NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

XI. — LE MARAIS LE FAUBOURG SAINT-ANTOINE DURANT LA FRONDE (1648-1650).

 

 

Ainsi, la place Royale perdait de son importance littéraire par l'apparition et le développement des sociétés précieuses des deux hôtels Rambouillet. Si les muses aimaient à rêver sous les arbres touffus du riche financier, dans ces jardins en espaliers depuis Reuilly jusque sur les bords de la Seine, les beaux esprits d'académie se complaisaient à tresser la guirlande de Julie dans l'hôtel Pisani, sur la place qui allait s'appeler le Carrousel[1], à cause des fêtes chevaleresques. Les Tuileries étaient alors entourées de beaux hôtels, jusqu'aux Quinze-Vingts, asile royal offert aux aveugles depuis saint Louis. Le château n'était pas encore absorbé sous de lourds pavillons et ces galeries pesantes couvertes de tuiles, parsemé de cheminées comme un four à chaux. Catherine de Médicis avait dessiné un château florentin orné de petites colonnettes de marbre surmontées de statues. Il n'existait aucune de ces vastes cours si tristes, pavée de dalles : partout des corbeilles de fleurs, de beaux treillis avec bosquets de roses et des ifs taillés à la façon des villas d'Italie, mélangés de buis dessinés en chiffres amoureux autour des bassins et des cascades rocailleuses. Ce qui embellissait surtout les jardins des Tuileries, c'était une multitude de petites grottes tapissées de faïences de Bernard de Palissy, chefs-d'œuvre de l'art, et des labyrinthes tout remplis de statues antiques[2]. L'hôtel d'Angennes-Rambouillet, le cénacle littéraire, jouissait de ce bel aspect, sur une terrasse d'où l'on voyait les œillets et les jonquilles plantés par la grande Mademoiselle.

Tout à coup la place Royale, un peu silencieuse, reprit son importance active par les éclats bruyants de la Fronde ; presque tous les parlementaires demeuraient au Marais et venaient chaque soir respirer l'air à la place Royale, sous les ormes, où les oiseaux gazouillaient moins encore que les langues babillardes des faiseurs de pamphlets ; on était près de la populeuse rue Saint-Antoine, les barricades s'y étaient élevées contre le Mazarin ; les écrivassiers de chansons, rondeaux, avaient leur grabat, tout autour, dans les ruelles pleines de rats bien connus du chat du curé de Saint-Paul. Sarrasin demeurait au Pont-aux-Ghoux, Broussel près de Saint-Gervais, Bussy-Rabutin au Pas-de-la-Mule, Scarron, rue des Deux-Portes. A la place Royale se publiaient les pamphlets vendus ensuite sous les carillons de la Samaritaine, au Pont-Neuf[3] : les premiers vers écrits contre le cardinal Mazarin, à la suite du décret d'union du parlement (que le ministre, dans son accent italien, prononçait arrêt d'ognon), étaient improvisés, sous les ormes entre la Bastille, l'Arsenal et la rue Saint-Antoine, par le poète Sarrazin[4].

Qu'est-ce que cet arrêt d'oignon

Qui nous cause tant de grabouge ?

Dit tout triste à son compagnon

Ce Pantalon à bonnet rouge[5] ;

Lors une femme qui l'entend

Et pense que par moquerie

L'union des cours il prétend

Ainsi tourner en raillerie.

Cet oignon te fera pleurer

Et ne pourras le digérer,

Dit-elle alors tout en colère.

Une autre dict : Tu te déçois ;

Cet Italien, ma comère,

Ne fait qu'écorcher le françois[6].

Presque toutes les assemblées des frondeurs se tenaient au Marais. Là se préparaient les bruyantes délibérations, ensuite soumises ou imposées à l'hôtel de ville pour assurer le succès des insurrections populaires. Quand le président Broussel fut enlevé par ordre de la reine Anne d'Autriche, les bourgeois de la place Royale prirent les armes sous leurs quarteniers : on était à dix pas de la Bastille, quand elle fut prise ou livrée. Maître Scarron donna le signal d'une fête improvisée en l'honneur des colonelles et compagnies armées de la bourgeoisie : on y déclamait perpétuellement contre le Mazarin, et même on y célébra en vers l'aspect bizarre des barricades de la rue Saint-Antoine.

Faisons un tour parmi les rues :

Partout les chaînes sont tendues ;

Des caves on sort les tonneaux,

On amène des tombereaux,

Des chariots et des charrettes ;

On appreste les escoupettes[7],

Et nos bourgeois fort résolus,

Vieux soldats tout frais esmoulus.

Sont attachés aux barricades

Comme soldats à leurs rancades.

A la Halle et aux environs

On se retranche de marrons.

De citrouilles, de pommes pourries,

De choux, de concombres, d'orties,

De cresson, pourpier et naveaux,

Artichauts, raves et porreauts,

Prunes, citrons, poires et oranges[8].

Dès que la Bastille et l'Arsenal furent au pouvoir des frondeurs[9], on vit se déployer un merveilleux esprit d'activité au Marais ; le soir, tout était illuminé ; on chantait, on dansait malgré la misère publique ; on écrivait surtout, et les imprimeurs suffisaient à peine à la copie de cent auteurs, journalistes ardents ; on vendait des pamphlets à deux liards, sur vilain papier gris, en caractères informes. Les imprimeries étaient très-multipliées depuis la rue Saint-Sauveur jusqu'à l'hôtel de Guise, vaste palais du vieux Paris, aux frontières de la place Royale et de l'église des Blancs-Manteaux, moines si populaires, si démocratiques.

Cette agitation des âmes se faisait sentir au faubourg Saint-Antoine, un des points les plus menacés par l'armée royale qui se déployait contre Paris : sur la route de Vincennes, Monsieur le Prince dirigeait ses mouvements ; les villages de Reuilly et de Charonne étaient remplis de troupes ; les immunités des couvents du faubourg ne se trouvaient pas toujours respectées par les soudards. Ce fut pour échapper à tant de bruit que Mlle de la Fayette, dont le souvenir était vivant à la place Royale, résolut de quitter le monastère de Sainte-Marie pour fonder un couvent de son ordre (la Visitation) à Chaillot, village sur une hauteur tout à fait à l'abri des mouvements militaires. La situation de Chaillot était admirable pour les fondations monastiques ; montagne solitaire flanquée du bois de Boulogne, alors forêt épaisse, il s'étendait à deux lieues jusqu'à la garenne de Clichy. Ainsi loin du bruit, néanmoins ce couvent pouvait être visité par de nobles personnages ; il était à toute proximité du Cours-la-Reine[10], promenade tant à la mode sous Anne d'Autriche. A cette époque où la piété se mêlait à la vie tout entière, le couvent était une idée familière à la génération ; les jeunes demoiselles y étaient élevées avec un tendre soin jusqu'à leur mariage, ou au moins jusqu'à leur admission parmi les filles d'honneur de la reine. Les dames de la cour y faisaient leur retraite, retraite heureuse, car le couvent n'entraînait avec lui aucune idée triste ! à l'abri des orages du cœur, on pouvait s'y retremper par l'usage fréquent de la méditation et de la prière jusqu'à ce qu'on retrouvât le monde avec ses coquetteries et son élégance.

Quand la reine Anne d'Autriche, fuyant le palais Cardinal à la suite des barricades, courut habiter le château de Saint-Germain, la place Royale devint un des sièges du gouvernement de la bourgeoisie : à l'hôtel de ville était restée l'action municipale ; on y prenait les mesures de sûreté publique : mais l'initiative, l'esprit, le caquetage qui animent le peuple venaient de toutes les rues du Marais. Il existait dans la Fronde deux coteries bien distinctes, même parmi les femmes : lune que conduisaient la grande Mademoiselle et Mme de Longueville, les deux intrigantes irritées ne voulaient aucun arrangement avec la cour, avec la reine surtout ; elles ne lui épargnaient pas la calomnie, et les poètes du Marais faisaient dire au petit roi, dans une sorte de badinage moqueur[11] :

Maman est mazarine

Et je suis Mazarin.

Les rancunes impitoyables contre le cardinal de Richelieu surexcitées après sa mort, s'étendaient jusqu'à Mazarin, représentant de son système avec plus de finesse et de modération.

On dit que le feu cardinal

Voulut montrer à cet empire,

Que s'il avait fait bien du mal,

Un autre pourrait faire pire.

Et qu'il choisit à cette fin

Pour successeur Mazarin[12].

L'autre coterie du Marais soutenait le parti modéré de la Fronde, les parlementaires timides qui voulaient traiter avec la cour sans se compromettre avec le peuple. On pouvait compter parmi ces rêveuses d'arrangements et de transactions les filles d'esprit ou de plaisir : Marion Delorme, Ninon de Lenclos, que tout ce fracas dérangeait de leurs distractions et de leurs affaires ; si elles aimaient à caqueter comme les petites gazettes du quartier, elles vivaient du loisir de tous : on se couronne rarement de fleurs dans les crises publiques ; la Fronde empêchait les bénéfices des financiers, la véritable providence des femmes de galanterie, et tous étaient dévoués à Mazarin. Marion Delorme et Ninon de Lenclos n'étaient pas assez riches pour vivre d'un amour pur et désintéressé, et l'on pensait peu aux grandes entretenues durant les troubles ; les rentes étaient mal payées, la misère rendait les femmes trop faciles : on en avait plus qu'on en voulait pour un boisseau de farine, comme le disaient les chansons du Pont-Neuf ; de sorte que les courtisanes d'élite n'étaient plus recherchées ni payées à leur taux ; la maison de Ninon de Lenclos était réduite à n'être plus qu'un lieu de rendez-vous, un hôtel garni des amours ; elle prêtait sa chambre bleue au marquis de Villarceau, à Meré, pour voir à la dérobée la jeune fille plus tard célèbre, Mlle d'Aubigné, pauvre et solliciteuse, devenue depuis Mme Scarron et marquise de Maintenon[13]. Le poète Scarron, si mêlé depuis à la Fronde du Marais, active, remuante, était resté opposant au Mazarin, à ce point que lorsque la première paix avec la reine fut signée, il n'hésita pas à écrire que les frondeurs s'étaient mis la corde au cou.

Il faut désormais filer doux,

Il faut crier miséricorde.

Frondeurs, vous niâtes que des fous :

Il faut désormais filer doux ;

C'est mauvais présage pour vous

Qu'une fronde n'est qu'une corde.

Il faut désormais filer doux,

Il faut crier miséricorde[14].

Parmi les femmes littéraires les plus modérées de la place Royale, on pouvait compter Mlle de Scudéry, toujours passionnée pour les héros et alors enthousiaste du prince de Condé, qu'elle comparait à Alexandre. Après la première paix, quand Condé fut mis à Vincennes[15]. Mlle de Scudéry pleura de douleur ; pendant sa prison, le prince avait cultivé les fleurs, arrosé de beaux œillets d'une saveur admirable, et la noble demoiselle, dans un pèlerinage au jardin qu'aimait tant le jeune héros, improvisa ces vers d'une touche délicieusement mythologique :

En voyant ces œillets qu'un illustre guerrier

Arrosa de sa main qui gagnait les batailles,

Souviens-toi qu'Apollon a bâti des murailles

Et ne t'étonne pas de voir Mars jardinier.

Mlle de Scudéry comparait le prince de Condé à Cyrus et à l'Alexandre de ses populaires romans ; on lui pardonnait beaucoup parce qu'elle était sincère et loyale et que l'honneur pour elle était un culte.

Les événements marchaient dans les idées de la Fronde ; la joie fut immense à la place Royale, lors de l'exil de Mazarin accordé par la reine ; les principaux pamphlétaires : Joly, Patru, Sarrazin, Caumartin, Portail, se mirent à l'œuvre contre le proscrit avec un triste acharnement ; malheur aux vaincus ! On ne peut dire à quels excès de langue et de plume se livrèrent les écrivains frondeurs dans les courtes saturnales de leur triomphe parlementaire ; les frondeurs voulaient rendre le retour du cardinal impossible, et le meilleur moyen était de le flétrir devant le peuple et de rendre son nom exécrable ! A leurs yeux, Mazarin méritait tous les supplices.

L'empalement des Turcs, les tenailles de feu ;

Mourir de faim, de soif, de rage, c'est trop peu ;

Les croix, les chevalets, l'huile, la poix, la résine,

Lentement découlez par le feu sur son dos.

Brûlants jusques au vif la moüelle des os,

Ou tout escorché par le ventre et l'eschine[16].

Ainsi sont les partis dans leur colère contre ceux qu'ils redoutent. Il y eut alors un certain courage à défendre Mazarin que l'opinion follement irritée condamnait à tous les supplices ; un seul journaliste, plein de fermeté et de résolution, osa s'imposer la tâche périlleuse d'attaquer la Fronde. Il s'était bien gardé de prendre logis au Marais, à la place Royale, capitale des malcontents ; médecin de profession, il s'appelait Renaudot, fondateur d'un petit journal d'anecdotes (depuis la Gazette de France). Du château de Saint-Germain, où il s'était réfugié, Renaudot lançait les épigrammes contre la place Royale et les chefs du mouvement qui la dirigeaient.

Monsieur d'Elbœuf et ses enfants

Font rage à la place Royale ;

Mais sitôt qu'il faut battre aux champs,

Ils quittent leur humeur martiale.

Au sein de Paris même un gardeur de notes, poète à la manière de Scarron, indiquait jour par jour les événements curieux ; maître Lorret écrivait en vers, ou, pour parler plus exactement, en prose rimée, raillant avec esprit les bons bourgeois qui espéraient tous les bonheurs possibles par l'exil de Mazarin : Les alouettes, assurément, allaient leur tomber toutes rôties.

Le cardinal, lundy, la nuit,

Fit sa retraite à petit bruit :

Il sortit par l'huy (la porte) de derrière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain en toute place Bourgeois,

mestiers et populace,

Montroient par des riz redoublez

L'aize dont ils étoient comblés :

Car, en moins de rien, la nouvelle

Fut par Paris universelle ;

Et l'on remarquoit maint courtaut

Qui tournoit le visage en haut,

Croyant qu'après cette sortie

L'alouëte toute rôtie,

Sans rien faire et sortir d'illec,

Lui tomberoit dedans le bec[17].

L'exil de Mazarin eut ce résultat de diviser le Marais : si les exaltés gardaient les projets secrets de bouleverser l'État, les modérés, les fatigués, se rattachaient à la reine Anne d'Autriche, et Scarron, toujours fort besogneux à travers ses turpitudes frondeuses, sollicita le titre de malade de la reine. En révolution il ne faut pas toujours croire à l'incorruptibilité de ceux qui parlent le plus haut ; leur voix criarde ne demande souvent qu'une aumône, un pamphlet à la main, comme les mendiants espagnols qui sollicitent la charité le mousquet au poing.

 

 

 



[1] Le Carrousel n'existait pas encore ; il ne fut achevé que dans la minorité de Louis XIV.

[2] La collection des gravures de la Bibliothèque impériale contient plusieurs estampes qui reproduisent les primitives Tuileries ; la cour du Carrousel était un parterre avec jets d'eau, et les jardins entouraient tout le palais. Louis XIII conserva le château intact ; mais Louis XIV en gâta l'architecture florentine par des galeries en façon de caserne.

[3] Les pamphlets, ou plutôt les Mazarinades, forment une collection de plus de 20 volumes in-4°, à la Bibliothèque impériale, et encore ne sont-ils pas complets.

[4] Sarrazin commandait une colonelle, la compagnie du quartier.

[5] Le cardinal Mazarin.

[6] Le 31 mai 1648. On écrivait françois pour français.

[7] Escopettes, sorte de mousquet espagnol.

[8] Agréable récit de ce qui s'est passé aux dernières barricades de Paris.

[9] Broussel fut gouverneur de la Bastille.

[10] Le Cours-la-Reine s'étendait alors jusqu'à la rivière ; on peut en voir la reproduction dans la collection des estampes (Bibliothèque impériale). On le retrouve dans le plan de Paris de 1635.

[11] Pour l'histoire des barricades, voir mon livre sur Anne d'Autriche.

[12] Recueil de Mazarinades.

[13] Ninon de Lenclos, fort discrète, avait bien des secrets de Mme de Maintenon, et c'est pour cela qu'elle fut tant ménagée sous Louis XIV.

[14] 20 avril 1659.

[15] Après l'exil et la captivité du prince de Condé.

[16] Collection de Mazarinades. La plus ardente de ces satires fut le Carême de Mazarin.

Ribaut, rodomont, renégat,

Meschant, enfin, par toute lettre !

Infâme, impertinent, ingrat,

Tigre, testu, tyran infâme et traistre.

[17] Gazette en vers de Lorret, samedi 11 février 1651, une des collections les plus précieuses, à mon sens, pour écrire l'histoire contemporaine.