A peine construite, je l'ai dit déjà, la place Royale
s'était peuplée de la société la plus délicate, la plus raffinée et le
quartier du Marais avait suivi la même impulsion jusqu'au Temple, lieu de
délices des Vendôme. Les rues des Tournelles, du Pas-de-la-Mule, de Marion Delorme[1] était d'une
famille riche, honorable et de gentilshommes : quand elle eut seize ans, rieuse
et charmante, son père songea sérieusement à lui donner un mari ; elle aurait
eu jusqu'à quarante-cinq mille écus de dot. Marion rejeta tous les partis
pour vivre indépendante ; les romans de Madeleine Scudéry avaient tourné
toutes les têtes : le mariage était considéré comme une abdication de la
galanterie. Rien de plus chaste sans doute que ces longs récits d'amour, la
géographie du Tendre de Mlle Scudéry,
mais en exaltant la liberté de la femme, en lui faisant dédaigner le mariage
comme une servitude, Madeleine de Scudéry avait fait aimer la vie libre ; or,
comme toutes les femmes n'étaient pas des bergères, des amazones, les idées
sensuelles pénétraient dans ces existences : Marion Delorme à dix-huit ans[2], sans être jolie
était agréable et d'une ravissante carnation ; elle avait plus de coquetterie
que d'esprit, plus d'élégance que de beauté : excellente musicienne, elle
jouait du luth et du théorbe à ravir et dansait avec des façons lascives et
séduisantes ; son premier et magnifique amant, le financier Porticelli,
l'avait comblée de biens, de robes, de bijoux, car elle aimait les parures,
ce qui ne l'empêchait pas d'avoir autour d'elle de jeunes muguets de cour,
spirituels, braves et élégants : Au reste, la conduite publique de Marion Delorme était très-discrète, très-réservée, même pieuse ; une des paroissiennes assidues des pères Minimes[3], ses voisins, jamais elle ne fit profession d'impiété ; elle accomplissait ses devoirs de religion, et si les mémoires n'étaient unanimes pour présenter Marion Delorme comme une fille galante et abandonnée aux plaisirs, on pourrait croire que tous les gentilshommes qui se pressaient à son hôtel étaient des soupirants qui aspiraient à un mariage légitime avec une jeune fille gracieuse, riche et de bonne maison ; sa vie n'était qu'un chapitre des grands romans de Mlle Scudéry. Autour d'elle étaient mille amants comme auprès de l'Angélique du Tasse. Il n'en était pas ainsi de Ninon de Lenclos, assurément, comme Marion Delorme d'une bonne famille ; elle était enseignée par son père, M. de Lenclos, dans les principes de la philosophie épicurienne ; sous Louis XIII, il s'était fait une recrudescence de l'esprit de Montaigne, quelques érudits, Gassendi[4], Peiresc, faisaient profession de la loi du plaisir et de l'esprit de doute : considérant comme des préjugés les croyances établies, ils allaient avec quelques précautions encore mais avec une insouciance élégante à la destruction de la vieille société. M. de Lenclos appartenait à cette école et Ninon avait été élevée au doux propos de la souveraineté des sens ; elle n'eut aucune des pudeurs de jeune fille, et à dix-neuf ans[5] elle était déjà à un gentilhomme nommé Saint-Estienne, puis à M. de Rouvrai. Enfin déchirant avec hardiesse le voile de chasteté, elle devint fille entretenue à cinq cents livres par mois ! Un riche conseiller au parlement, M. de Coulon, l'avait à ses gages, sans prendre ni précaution ni prétexte ; son premier engagement de cœur fut pour d'Andelot (depuis Châtillon), le caprice passé, elle en prit un autre. A cette première période de sa vie (avant Alors l'amie intime de Ninon était Mme Gondran, née Bigot d'Hédouville, la femme très-fêtée à la place Royale et d'un enjouement égal à sa beauté. A ses côtés la charmante Mlle Paulet, Languedocienne de naissance, avec cet esprit méridional, babillard et spirituel. Quoique née sous le soleil du Midi, Mlle Paulet avait le teint d'une blancheur éblouissante et les cheveux d'un blond d'or : devenue fort précieuse à l'hôtel Rambouillet, Mlle Paulet en commençant sa vie avait eu pour amant M. de Guise, de la grande race ligueuse : elle ne pouvait l'oublier. Mais la meilleure femme du Marais c'était Mme Pilon[7], favorable aux
amours en brouille : elle aidait les intrigues de la place Royale toujours
fameuses. Les rendez-vous étaient à deux heures sous les ormeaux, d'où vient
le vieux dicton : Attendez-moi sous l'orme. Mme
Pilon, la conseillère des amants, donnait à tous de bons avis ; un jour que
les précieuses lui demandaient comment elles devaient se conduire avec leurs
amoureux les plus entreprenants, elle répondit : Faites
ce qu'il vous plaira, mais n'écrivez pas, cela reste. Les belles dames
s'écrièrent à la fois : Vous voulez donc que nous
fassions l'amour en chambrière. Pour les habitantes du Marais, bien
écrire était une des conditions de bien aimer ; il fallait répondre aux
sonnets des poètes par une pièce de vers galants. Était-il possible de le
défendre à Mme de Rohan, le bel esprit, qui abandonnait le riche hôtel des
Guises de la vieille rue du Temple pour habiter la place[8] qu'elle animait
par son esprit et ses grandes manières. Mme de Rohan aimait jusqu'à l'exaltation Madeleine de
Scudéry qui publiait ses plus populaires romans, littérature attrayante
qu'avaient inauguré la Calprenède[9] et Scudéry, deux
méridionaux encore à l'imagination féconde et belle : Gauthier de Costes,
seigneur de Né de race méridionale comme Il était fier et digne ce gentilhomme poète qui parlait plus de sa vie militaire que de ses œuvres, de ses coups d'arquebuse que de ses vers pourtant répandus et lus avec avidité : on ne parlait que des pièces de théâtre de Scudéry. Il en était une surtout, le Prince déguisé, longtemps la passion et les délices de toute la cour : jamais ouvrage de cette sorte n'eut plus de bruit, et jamais chose violente n'eut plus de durée. Tous les hommes suivaient cette pièce partout où elle se représentait. Toutes les dames en savaient les stances par cœur. Scudéry parlait ainsi de ses œuvres sans orgueil, comme de chose fort naturelle. Ces succès faisaient crever de rage le cénacle des poètes compassés et réguliers que le cardinal de Richelieu réunissait en académie. Scudéry avait un amour, une admiration immense pour sa
sœur Madeleine, un des plus nobles cœurs et des plus belles imaginations
diaprées comme une robe de fée ; ce qu'écrit Mlle de Scudéry n'est ni une
traduction, ni une imitation des anciens. Madeleine enfante, elle crée ; elle
n'exprime ni sentiments mesquins, ni pensées faibles et lâches : Mlle
Madeleine de Scudéry analyse, personnifie les vives passions du cœur, l'amour
et la galanterie ; elle nous promène dans un pays imaginaire sur La cour vivait alors à Saint-Germain, le château le plus admirablement approprié à cette génération galante qui aimait le doux ombrage des bois : une forêt immense déployait son épaisse verdure pour abriter les chasses royales et les rendez-vous d'amour sous les arbres séculaires. Louis XIII debout avec l'aurore, faisait sonner les cors et les trompes, sa musique chérie : les mousquetaires prenaient les armes et montaient à cheval ; le roi, suivi de ses piqueurs, les passait rapidement en revue tandis que les valets de chiens tenaient les lévriers en laisse : si les princes de la famille des Valois portaient au cou dans une corbeille de soie des petits chiens d'Espagne, les lévriers aimés de Louis XIII couchaient dans la chambre royale et bouleversaient sans grande gène le lit de leur maître[13]. Le roi allant en chasse jusqu'à midi, rentrait au château par la cour d'honneur toute remplie de beaux carrosses à quatre chevaux dans la forme italienne ; d'après les gravures du temps, des cavaliers tout emplumachés, justaucorps serrés avec larges bandoulières caracolaient sur le pavé de cette cour si reluisant qu'on dirait du marbre[14]. Le nouveau château de Saint-Germain du côté de la forêt était d'une forme élégante et hardie ; on n'entrait pas de plain-pied dans les appartements ; un perron couronné d'une balustrade, haut de vingt marches au moins, conduisait à l'entrée principale du château placé au premier étage ; cette galerie tournait du côté des jardins suspendus sur les flancs de la colline et descendaient en espaliers vers la Seine[15] ; l'architecte Florentin Fiatenelli, appelé par Marie de Médicis, avait construit la plate-forme de chacun des jardins avec des grottes tapissées de verdure et coupées en charmille ; il y avait planté des treilles luxuriantes, rafraîchies par des jets d'eau tombant en cascades bruyantes, grottes mystérieuses si favorables aux amours : de petites tables servaient au repas du soir, dans les chaleurs d'été, ou bien aux parties de lansquenet entre mousquetaires, chevau-légers du roi. Dans ces grottes se donnaient les rendez-vous de charmante galanterie ; plus d'un page hardi escaladait les espaliers pour visiter furtivement les combles du château réservés aux filles d'honneur de la reine[16]. Louis XIII préférait Saint-Germain à toutes les
résidences, parce que le roi y était libre de ses exercices et de son repos ;
chaque après-dîner, il descendait dans le salon de la reine mère (avant qu'elle n'eût subi l'exil), et après
cette disgrâce, il venait dans les galeries où la reine Anne d'Autriche,
entourée de ses filles d'honneur, faisait ce qu'on appelait la conversation espagnole, doux échange de riens
galants et mystérieux, de chansons mauresques ou des ghitanos, au son de la
mandoline ou de la guitare. Triste, sévère et souvent maladif, le roi
trouvait là ses distractions ; on étudiait son regard, ses émotions ; on
avait remarqué sa chaste galanterie pour Mlle d'Hautefort, un peu fière de
l'honneur que lui faisait Sa Majesté. La liaison du roi avec la duchesse de
Luynes avait cessé à la mort du connétable : la duchesse de l'illustre race
de Rohan-Montbazon, mariée en secondes noces au duc de Chevreuse de la maison
de Lorraine, s'était rapprochée de la reine dans un commun dépit ; elle avait
communiqué à Anne d'Autriche quelque chose de son caractère actif, remuant ;
ennemie du cardinal de Richelieu, elle cherchait à lutter contre la
domination de l'Éminence. La duchesse ne fut pas sans remarquer et suivre les
regards du roi qui se tournaient mélancoliquement vers une des jeunes filles
d'honneur de la reine et lui adressait souvent la parole d'une façon timide
et embarrassée ; le roi prenait mille prétextes pour venir chez la reine et
chaque fois il essayait quelques doux compliments et des entretiens secrets
avec cette jeune fille qui répondait au nom de Louise de |
[1] Marion Delorme était née vers 1611.
[2] Tallemant des Réaux, qui a écrit son historiette, l'avait connue, et la peint avec un peu de passion ; il avoue qu'elle appartenait à une famille honnête et riche.
[3] Les Minimes de la place Royale étaient où se trouve la caserne de gendarmerie.
[4] Gassendi fut le maître de Molière.
[5] Ninon de Lenclos était née en 1616.
[6] Les témoignages contemporains détruisent tout cet échafaudage de désintéressement que les philosophes ont élevés à Ninon de Lenclos.
[7] Mme Pilon était de la classe de la bourgeoisie, femme d'un procureur au Châtelet fort riche.
[8] C'est ainsi qu'on appelait la place Royale.
[9]
Gauthier de
[10]
[11] Préface de son Lygdamon. Scudéry fit représenter cette pièce au théâtre du cardinal : elle eut un grand succès.
[12] Les romans de Mlle de Scudéry eurent jusqu'à dix éditions ; il y en a même d'in-folio.
[13] Tallemant des Réaux s'appesantit sur ce goût du roi Louis XIII pour les lévriers, véritable passion royale.
[14] Bibliothèque impériale, collection des estampes. 1630-1640.
[15] Le château de Saint-Germain, de Henri IV, a été démoli ; il ne reste plus que l'ancien, qui date de Charles VII.
[16] Comparez mes deux volumes sur Marie de Médicis, Anne d'Autriche.