On était au temps des plus vives joies et des plus
ardentes amours de Louis XIV. Mlle de Alors au couvent de Chaillot s'éteignait sans remords,
sans douleurs, à l'âge de trente-sept ans[2], la chaste Mlle
de La famille de Mlle de La comtesse de Les lettres de Mme de Sévigné peuvent donner une idée de cette société intermédiaire qui n'est plus la place Royale, mais qui en garde les spirituelles aigreurs. Mme de Sévigné admirait fort Louis XIV sans l'aimer jamais ; pleine de joie et d'orgueil d'avoir dansé avec le roi, elle n'en conserve pas moins ses libres paroles sur les maîtresses : Mme de Montespan, de Fontanges, et même sur Mme de Maintenon ; elle avait connu et aidé Mlle d'Aubigné, si pauvre, si abaissée par la fortune ; elle avait su quelques unes des anecdotes un peu osées sur la vie de Mme Scarron, sur le salon jaune de Ninon de Lenclos et les amours de Villarceaux, ainsi que ceux du chevalier de Méré. Mme de Sévigné ne pouvait pas avoir un grand respect pour celle que la place Royale appelait encore d'un ton railleur Mme de Maintenant[6], comme pour dire que son règne n'aurait pas de durée et qu'il y aurait un lendemain. Ce caractère d'opposition, Mme de Sévigné le garda toute
sa vie. Durant son séjour en Bretagne, elle ne visita que les chefs des
États, les vieux membres de la cour malcontente, qui lui rappelaient les
grands jours du parlement de Paris sous le président Mole ; les gentilshommes
bretons étaient toujours inquiets, murmurants. Quand Mme de Sévigné vint en
Provence auprès de sa fille, à Grignan, à Aix et à sa propriété de Si, comme Mme de Sévigné, Mlle de Scudéry admirait la gloire de Louis XIV, respectable et vieille fille, elle n'avait jamais assisté aux fêtes de Versailles, ni applaudi aux royales faveurs ; ses visites étaient rares : quelquefois, dans la cour d'honneur, près du vaste escalier, on voyait s'arrêter un antique carrosse (mode Louis XIII) ; Mlle de Scudéry se faisait annoncer : elle venait solliciter la grâce de quelques-uns de ses amis ou les pensions des exilés. Louis XIV la recevait avec une douce déférence : le roi aimait la pureté de son cœur, la haute galanterie de ses façons et de ses héros de romans, et surtout cette vie galante et virginale par le cœur et chevaleresque par la pensée[8]. Ninon de Lenclos n'était pas reçue à Versailles, et
pourtant elle n'était pas en disgrâce ; par une singularité assez étrange, il
se trouvait que les ruelles de la place Royale, délaissées par les courtisans,
trouvaient auprès de Louis XIV un interprète tout-puissant ; Mme de Maintenon
n'avait-elle pas été autrefois l'amie, la protégée de Ninon ? et il y aurait
eu trop d'ingratitude à l'oublier ! La favorite très-habile, aujourd'hui
convertie, tenait compte de la discrétion de Ninon de Lenclos ; ce n'était
qu'avec les plus intimes confidents que la courtisane impénitente parlait des
services qu'elle avait rendus à Mme Scarron dans ses relations de galanterie.
Aussi la cour laissait-elle Ninon s'éteindre dans ses ridicules prétentions
de jeunesse et de philosophie épicurienne. Le temps de Et cependant on ne peut nier qu'un certain prestige ne s'attachât toujours à la beauté, à l'esprit de Mlle Ninon de Lenclos ; elle avait gardé pour ami ce mauvais sujet, charmant rimeur d'occasion, Chapelle, l'ami de Bachaumont ! Eh bien, ce poète insouciant consacrait des vers et des ballades à la beauté, aux grâces de Ninon, à sa rue des Tournelles : Vous dans qui le plus beau des dieux Voulut si pleinement répandre Son aimable et son gracieux ; Vous dont le luth harmonieux Fait que tous, et jeunes et vieux, Sont à vous, à vendre et dépendre ; Comme, en sa mort mélodieux, Chante un cygne aux bords du Méandre, Je viens, en mourant, vous apprendre, Par ces vers peut-être ennuyeux, Que mon cœur ne s'est pu défendre De tout ce qu'il a su trop prendre Et par l'oreille et par les yeux. C'est qu'en effet la grâce, l'esprit de Ninon de Lenclos
étaient incomparables ; elle avait des réponses, des reparties d'une certaine
insolence spirituelle et d'un grand cynisme de morale. Les mots célèbres : Ah ! le bon billet qu'a Indigne de mes feux, indigne de mes larmes, Je renonce sans peine à tes faibles appas ; Mon amour te prêtait des charmes, Ingrate, que tu n'avais pas. Et Ninon répondait avec sa verve gaie, pimpante, malicieuse : Indigne de tes feux, indigne de tes larmes, Tu renonces sans peine à mes faibles appas ; Si ton amour prêtait des charmes. Pourquoi n'en empruntais-tu pas ? Rien n'était, certes, mieux appliqué que ces vers adressés au duc de Vendôme, ce cynique philosophe du Temple, sale de la tête aux pieds. Quand Ninon vieillit, les épigrammes roulèrent sur son âge, et on ne l'épargnait pas. Il ne faut pas qu'on s'étonne Si souvent elle raisonne De la sublime vertu Dont Platon fut revêtu ; Car, à bien compter son âge, Elle peut avoir vécu Avec ce grand personnage. Le seul des amis de Ninon qui jamais ne lui avait caché la
vérité, c'était Saint-Évremont exilé. Encore éprise de lui, elle lui écrivait
de revenir à Paris, et qu'il la retrouverait jolie comme dans ses beaux
jours. Saint-Évremont répond par cette maxime si juste : Lorsque deux amants se sont connus jeunes et beaux, il ne
faut pas qu'ils se revoient vieux et fatigués, s'ils veulent conserver de
gracieuses illusions. Cette correspondance avec Ninon a un charme
particulier de philosophie et de vérité. Saint-Évremont lui écrit encore : Il y a plus d'un an que je demande de vos nouvelles à tout
le monde et personne ne m'en apprend. M. de Ce
repos languissant ne fut jamais un bien ; C'est trouver sans mourir l'état où l'on n'est rien. Ninon reste la petite gazette de cour de Saint-Évremont,
elle lui rapporte les nouvelles de ses anciens amis de Mais
aimer et vous voir aimée Est une
douce liaison Qui
dans votre cœur s'est formée De
concert avec la raison. D'une
amoureuse sympathie Il faut
pour arrêter le cours Arrêter
celui de nos jours ; Sa fin
est celle de la vie : Puissent
les destins complaisants Vous
donner encore trente ans D'amour et de philosophie. Ninon admettait avec un peu de résistance, et sous les formes les plus charmantes, les pensées de son ancien amant : J'apprends avec plaisir que mon âme vous est plus chère que mon corps, et que votre bon sens vous conduit toujours au meilleur port. Le corps, à la vérité, n'est plus digne d'attention, et l'âme a encore quelque lueur qui la soutient et qui la rend sensible au souvenir de son ami. Quand on voit tant de grâce, tant d'esprit, tant de libres pensées, on se demande si cette école si française qui produisit Bussy-Rabutin, Mme de Se vigne, Saint-Évremont, Hamilton, n'était pas plus délicieusement attrayante que les vers classiques de Racine, de Boileau. On peut dès lors s'expliquer très-bien comment Mme de Sévigné avait si peu d'admiration pour l'Iphigénie, écrite envers si réguliers, si coulants, qu'un artiste pouvait les réciter sans déranger un muscle du visage et secouer une mèche de ses cheveux sur le front. La petite émigration française en Angleterre qui domina
l'époque des Stuarts garda longtemps l'esprit de Au moins Marion Delorme était morte à temps. Après avoir vécu en belle amoureuse, elle eut le double avantage de s'éteindre jeune dans la plénitude de sa grâce, et de se repentir avant la mort. Une courtisane surannée est toujours ridicule et parfois hideuse, et lorsqu'elle blasphème encore comme Ninon, elle ressemble à ces vieilles damnées aux traits hâves, aux chairs pendantes et flétries (que le Giotto a placées dans son œuvre immense du Campo-Santo de Pise) et qu'un serpent enlace et mord dans la chair qui a péché. Marion Delorme, atteinte à trente-trois ans, confessa ses fautes et s'en repentit amèrement ; les bons religieux minimes, ses voisins, qui pardonnaient beaucoup, prièrent autour de son corps exposé sur un lit de parade, une couronne blanche au front[9]. Le journaliste Lorret, dans sa gazette en vers toujours fort à la mode, mentionne la mort de Marion Delorme comme un événement considérable pour la place Royale. La pauvre Marion Delorme, De si rares et plaisantes formes, A laissé ravir au tombeau Son corps si plaisant et si beau. Du vieil et noble hôtel Rambouillet, il restait encore
dans le charme de son talent la muse précieuse dont j'ai parlé, Antoinette de
. . . . . . . . . . . . . . C'est une précieuse, Reste de ces esprits jadis si renommés, Que d'un coup de son art Molière a diffamés. Boileau disait vrai ! Molière avait lâchement diffamé, pour plaire au roi, la vieille société de la place Royale, comme il avait bafoué, sous les traits de M. de Pourceaugnac, la noblesse provinciale du Midi. Tout ce qui, parmi les gentilshommes, avait un peu d'âme, de cœur, de liberté, se retira de la cour pour vivre dans ses châteaux de province et essayer quelques timides résistances aux États de Bretagne, de Languedoc, de Provence et d'Auvergne. Ces tentatives se continuèrent après Louis XIV. La noblesse provinciale mal vue à Versailles servait dans les régiments avec les grades souvent inférieurs, et les plus braves parmi ces gentilshommes parvenaient à peine au rang de mestre de camp de cavalerie ou d'infanterie. Cette noblesse s'en vengea à l'assemblée des notables et aux États généraux de 1789. |
[1] Ce fut Mlle de Blois.
[2] Le 22 septembre 1665.
[3]
Mesnage fit beaucoup de vers latins en l'honneur de Mme de
[4]
On attribua les romans de Mlle de
[5]
Voir mon travail sur Mlle de
[6] On peut lire dans une de ses lettres avec quel étonnement elle parle des étiquettes orgueilleuses de Mme de Maintenon.
[7] A quelques pas de l'Huveaume, petite rivière où nous avons nous-même une propriété.
[8] Mme de Maintenon, qui ne se levait plus pour personne, allait au-devant de Mlle de Scudéry. C'était un hommage à sa vieille amie de la place Royale.
[9] Historiettes de Tallemant des Réaux, qui se moque du symbole de pureté que les religieux minimes avaient placé sur le cercueil de Marion Delorme.
[10] Les œuvres de Mme Deshoulières ont été recueillies, ainsi que celles de sa fille ; elles eurent un grand succès au siècle dernier. Mme Deshoulières resta toujours fidèle à l'amitié du prince de Condé.
Qui peut empêcher le retour
De ce jeune héros si cher à ma mémoire ?
Hélas : n'a-t-il donc pas fait assez pour
Et ne doit-il rien à l'amour ?