NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

PAR JEAN-BAPTISTE CAPEFIGUE.

PARIS - AMYOT - 1864

 

I. — Le Marais, la place Royale et la rue Saint-Antoine (1614-1630).

II. — Louis XIII. - Sa cour. - Sa maison. - Les Mousquetaires (1604-1630).

III. — Les premiers amours du roi Louis XIII (1619-1620).

IV. — Les Perles du Marais sous Louis XIII (1614-1630).

V. — Mlle de la Fayette. - Le cardinal de Richelieu. - Le grand écuyer Cinq-Mars (1630-1635).

VI. — La vie religieuse à Paris.- Les couvents : Les Carmélites. - Les Visitandines. - Mme Chantal. - Saint Vincent de Paul. Mlle de la Fayette au monastère (1614-1630).

VII. — La société joyeuse et littéraire de Paris sous Louis XIII (1625-1635).

VIII. — Dictature du cardinal de Richelieu. - Rapprochement de Louis XIII avec la reine. - Exécution de Cinq-Mars (1639-1642).

IX. — Les arts sous Louis XIII. - Rubens. - Poussin.  Lesueur. - Callot (1635-1642).

X. — La place Royale après la mort du cardinal de Richelieu (1642-1646).

XI. — Le Marais. - Le faubourg Saint-Antoine durant la Fronde (1648-1650).

XII. — Restauration du pouvoir. - Les premières amours de Louis XIV. - Les filles d'honneur de Madame. - Mlle de la Vallière (1655-1665).

XIII. — Décadence de l'esprit frondeur. - Servilité des arts et de la littérature sous Louis XIV (1660-1680).

XIV. — Derniers débris de la Fronde et de la place Royale (1665-1669).

XV. — Les destinées du Marais et du faubourg Saint-Antoine (1714-1860).

 

Il est un vieux quartier de Paris que nous aimons à visiter comme on salue d'un doux respect, une aïeule bien pimpante, bien attifée avec l'esprit de Mme de Sévigné, le charme de la marquise de Créquy ; ce quartier, c'est le Marais. Le marteau iconoclaste n'a point encore ravagé ses rues calmes et silencieuses : la place Royale est restée telle qu'on la voit dans les gravures du dix-septième siècle ; les rues des Tournelles, de la Cerisaie, du parc Royal, de la Perle, du Petit-Musc, Saint-Paul, Lesdiguières ne se sont pas transformées : on y trouve à chaque pas les beaux hôtels de magistrats qui rappellent les noms de d'Ormesson, de Mesme, Saint-Fargeau, Lecogneux, construits avec ce luxe des bâtiments de l'époque du financier Zamet et du surintendant Fouquet.

Rien de plus spirituel, de plus charmant que la société du Marais sous Louis XIII : elle réunissait alors Marion de Lorme, Ninon de Lenclos, Deshoulières, Sévigné, Scudéry, la Fayette, Scarron, Bussy-Rabutin, Saint-Évremont, la Sablière, la Rochefoucauld, noms aimés qui se raniment autour de nous, au milieu de ces salons conservés comme des reliques avec les meubles et les tapisseries florentines : sur ces fauteuils il semble voir assises encore ces jeunes femmes aux têtes toutes bouclées, les précieuses, ainsi qu'on les nommait, galantes et adorées, par les gentilshommes et les mousquetaires, discourant sur la carte du Tendre ou tressant la poétique couronne de Julie.

On peut railler ces sentiments exaltés ; mais ils ont créé l'empire de la femme ! La galanterie est un vêtement d'or et de soie jeté sur l'amour nu de l'antiquité ; les précieuses du Marais laissaient à Cupidon (je parle leur langage) son carquois et ses flèches ; ce Dieu malin restait agenouillé et craintif cette galanterie née avec l'esprit du moyen âge se reflétait sur les paroles, les œuvres et les actions des précieuses.

La société de Louis XIII a été mal étudiée, mal jugée ; ce règne semble absorbé, étouffé entre deux grandes images, Henri IV et Louis XIV ; puis apparaît la barrette rouge du cardinal de Richelieu qui donne à son époque un aspect sévère et politique. Mais à côté de cette cour si triste, si hautement marquée par le sentiment du devoir et de l'inflexibilité, est une génération de mousquetaires, de chevau-légers, filles d'honneur de la reine qui vit dans l'enchantement des carrousels, ou du bel esprit ; et cette société l'auteur veut la reproduire dans ses caractères les plus intimes ; s'il a choisi plus spécialement Ninon de Lenclos, c'est que cette belle dame du Marais est la plus connue, la plus populaire et que la chronique l'a acceptée. L'habitude de l'auteur a toujours été de prendre un ou deux noms et sous un simple titre, d'étudier un temps tout entier. Or Ninon de Lenclos a vécu depuis le règne de Louis XIII jusqu'à la fin du règne de Louis XIV. C'est la femme qui compta le plus d'années et le plus d'amis.

Ce livre donc se rattache à l'histoire si attrayante de la Fronde, à la place Royale, au Marais, à la Bastille, à la porte Saint-Antoine jusqu'au Pont-Neuf, tout carillonnant de la Samaritaine, quartiers aimés des frondeurs, de la grande Mademoiselle, des Gondés, du coadjuteur, de Beaufort, du parlement, des pamphlétaires ardents dont le chef burlesque fut le poète Scarron. Quand la Fronde fut finie, la queue des malcontents se réfugia au Marais, et demeura fidèle à ses souvenirs : dans ces salons bleus ou jaunes de la place Royale restaient encore bien des langues médisantes qui n acceptaient qu'avec répugnance le pouvoir absolu et les splendeurs du règne de Louis XIY. Ninon gardait bien des confidences de la petite et galante Mme d'Aubigné, devenue depuis hi toute-puissante Mme de Maintenon ; Mme de Sévigné témoignait ses douleurs sur la catastrophe de Fouquet ; la Fontaine écrivait sa fable hardie des Grenouilles qui demandent un roi à l'hôtel de Mme de la Sablière, et la dédiait à la duchesse de Bouillon ; Bussy-Rabutin révélait les amours secrets de Louis XIV, et l'inquiet la Rochefoucauld écrivait ses maussades Maximes, sorte de protestation contre la société nouvelle.

Il est une école qui, très-orgueilleuse de la civilisation du dix-neuvième siècle, s'est donné pour mission d'abaisser la société du passé, société assurément bien attrayante, puisque toutes les œuvres qui plaisent dans les livres, sur la scène, lui empruntent ses formes, ses couleurs, ses costumes et ses souvenirs. Nous craignons bien que les générations futures ne trouvent pas le même attrait à peindre et à reproduire notre époque d'égalité, de confusion et de multitude, fière de ses progrès dans le panthéisme : quand l'individu s'efface pour faire place aux masses, il n'y a plus de pittoresque ; tous les événements ont la même physionomie : les épisodes disparaissent.

Pour reconstruire cette charmante société des précieuses de la place Royale, l'auteur a consulté surtout la délicieuse collection des émaux de Petitot, suite de portraits si fidèlement reproduits. Ce qui distingue cette œuvre, c'est que l'artiste n'a rien retracé de vulgaire ; prenez par exemple Mlle d'Aubigné (Mme Scarron, depuis Mme de Maintenon), on reconnaît bien cette jeune fille souriante et réfléchie, la protégée de Ninon de Lenclos, la belle amante du chevalier de Méré, celle que le surintendant Fouquet avait tant aimée, et dont il avait le portrait dans le château de Veaux à côté de Mlle de la Vallière. Ninon n'est plus grosse, joufflue, tirebouchonnée de papillotes (anachronisme, car cette coiffure appartient à la seconde époque de Mme de Sévigné), mais une fine et bien belle créature, à l'œil vif et païen, au front élevé, à la bouche entr'ouverte qui respire une spirituelle volupté. Dans la galerie des émaux de Petitot circule un grand air de la place Royale et de la Fronde galante.

A côté de cette magnifique collection, combien est plat et vulgaire l'écrivain ordurier qu'on appelle Tallemant des Réaux ; richard libertin, né d'une famille de traitants, exploitateur d'impôts, il s'est frotté à quelques livrées du château de Saint-Germain, et c'est à l'aide de ces récits de valets de garde-robe qu'il écrit ses historiettes ; il déshabille, par le côté malpropre, la cour de Louis XIII, ses gentilshommes, ses mousquetaires, les filles d'honneur de la reine ; grand poltron de paroles, tant que Richelieu a vécu et gouverné, après sa mort il ose gratter de ses ongles malsains ce colosse de bronze ; il en fait presque un céladon coureur de ruelles. Il est impossible aussi de lire l'historiette sur Louis XIII sans prendre en profond dégoût l'écrivain qui raconte sans pudeur des anecdotes dignes de l'Arétin.

C'est pourtant Tallemant des Réaux qu'une certaine école a pris comme point de départ pour écrire l'histoire sérieuse de ce temps. Il est un point curieux et triste à observer : nous avons passé à travers les époques de réaction au milieu des pamphlets ; les honnêtes gens les connaissent, les détestent, et comment se fait-il que pour l'histoire du passé nous acceptions ces récits sans nous arrêter même aux circonstances, aux passions qui les ont dictés ? L'école des libres penseurs se donne pour mission de détruire nos dernières illusions.

L'auteur persiste à suivre la méthode toute opposée ; quand il écrit un livre sur le passé, sa préoccupation est de vivre avec la société qu'il veut décrire ; c'est assurément moins philosophique, mais c'est plus amusant : il ne met pas d'autre importance à des œuvres qui passeront ; il ne se sent aucun goût pour régénérer le genre humain : société, gouvernement, femmes, filles et marmots. Tant d'autres se donnent cette mission avec une modestie charmante et un pédantisme adorable !

 

Paris, 20 mars 1864.