NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

IV. — LES PERLES DU MARAIS SOUS LOUIS XIII (1614-1630).

 

 

A peine construite, je l'ai dit déjà, la place Royale s'était peuplée de la société la plus délicate, la plus raffinée et le quartier du Marais avait suivi la même impulsion jusqu'au Temple, lieu de délices des Vendôme. Les rues des Tournelles, du Pas-de-la-Mule, de la Cerisaie, du Parc-Royal étaient parfaitement habitées. Les deux perles du Marais étaient alors Marion Delorme et Ninon de Lenclos, très-jeunes encore sous Louis XIII et dont la renommée grandit avec les troubles de la Fronde.

Marion Delorme[1] était d'une famille riche, honorable et de gentilshommes : quand elle eut seize ans, rieuse et charmante, son père songea sérieusement à lui donner un mari ; elle aurait eu jusqu'à quarante-cinq mille écus de dot. Marion rejeta tous les partis pour vivre indépendante ; les romans de Madeleine Scudéry avaient tourné toutes les têtes : le mariage était considéré comme une abdication de la galanterie. Rien de plus chaste sans doute que ces longs récits d'amour, la géographie du Tendre de Mlle Scudéry, mais en exaltant la liberté de la femme, en lui faisant dédaigner le mariage comme une servitude, Madeleine de Scudéry avait fait aimer la vie libre ; or, comme toutes les femmes n'étaient pas des bergères, des amazones, les idées sensuelles pénétraient dans ces existences : Marion Delorme à dix-huit ans[2], sans être jolie était agréable et d'une ravissante carnation ; elle avait plus de coquetterie que d'esprit, plus d'élégance que de beauté : excellente musicienne, elle jouait du luth et du théorbe à ravir et dansait avec des façons lascives et séduisantes ; son premier et magnifique amant, le financier Porticelli, l'avait comblée de biens, de robes, de bijoux, car elle aimait les parures, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir autour d'elle de jeunes muguets de cour, spirituels, braves et élégants : La Ferté Sennectere, Miossens, Châtillon, Brissac. Mais le plus brillant de ses adorateurs fut Cinq-Mars, dont nous dirons plus tard la tragique histoire. Le grand écuyer allait hardiment à son but : il voulait épouser Marion ; Si ce mariage pouvait être disproportionné il n'avait rien d'étrange. Marion Delorme, fille de gentilshommes, avait du bien, de la beauté et de l'amour : Cinq-Mars aimait la place Royale plus que le Saint-Germain de Richelieu, et le cardinal le poussait peut-être à ce mariage pour le perdre dans les faveurs et l'amitié du roi. Il fallait qu'il y eût dans Marion Delorme un charme, une action particulière pour que chacun de ses amis aspirât au mariage, ce qui est le grand triomphe de la maîtresse aimée. Marion refusa constamment ; elle eût peut-être épousé Cinq-Mars, si le cardinal Richelieu n'eût brisé ce lien par la mort.

Au reste, la conduite publique de Marion Delorme était très-discrète, très-réservée, même pieuse ; une des paroissiennes assidues des pères Minimes[3], ses voisins, jamais elle ne fit profession d'impiété ; elle accomplissait ses devoirs de religion, et si les mémoires n'étaient unanimes pour présenter Marion Delorme comme une fille galante et abandonnée aux plaisirs, on pourrait croire que tous les gentilshommes qui se pressaient à son hôtel étaient des soupirants qui aspiraient à un mariage légitime avec une jeune fille gracieuse, riche et de bonne maison ; sa vie n'était qu'un chapitre des grands romans de Mlle Scudéry. Autour d'elle étaient mille amants comme auprès de l'Angélique du Tasse.

Il n'en était pas ainsi de Ninon de Lenclos, assurément, comme Marion Delorme d'une bonne famille ; elle était enseignée par son père, M. de Lenclos, dans les principes de la philosophie épicurienne ; sous Louis XIII, il s'était fait une recrudescence de l'esprit de Montaigne, quelques érudits, Gassendi[4], Peiresc, faisaient profession de la loi du plaisir et de l'esprit de doute : considérant comme des préjugés les croyances établies, ils allaient avec quelques précautions encore mais avec une insouciance élégante à la destruction de la vieille société. M. de Lenclos appartenait à cette école et Ninon avait été élevée au doux propos de la souveraineté des sens ; elle n'eut aucune des pudeurs de jeune fille, et à dix-neuf ans[5] elle était déjà à un gentilhomme nommé Saint-Estienne, puis à M. de Rouvrai. Enfin déchirant avec hardiesse le voile de chasteté, elle devint fille entretenue à cinq cents livres par mois ! Un riche conseiller au parlement, M. de Coulon, l'avait à ses gages, sans prendre ni précaution ni prétexte ; son premier engagement de cœur fut pour d'Andelot (depuis Châtillon), le caprice passé, elle en prit un autre.

A cette première période de sa vie (avant la Fronde) Ninon surtout s'attachait aux hommes d'argent, tels que le financier Rambouillet ; fort intéressée : contrat, bijoux, parures, elle prenait de toute main[6] avec une intelligence particulière des choses de prix ; elle voulait se faire des rentes. Ninon tenait à son salon tendu de damas jaune, meublé de bois des îles, rose et ébène, qui lui avait été donné par Porticelli, l'homme prodigue parmi les financiers : elle y recevait grande compagnie, peu de femmes, des princes, gentilshommes, écrivains : ce salon n'avait encore aucune importance ; il ne prit un certain développement politique que sous la Fronde, dans les agitations du Marais.

Alors l'amie intime de Ninon était Mme Gondran, née Bigot d'Hédouville, la femme très-fêtée à la place Royale et d'un enjouement égal à sa beauté. A ses côtés la charmante Mlle Paulet, Languedocienne de naissance, avec cet esprit méridional, babillard et spirituel. Quoique née sous le soleil du Midi, Mlle Paulet avait le teint d'une blancheur éblouissante et les cheveux d'un blond d'or : devenue fort précieuse à l'hôtel Rambouillet, Mlle Paulet en commençant sa vie avait eu pour amant M. de Guise, de la grande race ligueuse : elle ne pouvait l'oublier.

Mais la meilleure femme du Marais c'était Mme Pilon[7], favorable aux amours en brouille : elle aidait les intrigues de la place Royale toujours fameuses. Les rendez-vous étaient à deux heures sous les ormeaux, d'où vient le vieux dicton : Attendez-moi sous l'orme. Mme Pilon, la conseillère des amants, donnait à tous de bons avis ; un jour que les précieuses lui demandaient comment elles devaient se conduire avec leurs amoureux les plus entreprenants, elle répondit : Faites ce qu'il vous plaira, mais n'écrivez pas, cela reste. Les belles dames s'écrièrent à la fois : Vous voulez donc que nous fassions l'amour en chambrière. Pour les habitantes du Marais, bien écrire était une des conditions de bien aimer ; il fallait répondre aux sonnets des poètes par une pièce de vers galants. Était-il possible de le défendre à Mme de Rohan, le bel esprit, qui abandonnait le riche hôtel des Guises de la vieille rue du Temple pour habiter la place[8] qu'elle animait par son esprit et ses grandes manières.

Mme de Rohan aimait jusqu'à l'exaltation Madeleine de Scudéry qui publiait ses plus populaires romans, littérature attrayante qu'avaient inauguré la Calprenède[9] et Scudéry, deux méridionaux encore à l'imagination féconde et belle : Gauthier de Costes, seigneur de la Calprenède, cadet dans le régiment de chevau-légers, couvert de blessures, balafré au visage, avait fait des romans et des tragédies, œuvres d'un esprit hardi, sans autre règle que l'imagination, s'étalant en richesses fécondes dans la vie de Cléopâtre, de Cassandre ou de Silvandre : la Calprenède avait créé le personnage superbe d'Artaban, qui plaisait tant à la génération fière et batailleuse. Dans ses œuvres toutes pleines de fantaisies, la Calprenède se laissait égarer à travers les bergeries galantes et la chevalerie imaginaire : brave comme un cadet de Gascogne, mettant toujours la main sur son épée, il défendait ses livres à outrance. Le cardinal de Richelieu avait osé dire d'une des tragédies de la Calprenède : que le moindre de ses défauts était d'être écrite en vers lâches : Comment, lâches ! s'écria le Gascon ; cadédis, il n'y a jamais eu rien de lâche dans la maison de la Calprenède[10].

Né de race méridionale comme la Calprenède, Scudéry originaire de la ville d'Apt en Provence, la cité antique et parfumée des fleurs des Alpes, avait porté les armes comme le devait tout bon gentilhomme. Dans ses loisirs il écrivait des romans, des poèmes alors à une grande popularité et qu'il adressait à l'ami lecteur, avec lequel il aimait à s'entretenir.... Si je rime ce n'est qu'alors que je ne sais que faire, et je n"ai pour but, en ce travail, que celui de me contenter ; car bien loin d'être mercenaire, l'imprimeur et les comédiens témoigneront que je ne leur ai pas vendu ce qu'ils me pouvaient payer. Tu couleras aisément par-dessus les fautes que je n'ai point remarquées, si tu daignes apprendre.... que j'ai passé plus d'années parmi les armes que d'heures dans mon cabinet, et usé beaucoup plus de mèches en arquebuse qu'en chandelle : de sorte que je sais mieux ranger les soldats que les mots, et mieux quarrer les bataillons que les périodes[11].

Il était fier et digne ce gentilhomme poète qui parlait plus de sa vie militaire que de ses œuvres, de ses coups d'arquebuse que de ses vers pourtant répandus et lus avec avidité : on ne parlait que des pièces de théâtre de Scudéry. Il en était une surtout, le Prince déguisé, longtemps la passion et les délices de toute la cour : jamais ouvrage de cette sorte n'eut plus de bruit, et jamais chose violente n'eut plus de durée. Tous les hommes suivaient cette pièce partout où elle se représentait. Toutes les dames en savaient les stances par cœur. Scudéry parlait ainsi de ses œuvres sans orgueil, comme de chose fort naturelle. Ces succès faisaient crever de rage le cénacle des poètes compassés et réguliers que le cardinal de Richelieu réunissait en académie.

Scudéry avait un amour, une admiration immense pour sa sœur Madeleine, un des plus nobles cœurs et des plus belles imaginations diaprées comme une robe de fée ; ce qu'écrit Mlle de Scudéry n'est ni une traduction, ni une imitation des anciens. Madeleine enfante, elle crée ; elle n'exprime ni sentiments mesquins, ni pensées faibles et lâches : Mlle Madeleine de Scudéry analyse, personnifie les vives passions du cœur, l'amour et la galanterie ; elle nous promène dans un pays imaginaire sur la Carte du Tendre dans l'île de l'amour et de l'amitié[12] ; ses héros sont tous généreux, magnifiques, des modèles pour les nobles âmes ; Madeleine est la reine de cette littérature de gentilshommes, hardie, pimpante que continuèrent plus tard Bussy-Rabutin, Hamilton, les Mémoires de d'Artagnan et le burlesque Scarron lui-même, les délices du siècle.

La cour vivait alors à Saint-Germain, le château le plus admirablement approprié à cette génération galante qui aimait le doux ombrage des bois : une forêt immense déployait son épaisse verdure pour abriter les chasses royales et les rendez-vous d'amour sous les arbres séculaires. Louis XIII debout avec l'aurore, faisait sonner les cors et les trompes, sa musique chérie : les mousquetaires prenaient les armes et montaient à cheval ; le roi, suivi de ses piqueurs, les passait rapidement en revue tandis que les valets de chiens tenaient les lévriers en laisse : si les princes de la famille des Valois portaient au cou dans une corbeille de soie des petits chiens d'Espagne, les lévriers aimés de Louis XIII couchaient dans la chambre royale et bouleversaient sans grande gène le lit de leur maître[13]. Le roi allant en chasse jusqu'à midi, rentrait au château par la cour d'honneur toute remplie de beaux carrosses à quatre chevaux dans la forme italienne ; d'après les gravures du temps, des cavaliers tout emplumachés, justaucorps serrés avec larges bandoulières caracolaient sur le pavé de cette cour si reluisant qu'on dirait du marbre[14].

Le nouveau château de Saint-Germain du côté de la forêt était d'une forme élégante et hardie ; on n'entrait pas de plain-pied dans les appartements ; un perron couronné d'une balustrade, haut de vingt marches au moins, conduisait à l'entrée principale du château placé au premier étage ; cette galerie tournait du côté des jardins suspendus sur les flancs de la colline et descendaient en espaliers vers la Seine[15] ; l'architecte Florentin Fiatenelli, appelé par Marie de Médicis, avait construit la plate-forme de chacun des jardins avec des grottes tapissées de verdure et coupées en charmille ; il y avait planté des treilles luxuriantes, rafraîchies par des jets d'eau tombant en cascades bruyantes, grottes mystérieuses si favorables aux amours : de petites tables servaient au repas du soir, dans les chaleurs d'été, ou bien aux parties de lansquenet entre mousquetaires, chevau-légers du roi. Dans ces grottes se donnaient les rendez-vous de charmante galanterie ; plus d'un page hardi escaladait les espaliers pour visiter furtivement les combles du château réservés aux filles d'honneur de la reine[16].

Louis XIII préférait Saint-Germain à toutes les résidences, parce que le roi y était libre de ses exercices et de son repos ; chaque après-dîner, il descendait dans le salon de la reine mère (avant qu'elle n'eût subi l'exil), et après cette disgrâce, il venait dans les galeries où la reine Anne d'Autriche, entourée de ses filles d'honneur, faisait ce qu'on appelait la conversation espagnole, doux échange de riens galants et mystérieux, de chansons mauresques ou des ghitanos, au son de la mandoline ou de la guitare. Triste, sévère et souvent maladif, le roi trouvait là ses distractions ; on étudiait son regard, ses émotions ; on avait remarqué sa chaste galanterie pour Mlle d'Hautefort, un peu fière de l'honneur que lui faisait Sa Majesté. La liaison du roi avec la duchesse de Luynes avait cessé à la mort du connétable : la duchesse de l'illustre race de Rohan-Montbazon, mariée en secondes noces au duc de Chevreuse de la maison de Lorraine, s'était rapprochée de la reine dans un commun dépit ; elle avait communiqué à Anne d'Autriche quelque chose de son caractère actif, remuant ; ennemie du cardinal de Richelieu, elle cherchait à lutter contre la domination de l'Éminence. La duchesse ne fut pas sans remarquer et suivre les regards du roi qui se tournaient mélancoliquement vers une des jeunes filles d'honneur de la reine et lui adressait souvent la parole d'une façon timide et embarrassée ; le roi prenait mille prétextes pour venir chez la reine et chaque fois il essayait quelques doux compliments et des entretiens secrets avec cette jeune fille qui répondait au nom de Louise de la Fayette.

 

 

 



[1] Marion Delorme était née vers 1611.

[2] Tallemant des Réaux, qui a écrit son historiette, l'avait connue, et la peint avec un peu de passion ; il avoue qu'elle appartenait à une famille honnête et riche.

[3] Les Minimes de la place Royale étaient où se trouve la caserne de gendarmerie.

[4] Gassendi fut le maître de Molière.

[5] Ninon de Lenclos était née en 1616.

[6] Les témoignages contemporains détruisent tout cet échafaudage de désintéressement que les philosophes ont élevés à Ninon de Lenclos.

[7] Mme Pilon était de la classe de la bourgeoisie, femme d'un procureur au Châtelet fort riche.

[8] C'est ainsi qu'on appelait la place Royale.

[9] Gauthier de la Calprenède était né dans le diocèse de Cahors, en 1602 ; il vint à Paris en 1632.

[10] La Calprenède a fait plusieurs tragédies dans le genre de Shakespeare. Voyez la Bradamante, tragédie tragi-comique, où la bouffonnerie coudoie le sublime.

[11] Préface de son Lygdamon. Scudéry fit représenter cette pièce au théâtre du cardinal : elle eut un grand succès.

[12] Les romans de Mlle de Scudéry eurent jusqu'à dix éditions ; il y en a même d'in-folio.

[13] Tallemant des Réaux s'appesantit sur ce goût du roi Louis XIII pour les lévriers, véritable passion royale.

[14] Bibliothèque impériale, collection des estampes. 1630-1640.

[15] Le château de Saint-Germain, de Henri IV, a été démoli ; il ne reste plus que l'ancien, qui date de Charles VII.

[16] Comparez mes deux volumes sur Marie de Médicis, Anne d'Autriche.