NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

II. — LOUIS XIII. - SA COUR. - SA MAISON. - LES MOUSQUETAIRES (1604-1630).

 

 

C'était sous le roi Louis XIII que la place Royale prenait ce vaste développement ; en l'an de grâce 1616 elle fut achevée. Louis XIII enfant de dix ans était monté sur le trône sous la régence de Marie de Médicis ; son caractère juste, inflexible avait peu changé par l'éducation[1]. Henri IV, comme tous les cœurs méridionaux, était à la fois vif, emporté, puis d'une indulgence extrême pour ses enfants ; un moment il ordonnait de fouetter bien fort le dauphin, si têtu ; puis revenu à sa tendresse de père, il l'accablait de caresses : on raconte même qu'un jour il fut surpris par l'ambassadeur d'Espagne tandis qu'il faisait chevaucher ses enfants sur son dos. Marie de Médicis nonchalante comme une Florentine, presque toujours étendue sur des coussins, pour la sieste méridionale[2], laissait le dauphin très-libre dans ses humeurs et maussaderies.

Il ne se révélait dans le roi aucun de ces signes qui annoncent de grandes destinées. Avec des fantaisies et des caprices têtus, le dauphin aimait la musique, le dessin, la peinture ; il tenait ces goûts du sang des Médicis ; Henri IV encourageait ses penchants pour l'art militaire, ses études sur l'artillerie, sur les plans de ville qu'il dessinait de sa petite main ; il tirait à poudre dans des canons en miniature ce qui faisait l'admiration du grand maître, toujours courtisan avec des maussaderies d'indépendance, le vieux duc de Sully. Louis XIII aimait le bruit, le mouvement de la chasse, le son du cor et comme un page des châteaux du moyen âge, il se livrait à l'éducation des faucons, des émérillons éperonnés à merveille d'après les enseignements d'un petit gentilhomme de Cadenet-lez-Avignon[3], gai, railleur à l'accent provençal que le roi aimait à la folie.

L'enfant royal avait été si profondément affecté de l'assassinat de son père, Henri IV, qu'il avait pris en horreur les complots, les conjurations : il se promettait d'inflexiblement les châtier : un sentiment de tristesse était resté au fond de son cœur et il avait besoin d'une amitié bien sincère qui pût le rassurer, d'un bras toujours prêt à le défendre ; de là cet empire des favoris au visage gracieux, à l'esprit ouvert, au courage bouillant qui pouvaient pour lui croiser des épées ; il accepta le maréchal d'Ancre des mains de sa mère par déférence d'abord, puis parce qu'il voyait dans le maréchal un esprit habile, à pensées fermes sur l'autorité royale qu'il tentait d'élever au-dessus des partis. C'était pour Louis XIII un véritable culte que celui de l'autorité ; il l'adorait en sa personne comme un pouvoir venu de Dieu et qu'il devait rendre intact et agrandi à son successeur. De là ses colères contre toute espèce de résistance, contre toute observation, toute remontrance même des parlements[4].

Ce pouvoir était bien nécessaire au milieu c la société étrange, agitée qui avait survécu Henri IV. La lutte entre la Ligue et la Réforme n'avait pas cessé par l'avènement du roi de Navarre au trône de France. Henri IV avait été acclamé, accepté comme l'expression d'une trêve ou d'une suspension d'armes, un gage de repos après tant de sang versé. Il arrive des temps où la société subit ou crée même spontanément une sorte de dictature qui la maintient un moment sans la corriger, et quand la dictature disparaît, la société se retrouve au même point de départ avec des passions aussi ardentes et des partis aussi haineux. Ainsi fut la France à la mort de Henri IV[5] ; pour contenir l'anarchie il fallait un pouvoir très-fort, régulier, durable ; il se personnifia plus tard dans le cardinal de Richelieu et se couronna dans Louis XIV au milieu d'une nation fatiguée de luttes ; temps énervé où l'on peut tout oser contre l'agitation des âmes et même contre la liberté politique.

Il y avait quelque chose de hardi, de bien spirituel dans cette noblesse du temps de Louis XIII dans cet esprit gentilhomme qui allait toujours en avant pour la bonne et la mauvaise fortune on ne se battait pas seulement entre catholiques et huguenots ; les princes du sang, les hauts gentilshommes, les gouverneurs de province au moindre mécontentement prenaient les armes contre le conseil du roi et la régente. Condé, Conti, Rohan, d'Épernon, Guise levaient des armées battant l'estrade, courant aux sièges des villes, toujours au nom du roi de France même en se battant contre lui[6], et celte habitude de croiser le fer en toute heure, en toute circonstance était si générale, si profondément enracinée qu'entre gentilshommes sans se connaître, sans se détester, sans s'insulter on allait sur le pré tirer ces longues rapières dont bientôt la pointe d'acier brillait deux pouces au delà du corps : Pourquoi étaient engagées ces épées à chaque coin de rue ? Bien savant, bien expert qui aurait pu le dire. En voici un exemple : le baron de Chantal (nom si célèbre par Mme de Sévigné)[7], était le jour de Pâques à faire ses dévotions à Saint-Paul, un laquais du comte Bouteville vint le prévenir que son maître avait besoin de lui derrière la porte Saint-Antoine ; il s'y rend en petits souliers à mule de velours, dégaine l'épée comme second, sans haine, sans colère et blesse en duel le comte de Pongibaud de la maison de Lude[8], et il revint en son hôtel aussi paisible que si rien ne s'était passé.

La vie du chevalier de Gramont si admirablement contée par Hamilton résume l'existence de cette noblesse batailleuse. Gramont, cadet de grande race gasconne, avait du sang de Henri IV dans les veines par la belle Corisandre ; on avait voulu d'abord le faire d'église et il roulait bien autre chose dans sa tête, son frère aîné lui avait donné l'option : Or çà, notre petit cadet, me dit-il, cela s'est passé tout à merveille et votre ajustement, mi-parti de Rome et d'épée, a beaucoup réjoui la cour ; mais ce n'est pas tout ; il faut opter, mon petit cavalier. Voyez donc si, vous en tenant à l'Église, vous voulez posséder de grands biens et ne rien faire ; ou avec une petite légitime, vous casser bras et jambes pour être le fructus belli d'une cour insensible et parvenir sur la fin de vos jours à la dignité de maréchal de camp avec un œil de verre et une jambe de bois. — Je le sais, lui dis-je, qu'il n'y a aucune comparaison entre ces deux états et pour la commodité de la vie ; mais, comme il faut chercher son salut préférablement à tout, je suis résolu de renoncer à l'Église pour tâcher de me sauver à condition néanmoins que je garderai mon abbaye. Les remontrances et l'autorité de mon frère furent inutiles pour m'en détourner et il fallut bien me passer ce dernier article pour m'entretenir à l'académie.

On appelait académie, sous Louis XIII, les salles d'escrime et d'armes[9], alors bien dirigées par de vieux gentilshommes : Tu sais que je suis le plus adroit homme de France, continue Gramont, ainsi j'eus bientôt appris tout ce qu'on y montre ; et chemin faisant j'appris encore ce qui perfectionne la jeunesse et rend honnête homme ; car j'appris encore toutes sortes de jeux aux cartes et aux dés. La vérité est que je m'y crus d'abord beaucoup plus savant que je ne l'étais, comme je l'ai éprouvé dans la suite. Ma mère, qui sut le parti que je prenais, pleura la profession que j'avais quittée et ne put se consoler de celle que j'avais prise. Elle avait compté que dans l'Église, je serais un saint, elle compta que je serais un diable dans le monde ou tué à la guerre[10].

Ainsi le brave chevalier de Gramont n'hésitait pas ; il préférait l'épée, ses périls et ses misères à la vie d'église, paisible, lucrative, mais sans gloire, et sa mère l'avait laissé partir parce que c'était son devoir. Ces habitudes de guerre avaient créé une morale particulière ; comme on exposait sa vie à tout vent, on tenait peu à sa bourse ; on jetait ses pistoles sans s'émouvoir, comme le plus vil métal. Sous la tente on jouait, on buvait à larges coupes ; puis on courait à la tranchée, à l'assaut gaiement au bruit de la mousquetade ; on trichait aux cartes sans scrupules et les dés pipés roulaient sur les tables de bois au cabaret. Des aventureux presque enfants, des volontaires issus de grandes races provinciales venaient se faire estropier dans la tranchée[11], après avoir vidé leur bourse au jeu.

Que de gaieté, que de joviale humeur au siège de Turin ! Gramont et son ami Matta avaient tout mangé, leur poche était vide. Matta désespéré contait sa tristesse à Gramont : Pauvre esprit ! dit le chevalier en haussant les épaules, te voilà d'abord sur le côté ; te voilà dans la consternation et l'humilité, pour quelques mauvais propos que le maître d'hôtel t'aura tenus comme à moi. Quoi ! après la figure que nous avons faite, à la barbe des grands et des étrangers de l'armée, quitter la partie comme des sots, et plier bagage comme des croquants au premier épuisement de finance ! Tu n'as point de sentiments. Où est l'honneur de la France ?Et où l'argent ? dit Matta ; car mes gens se donnent au diable, qu'il n'y a pas dix écus dans la maison ; et je crois que les tiens ne t'en gardent guère davantage ; car il y a plus de huit jours que je ne t'ai vu ni tirer ta bourse, ni compter ton argent ; amusement qui t'occupait volontiers en prospérité. — Je conviens de tout cela, dit le chevalier, mais je veux te faire convenir que tu n'es qu'une poule mouillée dans cette occasion. Et que serait-ce de toi, si tu te voyais dans l'état où je me suis trouvé à Lyon, quatre jours avant d'arriver ici ?[12] Et Gramont contait sa piteuse aventure, comment après un jeu d'enfer il ne lui était resté ni sous ni maille ; et pourtant il s'en était tiré !

Si cette digne et rieuse noblesse avait de la bravoure téméraire, elle gardait peu d'ordre et encore moins d'obéissance dans sa vie aventureuse. Le jeune roi l'aimait fort, car il était lui-même brave jusqu'à l'imprudence : c'était parmi ces mauvaises têtes du Midi comme Gramont que le roi Louis XIII avait choisi deux compagnies, puis trois, très-attachées à sa personne, de manière à vivre et à mourir pour son service, et lui obéissant comme des religieux à leur supérieur : on les appela mousquetaires à cause de leurs armes spéciales ; les mousquets n'étaient pas une nouveauté des batailles. Henri IV avait des corps d'infanterie armés de mousquets qui s'étaient admirablement comportés à Arques, à Ivri, et appelés les mousquetons ; mais les compagnies que forma Louis XIII avaient des devoirs particuliers, des privilèges royaux sous un capitaine tout glorieux de les commander[13].

Ces compagnies privilégiées portaient la casaque grise ou noire avec une grande croix sur le plastron, comme les anciens templiers, chapeau de feutre gris, plume au vent, braye large, bottes de daim plissées, éperonnées d'airain et brochant sur le tout, un manteau moitié pour eux, moitié pour leur bon cheval qu'ils aimaient ; presque tous étaient cadets de Gascogne, parce que en pays du droit romain, la légitime était bien petite pour le cadet et qu'il fallait chercher fortune ; si le Gascon était hâbleur, vantard, cap de biou, il tenait en vaillance ce qu'il promettait en paroles[14] ! Il gabait comme les paladins de Charlemagne.

En entrant dans cette vaillante troupe tout mousquetaire prêtait serment d'être au roi, de lui obéir à la vie à la mort ; pas un murmure, pas une parole de résistance sur les ordres de Sa Majesté ; à eux le privilège de le suivre, de l'entourer, de lui parler comme à leur père ; et Louis XIII les traitait comme ses enfants : Tréville, que font mes beaux fils, aimait-il à dire au capitaine. Cette fidélité des mousquetaires il la présentait à tous pour exemple : Messieurs, obéissez comme mes mousquetaires, répétait le roi même aux membres du parlement[15] pour les rappeler à leur devoir : il connaissait chacun de ces gentilshommes par son nom, beaux noms, ma foi, de pauvre fortune, mais de haute lignée, faucons éperonnés des vieux castels en ruine, léger de bourse, la poche trouée pour les pistoles, intrépides joueurs dans les tripots ; quelques-uns plus riches avec grand équipage ; la plupart n'ayant qu'un seul laquais, porteur du mousqueton, fidèle serviteur de père en fils et que souvent une bonne mère avait attaché à leur personne pour veiller sur ce cadet qu'elle aimait tant et qui s'éloignait du nid féodal. Quand le roi sortait en ses carrosses, ses mousquetaires avaient l'honneur de l'accompagner[16]. Le capitaine l'épée haute à la portière ; tous ces braves jeunes hommes s'aimaient en frère avec l'orgueil de leur rang, la solidarité de leurs actions ; si bien que lorsqu'un mousquetaire était insulté, toute la compagnie tirait l'épée pour le défendre, porteur des ordres du roi, ils auraient arrêté monseigneur le dauphin (chapeau bas, le genou en terre), maréchaux, ministres, président du parlement, cardinaux et même notre saint-père le pape, si le roi l'avait ordonné pour son service.

L'hôtel des mousquetaires noirs était situé au delà de la Bastille sur la route du petit village de Charenton, il était vaste avec grandes écuries, salle d'escrime, manège royal, cour d'honneur, chapelle, jardins spacieux[17] ; les mousquetaires noirs étaient les beaux amoureux de la place Royale, et plus dune fois les trompettes, les cymbaliers venaient donner de douces sérénades aux belles précieuses de la rue des Tournelles.

 

 

 



[1] Journal du médecin Érouard, qui avait suivi l'enfance de Louis XIII, et avait écrit ses moindres sensations. (Bibliothèque impériale.)

[2] Voir mon livre sur Marie de Médicis.

[3] Il fut depuis créé duc de Luynes, et s'enrichit de confiscations. C'est l'origine des ducs de Luynes actuels.

[4] Les lettres de Louis XIII sont empreintes de cet esprit de commandement sévère.

[5] On peut en trouver la preuve en lisant le Journal de l'Estoile sur cette époque du règne de Henri IV.

[6] Il est très-peu de manifestes où le nom du roi ne se trouve invoqué : les huguenots comme les catholiques ; les princes du sang en révolte prétendaient combattre pour l'autorité royale.

[7] Celse-Benigne de Rabutin, baron de Chantal, le spirituel conteur de bonnes fortunes.

[8] Ce fameux duel eut lieu le 10 avril 1624. L'ordonnance du cardinal de Richelieu contre les duels avait été promulguée ; elle ne fut mise à exécution que pour le prince de Chalais. Le baron de Chantal mourut glorieusement dans la défense de l'île de Rhé. L'historien Grégoire Laity raconte comme une circonstance curieuse et romanesque qu'il fut tué de la main de Cromwell, alors simple officier du régiment des côtes-de-fer.

[9] Il existe encore un livre fort curieux, 2 vol. in-fol. sur l'art et les académies d'escrime. 1607. Avec planche.

[10] Antoine Hamilton, né en 1646, n'avait pas vécu à l'époque de Louis XIII ; mais il en conservait fidèlement toutes les traditions.

[11] Les Mémoires de Gramont et de d'Artagnan ont beaucoup servi aux romanciers modernes qui ont mis en scène les mousquetaires.

[12] Voyez le chapitre II des Mémoires du chevalier de Gramont, sous ce titre : Arrivée du chevalier de Gramont au siège de Turin. — Son genre de vie.

[13] Les capitaines de mousquetaires étaient de plein droit chevaliers de l'ordre, et prêtaient serment solennel d'obéir en toute chose au roi.

[14] La plupart des petits châtelains du Midi avaient pris parti pour Henri IV, et avaient marché dans la guerre de la huguenoterie.

[15] J'ai donné une lettre curieuse de Louis XIII sur l'obéissance des mousquetaires dans ma Marie de Médicis. Il les présente comme des modèles aux membres du parlement.

[16] On peut voir, dans les gravures contemporaines, la compagnie des mousquetaires caracoler autour de la voiture du roi.

[17] Les débris de l'hôtel des mousquetaires sont devenus l'hospice des Quinze-Vingt, après que le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, eut détruit les Quinze-Vingt aux Tuileries pour construire le pavillon qui porte son nom.