Ainsi, la place Royale perdait de son importance
littéraire par l'apparition et le développement des sociétés précieuses des
deux hôtels Rambouillet. Si les muses aimaient à rêver sous les arbres
touffus du riche financier, dans ces jardins en espaliers depuis Reuilly
jusque sur les bords de Tout à coup la place Royale, un peu silencieuse, reprit
son importance active par les éclats bruyants de Qu'est-ce que cet arrêt d'oignon Qui nous cause tant de grabouge ? Dit tout triste à son compagnon Ce Pantalon à bonnet rouge[5] ; Lors une femme qui l'entend Et pense que par moquerie L'union des cours il prétend Ainsi tourner en raillerie. Cet oignon te fera pleurer Et ne pourras le digérer, Dit-elle alors tout en colère. Une autre dict : Tu te déçois ; Cet Italien, ma comère, Ne fait qu'écorcher le françois[6]. Presque toutes les assemblées des frondeurs se tenaient au
Marais. Là se préparaient les bruyantes délibérations, ensuite soumises ou
imposées à l'hôtel de ville pour assurer le succès des insurrections
populaires. Quand le président Broussel fut enlevé par ordre de la reine Anne
d'Autriche, les bourgeois de la place Royale prirent les armes sous leurs
quarteniers : on était à dix pas de Faisons un tour parmi les rues : Partout les chaînes sont tendues ; Des caves on sort les tonneaux, On amène des tombereaux, Des chariots et des charrettes ; On appreste les escoupettes[7], Et nos bourgeois fort résolus, Vieux soldats tout frais esmoulus. Sont attachés aux barricades Comme soldats à leurs rancades. A On se retranche de marrons. De citrouilles, de pommes pourries, De choux, de concombres, d'orties, De cresson, pourpier et naveaux, Artichauts, raves et porreauts, Prunes, citrons, poires et oranges[8]. Dès que Cette agitation des âmes se faisait sentir au faubourg
Saint-Antoine, un des points les plus menacés par l'armée royale qui se
déployait contre Paris : sur la route de Vincennes, Monsieur le Prince
dirigeait ses mouvements ; les villages de Reuilly et de Charonne étaient
remplis de troupes ; les immunités des couvents du faubourg ne se trouvaient
pas toujours respectées par les soudards. Ce fut pour échapper à tant de
bruit que Mlle de Quand la reine Anne d'Autriche, fuyant le palais Cardinal
à la suite des barricades, courut habiter le château de Saint-Germain, la
place Royale devint un des sièges du gouvernement de la bourgeoisie : à
l'hôtel de ville était restée l'action municipale ; on y prenait les mesures
de sûreté publique : mais l'initiative, l'esprit, le caquetage qui animent le
peuple venaient de toutes les rues du Marais. Il existait dans Maman est mazarine Et je suis Mazarin. Les rancunes impitoyables contre le cardinal de Richelieu surexcitées après sa mort, s'étendaient jusqu'à Mazarin, représentant de son système avec plus de finesse et de modération. On dit que le feu cardinal Voulut montrer à cet empire, Que s'il avait fait bien du mal, Un autre pourrait faire pire. Et qu'il choisit à cette fin Pour successeur Mazarin[12]. L'autre coterie du Marais soutenait le parti modéré de Il faut désormais filer doux, Il faut crier miséricorde. Frondeurs, vous niâtes que des fous : Il faut désormais filer doux ; C'est mauvais présage pour vous Qu'une fronde n'est qu'une corde. Il faut désormais filer doux, Il faut crier miséricorde[14]. Parmi les femmes littéraires les plus modérées de la place Royale, on pouvait compter Mlle de Scudéry, toujours passionnée pour les héros et alors enthousiaste du prince de Condé, qu'elle comparait à Alexandre. Après la première paix, quand Condé fut mis à Vincennes[15]. Mlle de Scudéry pleura de douleur ; pendant sa prison, le prince avait cultivé les fleurs, arrosé de beaux œillets d'une saveur admirable, et la noble demoiselle, dans un pèlerinage au jardin qu'aimait tant le jeune héros, improvisa ces vers d'une touche délicieusement mythologique : En voyant ces œillets qu'un illustre guerrier Arrosa de sa main qui gagnait les batailles, Souviens-toi qu'Apollon a bâti des murailles Et ne t'étonne pas de voir Mars jardinier. Mlle de Scudéry comparait le prince de Condé à Cyrus et à l'Alexandre de ses populaires romans ; on lui pardonnait beaucoup parce qu'elle était sincère et loyale et que l'honneur pour elle était un culte. Les événements marchaient dans les idées de L'empalement des Turcs, les tenailles de feu ; Mourir de faim, de soif, de rage, c'est trop peu ; Les croix, les chevalets, l'huile, la poix, la résine, Lentement découlez par le feu sur son dos. Brûlants jusques au vif la moüelle des os, Ou tout escorché par le ventre et l'eschine[16]. Ainsi sont les partis dans leur colère contre ceux qu'ils
redoutent. Il y eut alors un certain courage à défendre Mazarin que l'opinion
follement irritée condamnait à tous les supplices ; un seul journaliste,
plein de fermeté et de résolution, osa s'imposer la tâche périlleuse
d'attaquer Monsieur d'Elbœuf et ses enfants Font rage à la place Royale ; Mais sitôt qu'il faut battre aux champs, Ils quittent leur humeur martiale. Au sein de Paris même un gardeur de notes, poète à la manière de Scarron, indiquait jour par jour les événements curieux ; maître Lorret écrivait en vers, ou, pour parler plus exactement, en prose rimée, raillant avec esprit les bons bourgeois qui espéraient tous les bonheurs possibles par l'exil de Mazarin : Les alouettes, assurément, allaient leur tomber toutes rôties. Le cardinal, lundy, la nuit, Fit sa retraite à petit bruit : Il sortit par l'huy (la porte) de derrière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le lendemain en toute place Bourgeois, mestiers et populace, Montroient par des riz redoublez L'aize dont ils étoient comblés : Car, en moins de rien, la nouvelle Fut par Paris universelle ; Et l'on remarquoit maint courtaut Qui tournoit le visage en haut, Croyant qu'après cette sortie L'alouëte toute rôtie, Sans rien faire et sortir d'illec, Lui tomberoit dedans le bec[17]. L'exil de Mazarin eut ce résultat de diviser le Marais : si les exaltés gardaient les projets secrets de bouleverser l'État, les modérés, les fatigués, se rattachaient à la reine Anne d'Autriche, et Scarron, toujours fort besogneux à travers ses turpitudes frondeuses, sollicita le titre de malade de la reine. En révolution il ne faut pas toujours croire à l'incorruptibilité de ceux qui parlent le plus haut ; leur voix criarde ne demande souvent qu'une aumône, un pamphlet à la main, comme les mendiants espagnols qui sollicitent la charité le mousquet au poing. |
[1] Le Carrousel n'existait pas encore ; il ne fut achevé que dans la minorité de Louis XIV.
[2]
La collection des gravures de
[3]
Les pamphlets, ou plutôt les Mazarinades, forment une collection de plus
de 20 volumes in-4°, à
[4] Sarrazin commandait une colonelle, la compagnie du quartier.
[5] Le cardinal Mazarin.
[6] Le 31 mai 1648. On écrivait françois pour français.
[7] Escopettes, sorte de mousquet espagnol.
[8] Agréable récit de ce qui s'est passé aux dernières barricades de Paris.
[9]
Broussel fut gouverneur de
[10] Le Cours-la-Reine s'étendait alors jusqu'à la rivière ; on peut en voir la reproduction dans la collection des estampes (Bibliothèque impériale). On le retrouve dans le plan de Paris de 1635.
[11] Pour l'histoire des barricades, voir mon livre sur Anne d'Autriche.
[12] Recueil de Mazarinades.
[13] Ninon de Lenclos, fort discrète, avait bien des secrets de Mme de Maintenon, et c'est pour cela qu'elle fut tant ménagée sous Louis XIV.
[14] 20 avril 1659.
[15] Après l'exil et la captivité du prince de Condé.
[16] Collection de Mazarinades. La plus ardente de ces satires fut le Carême de Mazarin.
Ribaut, rodomont, renégat,
Meschant, enfin, par toute lettre !
Infâme, impertinent, ingrat,
Tigre, testu, tyran infâme et traistre.
[17] Gazette en vers de Lorret, samedi 11 février 1651, une des collections les plus précieuses, à mon sens, pour écrire l'histoire contemporaine.