] On a trouvé des parures d'ambre dans les tombes en puits de Mycènes (Voyez Schliemann, Mykenæ, p. 235, 283, 353). L'analyse chimique a prouvé que cet ambre provient de la mer Baltique [voyez Schliemann, Tiryns, p. 435-452]. Un marchand phénicien propose à la mère d'Eumée d'acheter un collier d'or et d'ambre).

[112] Iliade, III, 6.

[113] Im Herzen von Afrika, II, p. 131-133.

[114] Voyez à ce sujet le chapitre V.