LES CONQUËTES D’ALEXANDRE

L’ASIE SANS MAÎTRE

 

PAR LE VICE-AMIRAL JURIEN DE LA GRAVIÈRE

PARIS 1883

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

PRÉFACE

CHAPITRE PREMIER. — D’Arbèles à Babylone

CHAPITRE II. — Entrée d’Alexandre et de l’armée macédonienne a Babylone

CHAPITRE III. — De Babylone à Suse

CHAPITRE IV. — Réorganisation de l’armée

CHAPITRE V. — La guerre de montagne

CHAPITRE VI. — De Suse à Persépolis

CHAPITRE VII. — Le pays des Uxiens

CHAPITRE VIII. — Les Pyles Persiques

CHAPITRE  IX. — La vallée du Médus

CHAPITRE  X. — Les ruines de Persépolis

CHAPITRE  XI. — Sac de Persépolis

CHAPITRE XII. — Le tombeau de Cyrus

CHAPITRE XIII. — Le pays des Mardes

CHAPITRE XIV. — Le palais de Persépolis a-t-il été brûlé dans une orgie ?

CHAPITRE  XV. — L’emplacement d’Ecbatane

CHAPITRE  XVI. — De la plaine de Merdasht à Yezdikhast, ou de Persépolis au pays des Parétaques

CHAPITRE XVII. — De Yezdikhast a Ispahan, ou du pays des Paréfaquesà Aspadaha.  194

CHAPITRE XVIII. — D’Ispaban à Hamadan, ou d’Aspadana à Ecbatane

CHAPITRE  XIX. — Arrivée d’Alexandre à Ecbatane

CHAPITRE XX. — D’Ecbatane à Rhagès

CHAPITRE XXI. — Meurtre de Darius

APPENDICE

 

PRÉFACE

Darius, on s’en souvient, vaincu aux champs d’Arbèles, s’était jeté dans les montagnes où le grand Zab — le Lycus de l’antiquité — prend sa source[1] ; de là, il avait précipitamment gagné la Médie. La troupe qui l’accompagnait était peu nombreuse ; elle se composait de cavaliers bactriens, de quelques Perses alliés à la famille royale, et d’un certain nombre de soldats du train. Deux mille mercenaires étrangers, sous la conduite de Patron de Phocée et de Glaucus d’Etolie, le rejoignirent dans sa fuite. L’infortuné monarque avait admirablement choisi sa ligne de retraite. Il ne doutait pas qu’Alexandre ne prit la route de Suse et de Babylone ; de ce côté, une grande armée devait trouver des vivres et des facilités pour le transport de ses gros bagages, deux choses qui lui eussent manqué si elle se fût engagée sans préparatifs dans la région montagneuse ; de plus, elle s’assurait sur l’heure des fruits les plus importants de la victoire. Le calcul de Darius ne le trompait point ; ce fut bien, en effet, vers Babylone et Suse qu’Alexandre se dirigea. De Suse, le roi de Macédoine ne craignit pas de prendre, à travers les terrains les plus scabreux, le chemin de Persépolis. En mettant la main sur la majeure partie des trésors accumulés à Babylone, à Suse, à Persépolis, par une prévoyance séculaire, Alexandre portait à Darius le dernier coup ; il lui ravissait à la fois le moyen de faire des levées à l’extérieur et celui de raffermir à l’intérieur les fidélités douteuses.

Les empires se relèvent difficilement de ces catastrophes qui dissolvent en un jour toute une organisation militaire ; cependant, si le patriotisme ne fléchit pas, si la hiérarchie administrative reste intacte, le mal peut encore être conjuré. Quand, au contraire, tout s’écroule à la fois, il ne reste plus qu’un de ces deux partis à prendre : céder au destin, ou se retirer au fond des déserts, si la nature vous y a ménagé un dernier refuge. Darius s’était préparé de bonne heure à user de cette ressource suprême ; il avait fait filer sur les Pyles Caspiennes l’attirail encombrant qui rappelait si mal à propos une splendeur à jamais disparue ; il avait même envoyé au delà des défilés sa cour et son harem. La mort de Statira ne lui faisait pas, il faut le remarquer, un veuvage absolu : les rois mèdes étaient tenus d’avoir au moins cinq femmes, car il importait que le trône ne fût pas exposé à manquer d’héritiers. Léger de bagages, sûr de pouvoir imprimer désormais une grande rapidité à sa fuite, le successeur des Xerxès et des Artaxerxés attendait à Ecbatane les événements. En réalité, il avait cessé de régner : depuis la bataille d’Arbèles, l’Asie se trouvait sans maître.

Corcyre est libre, dit le poète, va porter tes ordures où il te plaira. L’univers sans police était menacé du sort de Corcyre ; Alexandre l’arracha violemment aux mains des Bessus, des Cléarque et des Charidème ; je ne crois pas que, depuis Minos, on eût rendu à l’humanité un plus grand service. J’éprouve assurément pour Démosthène l’admiration la plus chaleureuse ; la lutte éloquente que soutient ce puissant orateur contre les partisans ouverts ou cachés de la Macédoine me transporte et m’enivre ; je me sens tenté de maudire Eschine et ses complices, de m’insurger même contre la prudence de Phocion, et pourtant Démosthène ne défend que la cause de la Grèce ; son triomphe serait une catastrophe pour l’Asie. Alexandre n’a pas été moins pleuré par les Perses que par les Macédoniens ; sa mort n’a é té un soulagement que pour les Grecs. A chaque pas nous allons trouver le vainqueur d’Arbèles s’interposant entre ses soldats et le peuple alarmé qu’il protège. C’est là ce qui le grandit à mes yeux, c’est là ce qui l’élève au-dessus du vainqueur vulgaire.

Qu’on ose, après une telle conduite, nous parler de l’amour effréné d’Alexandre pour la gloire ! Sa gloire d’abord n’est pas pour lui seul ; il en fait le patrimoine de tous ces obscurs guerriers qui n’eussent été rien sans un tel chef. Quand il les associe à ses triomphes cléments, à ses victoires civilisatrices, ce n’est pas lui qui leur est redevable ; ce sont eux qui doivent remercier le ciel d’avoir pu affronter le trépas dans ces luttes dont l’univers s’entretient encore. Ne valait-il pas mieux mourir en conquérant le monde qu’en disputant pied à pied quelque aride territoire dans des querelles moins justes et moins fécondes ? Il y a eu des guerres de cent ans, des prises de Magdebourg, des Tilly et des Wallenstein ; il n’y a jamais eu qu’un Alexandre. La plupart des conquêtes du roi de Macédoine ont été des conquêtes légitimes. J’appelle une conquête légitime celle qui a pour résultat de faire un sort meilleur au vaincu.

Si, au quatrième siècle avant notre ère, la conquête de l’Asie eût été accomplie par un de ces capitaines d’aventure dont Cléarque fut le type et resta le modèle, la solution serait probablement demeurée des plus simples ; Ératosthène, le célèbre géographe d’Alexandrie, a pris soin de nous l’indiquer. On se fût souvenu que le genre humain se divisait en deux groupes, — les Grecs et les Barbares. Les peuples grecs eussent été en conséquence traités en amis, les peuples barbares en ennemis ; l’ennemi, quand on le laissait vivre, ne pouvait être alors qu’un esclave. Alexandre eut la gloire de répudier le premier ces idées d’un autre âge ; il ne se contenta pas de rechercher partout, sans acception de nationalité, les hommes de mérite, il voulut conserver aux peuples conquis leurs institutions, leurs coutumes ; il respecta jusqu’à leurs préjugés. Les autres conquérants n’avaient su, suivant la parole du prophète, qu’enlever les bornes des peuples, dépouiller les princes, arracher de leurs trônes les rois les plus élevés ; Alexandre devient le gardien vigilant des contrées que son épée a rendues sans maître ; il les rassemble toutes avec une égale sollicitude sous son aile, comme les œufs encore chauds d’un nid abandonné. L’élève d’Aristote se distingue ici de Mahomet et de Charlemagne : il se rapproche une fois de plus de Napoléon. Ce n’est ni un dogme nouveau ni une réforme politique ou morale qu’il apporte, c’est un équitable arbitrage entre le monde ancien qui ne pouvait renaître et le monde nouveau qui ne savait pas encore comment vivre. La modération d’Alexandre, sa sollicitude pour les vaincus choquèrent également les Macédoniens et les Grecs ; de là, tant de calomnies, tant de contes ridicules dont nous avons peine aujourd’hui à débrouiller le chaos.

Faisons avec Sainte-Croix, avec Charles Millier, guide au moins aussi sûr, un rapide examen des diverses appréciations dont le vainqueur d’Issus et d’Arbèles a été l’objet ; demandons-nous surtout de quelles archives dignes d’être consultées ces appréciations sont sorties. De l’année 336 à l’année 331 avant notre ère, que rencontrons-nous ? Une admiration exaltée, un panégyrique sans nuage. Tout est à la joie, au triomphe ; Alexandre a pour historiographes ses précepteurs ou ses compagnons d’enfance : Anaximène de Lampsaque, ce philosophe obèse et d’un âge déjà mûr, qui promène dans le camp sa tenue négligée ; Callisthène d’Olynthe, le cousin, — nous dirions aujourd’hui le neveu à la mode de Bretagne, — d’Aristote ; Marsyas de Pella, frère utérin d’Antigone et son aîné de vingt ans, familier du fils de Philippe, dont il a, dès l’âge le plus tendre, partagé l’éducation et les jeux : voilà les trois écrivains qui se dévouent, dès cette heure, à célébrer les exploits du roi. Ephore l’Éolien, auteur d’une Histoire du Péloponnèse en trente livres, sollicité de passer en Asie, s’est fait excuser. Callisthène est en ce moment le plus outré dans ses louanges, le plus emphatique dans ses narrations. Aristote, qui se méfie de son enthousiasme trop facile presque autant que de son naturel frondeur, lui a cependant recommandé de s’entretenir le moins souvent possible avec Alexandre. Le plus sûr, lui dit-il, vis-à-vis des oreilles royales, est généralement le silence. Si vous parlez, que votre langage du moins n’ait jamais rien de blessant ; la vérité se fait mieux accepter quand elle se présente sous une forme agréable. Callisthène suivit le conseil du sage de Stagyre, jusqu’au jour où sa jalousie se trouva excitée contre un autre philosophe, Anaxarque. Un flatteur plus adroit et mieux vu que lui, voilà ce que sa grande âme ne put supporter ! A l’instant, il tombe dans l’excès contraire, et l’on n’entend plus sortir de sa bouche que des paroles de blâme ; historien sans valeur et déclamateur sans conscience, dont le sort funeste doit sans doute exciter la pitié, mais dont les dépositions passionnées ne méritent pas qu’on s’y arrête. Ainsi donc, jusqu’à la bataille d’Arbèles, pas un mot de censure, pas un doute exprimé sur les contes absurdes qu’une obséquiosité servile accrédite.

Darius assassiné, les épreuves des campagnes laborieuses commencent ; l’armée souffre, les humeurs s’aigrissent. Méfiez-vous de votre entourage s’il est tourmenté par les moustiques de l’Arachosie et de la Drangiane ! La louange et l’insomnie font mauvais ménage. Nul n’oserait cependant confier au papyrus ses secrets murmures ; le fiel se distille à voix basse, et la tradition s’en imprègne dans des conciliabules ténébreux. Il n’y a plus d’autres historiographes officiels que les arpenteurs des marches, — Bœton, Diognète, Archélaüs, Amyntas, — et les grammates chargés de la rédaction des éphémérides, — Eumène de Cardie et Diodote d’Erythrée. — Au retour de l’Inde, les soldats qu’anime l’ambition de marcher sur les traces de Xénophon ou tout au moins d’Ephore ont repris haleine. Le pilote major de la flotte, Onésicrite d’Égine, s’occupe de mettre en ordre ses souvenirs. Remplis de fables souvent extravagantes et tout empreints d’un suffisant orgueil, les récits d’Onésicrite sont déjà décriés du vivant d’Alexandre. Ce malencontreux pilote a perdu les marins de réputation ; c’est à lui qu’ils doivent le proverbe : A beau mentir qui vient de loin. Androsthène de Thasos ne paraît pas avoir eu un meilleur renom de véracité. Reste Néarque, longtemps contesté, Néarque méconnu par Strabon, réhabilité par Arrien, et dont je n’hésite pas à me rendre garant. Le journal de bord de Néarque est aussi authentique, aussi scrupuleux dans les moindres détails que le journal de Chancellor, de Stephen Burrough, de Cook, de La Pérouse ou de Dumont d’Urville. Son exactitude est chaque jour confirmée par quelque observation nouvelle, par quelque découverte moderne. Voilà un marin du moins qui ne ment pas ! Il est vrai que c’est un amiral. Onésicrite s’est donné dans sa relation le titre de navarque ; ce titre, il l’usurpe ; Néarque seul, en vertu de sa lettre de commandement, a le droit de le porter.

Anaximène, Callisthène, Marsyas de Pella, Onésicrite et Néarque, est-ce tout ? n’avons-nous — pas d’autres documents émanés de témoins oculaires ? Un chambellan, — c’est ainsi que je me permets de traduire le mot grec d’isanghéleus, — Charès de Mitylène, nous léguera sur la vie privée du souverain quelques notes succinctes, plutôt que des mémoires ; Éphippe d’Olynthe se renfermera dans des limites plus étroites encore ; il se contentera de nous raconter la mort et les obsèques d’Ephestion, en attendant qu’il rende le même service aux mânes d’Alexandre. Ce n’est pas un historien ; c’est un employé des pompes funèbres. Cyrsile de Pharsale, Médius et Polyclète de Larisse paraissent aussi avoir cédé à la tentation de mettre leur liard à la passe. Leurs ouvrages n’ont jamais été connus que par d’insignifiants fragments.  En  somme, quand Alexandre meurt, il n’existe aucune relation fidèle, circonstanciée, des campagnes de la Perse et de l’Inde. Les drames intérieurs qui ont signalé ces expéditions sont des questions brûlantes, des affaires d’Etat, dont aucun écrivain n’aurait pu soulever le voile sans péril. La mort d’Alexandre disperse les témoins de ses hauts faits, les partage en camps opposés, et ce n’est certes pas pendant les années qui suivent les funérailles sanglantes que nous pouvons nous attendre à voir des mains pieuses s’employer à préserver les vestiges à demi effacés de l’expédition héroïque. D’autres armées passent et repassent sans cesse sur le sol qu’ont foulé les soldats d’Alexandre, et l’Inde, la Sogdiane, la Bactriane, la Gédrosie, laissées en dehors des luttes dans lesquelles Antigone, Séleucus, Lysimaque, Cassandre, Ptolémée, se disputent l’empire, n’apparaissent plus que comme un fond de tableau qui recule d’heure en heure et dont la brume envahit peu à peu les contours. Durant près de vingt ans, il n’y a plus au monde d’ardeur que pour la guerre ; le burin de l’histoire a été brusquement jeté de côté ; au milieu du tumulte, qui prendrait souci de le ramasser ? La cour de Ptolémée est la première à offrir un refuge aux amis de la paix et aux amis des lettres. C’est là que le fils de Dinon, Clitarque, emploie toute son habileté de rhéteur à condenser les souvenirs de son père, à donner un1 corps aux rumeurs courantes, aux légendes qui se déforment à vue d’œil. Ne prêtant qu’une oreille distraite aux protestations étonnées des survivants de la grande époque, il prétend, avant tout, ériger un monument à la gloire d’Alexandre ; il cède involontairement à l’attrait de nous parler de la gloire de Ptolémée. La part qu’il attribue à son protecteur dans toutes les affaires de quelque importance détruit, à son insu, l’équilibre de son œuvre et nous inspire les doutes les mieux fondés sur l’indépendance de ses jugements. L’histoire, chez les anciens, ne se piquait pas d’une critique bien austère. Clitarque avait répandu à pleines mains les fleurs de son éloquence, le sable d’or de son esprit poétique sur les feuillets gardiens des glorieuses annales ; c’en fut assez pour qu’il servît de guide aux écrivains qui, quelques siècles plus tard, se chargèrent d’apprendre aux Romains comment on avait fait jadis la conquête de l’Orient.

On ne possédait cependant qu’un roman de plus ; ce n’était pas encore là de l’histoire. Il est permis de supposer que les déclamations du rhéteur, si favorables qu’elles fussent à la renommée du roi d’Egypte, ne satisfirent pas complètement le lieutenant d’Alexandre. Solidement assis sur son trône après la bataille d’Ipsus, Ptolémée put tourner sa pensée vers les années où il apprenait à vaincre sous un capitaine incomparable. Personne n’avait encore raconté en militaire les sièges de Milet, d’Halicarnasse, de Tyr, de Gaza, les batailles du Granique, d’Issus et d’Arbèles, les opérations dont les montagnes des Uxiens et des Cosséens furent le théâtre de la poursuite de Bessus, la prise des forteresses de la Paropamisade ; Ptolémée résolut d’intervenir dans le débat demeuré ouvert. Il voulut y apporter le tribut de son expérience et de ses souvenirs, rappeler aux vétérans qui venaient de lui assurer la couronne, les grandes choses que jadis ils avaient faites ensemble. Ptolémée employa les dernières années de son règne à écrire et à publier ses Commentaires. Un roi auteur ! cela ne s’était pas encore vu. Le récit du fils de Lagus fut bref, assure-t-on, dépouillé d’ornements, froidement substantiel. Fut-il au moins de tout point sincère ? Est-ce bien aux généraux de Napoléon qu’il faudrait s’adresser pour rectifier toutes les notions fausses dont tant de vains commérages nous ont imbus ? Auront-ils la virile énergie de débarrasser une bonne fois de ces ronces la tunique tristement accrochée de la pauvre Clio ? En dépit de sa compétence incontestable pour tout ce qui touche de près ou de loin à l’art de la guerre, Marmont ne nous laissera qu’un plaidoyer, — fort habile plaidoyer, j’en conviens, — pro domo sua ; Bernadotte lui-même, Bernadotte, le Ptolémée que couronna la Suède, s’il eût pris la plume à son tour, aurait-il abjuré les rancunes d’Auerstaedt ? Quel soldat, ayant à juger ses rivaux et son maître, aura l’âme assez magnanime pour oublier les compétitions des jours de triomphe, les inévitables amertumes des heures de détresse ? La jalousie mutuelle est la plaie des armées, et c’est presque toujours aux dépens de l’objet aimé qu’elle s’exerce. Je n’aurais voulu accepter, pour ma part, les récits de Ptolémée que sous bénéfice d’inventaire ; il n’en est pas moins vrai qu’aux yeux des hommes du métier, l’œuvre personnelle du souverain de l’Egypte dut avoir une tout autre valeur que les amplifications rédigées après coup par des personnages étrangers aux secrets de l’état-major.

Est-ce dans Alexandre le capitaine que vous désirez connaître ? Consultez Ptolémée ! Est-ce l’homme ? Fiez-vous-en plutôt au bon sens d’Aristobule. La justice du ciel devait susciter ce tardif vengeur à la mémoire calomniée d’Alexandre. C’est à l’âge de quatre-vingt-quatre ans qu’Aristobule, an des compagnons, mais non pas un des lieutenants du roi, rédige ses mémoires. Aristobule s’était retiré dans la ville que Cassandre fonda, en l’année 315 avant Jésus-Christ, sur l’isthme de Pallène, non loin de l’emplacement de l’antique Potidée. Favori déclaré du fils d’Antipater, il vivait sous la protection de Cassandre et devait probablement les tranquilles loisirs de sa vieillesse à ce tout-puissant patronage. M’était-il pas à craindre qu’il n’épousât les préventions haineuses de l’impitoyable meurtrier d’Olympias, qu’il ne publiât, au lieu d’un travail impartial, un pamphlet ? C’est Aristobule cependant que nous voyons accuser hautement Callisthène d’avoir fomenté le complot d’Hermolaüs ; c’est lui qui n’hésite pas à laver Alexandre du honteux reproche d’ivrognerie. Le roi, nous dira-t-il, ne prolongeait pas ses banquets par amour du vin, car il en buvait généralement très peu ; s’il s’attardait à table, ce n’était que par une condescendance indulgente pour ses amis. Ceux-là, par exemple, — j’en croirai volontiers sur ce point Éphippe, — auraient pu tenir tête à l’auteur du traité bien connu de vénerie, au gentilhomme du pays de Gastine, au célèbre et sensuel messire Jacques du Fouilloux. Les généraux macédoniens avaient, pour la plupart, les goûts et les manières de Clitus ; ils quittaient rarement la salle du festin sans être ivres. Dépendait-il d’Alexandre de les rendre plus sobres ? Le prince Edouard n’eût-il pas joué sa popularité à vouloir mesurer à ses highlanders l’usquebaugh ?

Aristobule ne plaide pas en faveur d’Alexandre les circonstances atténuantes ; il raconte simplement ce qu’il a observé. Ce n’est ni un isanghéleus ni un stratège qui écrit, c’est un docteur es sciences ; il insiste peu sur les détails de la vie infime de son héros, ne touche qu’en passant aux opérations militaires ; il réserve son zèle pour la description minutieuse des pays que l’armée macédonienne a parcourus. Son livre s’adresse particulièrement aux géographes et aux naturalistes. Académicien, il eût fait partie de la section de géographie et de navigation, s’il n’eût préféré se faire admettre dans la section de botanique. Recueilli en Thrace par le roi Lysimaque, Onésicrite s’évertue, en ce moment même, à nous dépeindre une Inde de plus en plus fabuleuse ; Aristobule, au contraire, n’a aucun goût pour les fables ; un discret bon sens le défend d’une croyance trop prompte au merveilleux. Pour Aristobule, Alexandre n’a pas tranché le nœud gordien, il l’a dénoué en faisant tomber une cheville ; jamais ce roi n’a été saisi de la fièvre après s’être baigné dans les eaux glacées du Cydnus, il a été malade d’un excès de fatigue, — hypo hamatou. Nous sortons enfin des nuages de l’épopée pour entrer dans les régions sereines de l’histoire.

Les relations de Ptolémée et d’Aristobule, le journal de marche de Bœton et de Diognète, les éphémérides d’Eumène et de Diodote, — non pas, disons-le bien haut, les éphémérides apocryphes qui font souper Alexandre chez Médius, — voilà les seuls textes à peu près authentiques où les écrivains romains avaient la ressource de puiser. Le moyen de ne pas recourir de temps en temps à Clitarque ! Tous ces documents originaux ont, par une fatalité déplorable, subi le même sort ; ils ont tous, au temps où nous vivons, presque complètement disparu ; nous n’en possédons que des débris. Précis biographiques, relations de campagnes, ce que nous commenterons ne sera jamais qu’une œuvre de seconde main. Nous en sommes réduits à chercher la vérité dans des compilations qui sacrifient souvent beaucoup trop aux Grâces, ou dans des résumés qui poussent le scrupule technique jusqu’au sécheresse. Nous avons Justin, abréviateur lui-même de Trogue-Pompée, Diodore de Sicile et Quinte-Curce, — qui se borne presque toujours à suivre et à amplifier Diodore, le savant auteur de la Bibliothèque historique ; — nous avons le bon et crédule Plutarque, nous avons Cornélius Nepos dans sa vie d’Eumène, nous avons enfin Arrien, l’homme d’État, qui, à la fois guerrier et administrateur, s’est efforcé de prendre l’auteur de l’Anabase pour modèle : il a poussé le désir de l’imitation jusqu’à emprunter à Xénophon le titre de son livre. Le sévère Arrien répudie tous autres guides qu’Aristobule et Ptolémée : Aristobule, dit-il, ne quitta point le prince durant ses expéditions ; Ptolémée fut son compagnon d’armes ; de plus, ce fut un roi, et un roi ne s’avilit pas par le mensonge. Trogue-Pompée, Justin, Diodore de Sicile, Quinte-Curce, Cornélius Nepos et Plutarque ont préféré s’inspirer de l’élégant chroniqueur sur lequel Quintilien a prononcé ce jugement : On est tenté de louer l’esprit de Clitarque, on éprouve le besoin de flétrir sa mauvaise foi. Clitarque néanmoins ne leur a pas suffi ; ils ont, en plus d’une occurrence, admis l’autorité de Callisthène et celle d’Onésicrite ; ils ont invoqué, sous la forme de prétendues lettres d’Alexandre à Olympias ou à Antipater, les bulletins de la grande armée ; ils ont consulté Polycrite, Antigène et Ister, Charès et Anticlide, Philon le Thébain, Philippe de Théangèle, Hécatée d’Érétrie, Philippe de Chalcis et Duris de Samos ; ils ont accordé une foi absolue aux éphémérides, sans songer que le respectueux et fidèle Eumène n’eût jamais écrit ces lignes si outrageantes pour la gloire de son maître : Alexandre, au lieu de se mettre au lit, alla faire la débauche chez Médius.

Et les auteurs modernes, — Duverdier, Bossuet, Rollin, Linguet, de Bury, Bosdin, Naudé, Montaigne, Bayle, Fénelon, Vauvenargues, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Mably, Sainte-Croix, Chaussard, Grote l’Anglais et Droysen l’Allemand, — qu’ont-ils fait ? Ils ont fait comme moi : ils se sont laissé conduire, à travers ce dédale de récits incomplets et d’assertions contradictoires, par certaines analogies de situations, par le sentiment plus ou moins exigeant de la vraisemblance ; ils ont obéi à l’inclination de leur esprit, les uns portés à tout croire, les autres disposés à tout mettre en doute. Les temps où ils ont écrit n’ont pas été sans quelque influence sur leurs appréciations. Si le vent souffle à la paix, les conquérants courent le risque de ne trouver grâce ni devant Minos, ni devant Éaque, ni devant Rhadamanthe ; que les aigles victorieuses de Trajan ou de Napoléon, au contraire, prennent leur vol, les juges sont d’avance séduits ; Alexandre n’aura plus à comparaître que devant une cour de parti pris indulgente. En tout état de cause, c’est toujours une chance favorable pour les rois de n’avoir pas affaire à des sots. Voltaire conseille au vainqueur de Darius d’en appeler de la sentence de Boileau, qui le traite de fou et de voleur, au tribunal du monde, que sa mort laissa orphelin ; Montesquieu, plus profond et plus sagace encore, prononce sans hésiter ce mémorable arrêt : Alexandre, dit-il, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avait (si j’ose me servir de ce terme) une saillie de raison qui le conduisait et que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire et qui avaient l’esprit plus gâté que lui n’ont pu nous dérober. N’est-ce pas cette fois la sagesse qui s’exprime parla bouche la plus éloquente ? Bossuet a trouvé son maître. L’empereur Napoléon, nous raconte M. de Las-Cases, lisait à Sainte-Hélène les expéditions d’Alexandre dans Rollin ; il lui prenait envie de refaire ce morceau. Que l’Empereur n’a-t-il donné suite à sa pensée ! La griffe du lion posée sur la page blanche eût suffi pour m’en tenir à l’écart ; mais Napoléon n’a pas écrit l’histoire d’Alexandre ;  il a seulement failli la recommencer : au temps de Paul Ier, la France et la Russie ont été à la veille d’unir leurs forces pour affranchir les Indes. Trente-cinq mille Français et trente-cinq mille Russes de toutes armes devaient se réunir à Asterabad, sur les bords de la mer Caspienne ; on calculait qu’en passant par Hérat, par Ferrah et par Candahar, cette armée de soixante-dix mille hommes pourrait atteindre en quarante-cinq jours les rives de l’Indus. Privé par une catastrophe politique du concours de son puissant allié, Napoléon n’abandonna jamais complétement le projet dont la réussite ne pouvait cependant être assurée que par un semblable concert. Jusqu’en 1813, nous apprend M. de Jancigny, et pendant les conférences de Prague, l’Empereur s’occupait de la possibilité d’attaquer les Anglais dans leur empire d’Asie ; le duc de Bassano, alors son ministre des affaires étrangères, recueillait, pour les lui soumettre, les renseignements les plus précis que les voyageurs pussent fournir sur cette grande question. Il est certain que, pour peu que la Perse s’y prêtât, que l’Afghanistan n’opposât pas de résistance, la campagne, impraticable pour la France isolée, devenait facile pour la France et pour la Russie agissant d’accord.

Le principal obstacle à franchir dans une expédition qui prend l’Inde anglaise pour objectif, c’est le massif montagneux de l’Afghanistan. Une Suisse orientale, Suisse non moins accidentée, non moins impénétrable que l’autre, mais bien plus étendue, puisqu’elle a presque la superficie de la France, sépare, en effet, Onde de la Perse. Subjuguer les Afghans ou les gagner, tout le secret d’une invasion dans les possessions britanniques est là. Paul Ier comptait beaucoup, pour séduire ces farouches montagnards, sur la grâce et sur l’amabilité qui sont si naturelles aux Français. On devait offrir à tous les khans et autres petits despotes des pays que l’armée allait traverser, des fusils, des carabines, des pistolets, des sabres de la manufacture de Versailles, des vases de la manufacture de Sèvres, des montres et des pendules des plus habiles artistes de Paris, de belles glaces, de superbes draps de France de diverses couleurs : écarlate, cramoisi, vert et bleu, ce sont les couleurs favorites des Asiatiques,des velours, des draps d’or et d’argent, des galons et des soieries de Lyon, des tapisseries des Gobelins. Il n’était pas plus téméraire, à coup sûr, de vouloir aller dans l’Inde, appuyé sur la Russie, qu’il ne l’avait été de débarquer, après avoir trompé la surveillance de la flotte anglaise, sur les plages de l’Egypte.

La distance toutefois delà Caspienne à l’Indus, — trois cents lieues à parcourir dans une contrée qu’il est permis de se figurer sans ressources, — ne laissait pas d’inspirer quelque hésitation au premier consul. Ces pays, répliquait Paul Ier, ne sont point sauvages et arides ; la route est ouverte et depuis longtemps pratiquée. Les caravanes se rendent ordinairement, en trente-cinq ou quarante jours, d’Asterabad aux bords de l’Indus. Ce qu’on demande à une armée composée de Français et de Russes n’est, après tout, que la répétition de ce qui a été accompli, de l’année 1739 à Tannée 1740, par une misérable armée asiatique : Nadir-Schah est allé, dans l’espace de moins d’une année, d’Ispahan à Delhi. Quarante mille hommes au plus, — deux tiers de Russes et un tiers de Persans, — suffiraient, au dire de notre compatriote, M. l’adjudant général Ferrier, pour renouveler cette expédition. L’essentiel est donc, pour qui prétend pousser sa pointe vers l’Orient et le Gange, d’être maître de la Perse ou de la compter au nombre de ses alliés. Tel fut l’enchaînement pour ainsi dire fatal des campagnes d’Alexandre.

Après la prise de Tyr et l’occupation de l’Egypte, Alexandre se trouvait à peu de chose près le maître du vaste empire qui constituait, il y a quelques années à peine, l’apanage des sultans ; les Etats actuels du schah de Perse, pour peu qu’on les prolonge par une fiction qui n’offre rien en soi d’invraisemblable jusqu’aux rives de l’Indus, appartenaient encore au puissant héritier des Achéménides. Un pareil partage ne résolvait rien ; Alexandre n’était pas homme à s’en contenter. Ce que Soliman, dans sa gloire, n’a jamais conçu la pensée d’accomplir ; ce que les Anglais, dans leur opulente splendeur, se garderaient bien de rêver, le vainqueur d’Issus, sans hésiter un instant, voulut l’entreprendre. Pour confondre de nouveau sous le même sceptre ces deux dominations que sépare, comme une frontière naturelle, le cours de l’Euphrate, il se prépara, — qu’on me permette de faire abstraction d’une géographie aujourd’hui disparue, — à passer de la côte de Syrie à Mossoul, de Mossoul à Bagdad, de Bagdad à Chiraz, de Chiraz à Téhéran, de Téhéran à Hérat, à Ferrah, à Kanda-har, à Ghizni, à Caboul, à Balkh, à Samarkhand, à Khojend, à Peshaver, à Lahore. Nous le verrons toucher enfin aux bords de l’océan Indien et venir aboutir, par l’affreux désert du Mekran, aux vallées fécondes qui recueilleront, après tant de fatigues, les débris de ses troupes. Sa flotte, pendant ce temps, suivra la côte orientale du golfe Persique et devancera les Portugais à Ormuz, les Arabes à Boushir, les Anglais à Bassorah. La Bactriane, l’Arie, la Drangiane, l’Arachosie, la Gédrosie, la Carmanie, la Sogdiane, ne me disaient rien ; transporté par d’autres appellations dans le monde moderne, je me reconnais ; je frôle à chaque pas des questions vivantes, et je suis tenté de m’écrier avec les députés de Darius : On vieillirait à parcourir, fût-ce même sans combat, pareille étendue de pays ! Senescendum fore tantum terrarum vel sine prælio obeunti.

Mettons un peu d’ordre dans nos souvenirs. Nous venons d’atteindre les champs d’Arbèles, en contournant le désert de Palmyre et en allant chercher les gués de l’Euphrate et du Tigre[2]. Darius de nouveau vaincu, nous allons refaire en sens opposé la route des Dix-Mille pour venir prendre possession de Babylone. De Babylone, nous passerons jusqu’à Suse, et de Suse, nous gagnerons à travers les montagnes la grande enceinte fortifiée de Persépolis. Cette seconde campagne nous aura conduits au centre du Farsistan, nous pourrions presque dire à Chiraz ; les bords du golfe Persique ne sont déjà plus très éloignés. Remontons maintenant vers le nord, poursuivons Darius en Médie, dépassons Ecbatane, atteignons le roi fugitif à Rhagès, non loin des lieux où s’élèvera un jour Téhéran ; nous sommes enfin sur la route de l’Inde. Que nous suivions Alexandre, Nadir-Schah ou notre compatriote l’adjudant général Ferrier, l’itinéraire reste à peu près le même ; le plus sûr chemin pour arriver du bassin de la mer Caspienne au bassin supérieur de l’Indus est encore le chemin qui traverse les États du schah de Perse. On a vu, nous apprend sir John Mac-Neil, le comte Simonitch se faire conduire en voiture de Téhéran à Hérat. Ce voyage, journellement pratiqué par les caravanes, moins facile à coup sûr pour un corps d’armée, constitue ce qu’on peut appeler à bon droit la quatrième campagne de l’armée de Macédoine. La conquête de l’Afghanistan, celle du Turkestan, du Pendjab et du Sind, exigèrent également autant de campagnes distinctes ; nous en compterons donc huit depuis le départ de Tyr et avant le retour de l’armée à Suse par la Gédrosie, neuf avec ce retour, dix en y comprenant le voyage de Néarque. Ce fut l’œuvre de six ans, — six années d’un labeur ingrat, fait pour lasser les courages les plus intrépides.

L’empereur Napoléon avait fait à ses lieutenants, un lit de roses, mais il leur défendait de s’y coucher ; Alexandre eût voulu que les siens ne quittassent jamais leurs bottes de 93. Comment, leur disait-il, pourrez-vous soigner vous-même votre cheval, fourbir le fer de votre lance, votre casque, si vous laissez s’amollir ce corps qui vous est si cher ? Ces demi-dieux se font, en vérité, delà vie une idée étrange ! Le repos leur semble un affront, et l’élève d’Aristote ne se jugerait plus digne d’occuper le rang suprême s’il perdait l’habitude de la fatigue et du danger ; dans ses marches mêmes, on le voit s’exercer chemin faisant à tirer de l’arc, à monter sur un char lancé à toute vitesse et à en descendre. Æstuat infelix ! Sachons gré, après tout, à ces natures d’élite de nous montrer sous un pareil aspect la famille à laquelle nous appartenons ; la vie revêt en eux je ne sais quoi d’idéal et d’immatériel qui nous apporte comme un parfum d’immortalité.

 

APPENDICE.

La chronologie est la partie la plus défectueuse des annales de l’antiquité : je n’y attache pas pour ma part une importance exagérée, car c’est surtout le jeu des passions humaines qui m’occupe. J’ai pensé néanmoins qu’il pouvait y avoir quelque intérêt à déterminer certaines dates, quand ces dates étaient de nature à éclairer d’un nouveau jour les difficultés d’une entrée en campagne. Un de mes jeunes amis, M. le lieutenant de vaisseau Baills, au savoir duquel j’ai eu plus d’une fois recours, a bien voulu calculer pour moi l’époque probable où eut lieu l’expédition d’Alexandre contre les Mardes de la Perse orientale. (2e volume des Campagnes d’Alexandre. — L’Asie sans maître, chap. XIII.)

Quinte-Curce nous apprend qu’Alexandre quitta Persépolis sous la constellation même des Pléiades, — interiorem Persidis regionem, sub ipsum vergiliarum sidtu, petiit. — Vaugelas traduit : Il entra dans le fond de la Perse lorsque la constellation des Pléiades marque le commencement de l’hiver. MM. Auguste et Alphonse Trognon adoptent une autre version : Alexandre, écrivent-ils, pénétra dans l’intérieur de la Perse à l’époque où se lèvent les Pléiades. Droysen remarque que les Pléiades se couchent le matin en novembre, le soir au commencement d’avril, qu’elles se lèvent le matin en mai, le soir en septembre. — Le seul moment, dit-il, qui pourrait convenir à l’expédition mentionnée par Quinte-Curce serait le coucher du soir en avril ; mais alors l’année serait, ce semble, trop avancée, car on serait au commencement du printemps. M. Baills pense que la position des Pléiades, à laquelle fait allusion le texte de Quinte-Curce, établit plus rigoureusement qu’on ne serait au premier abord tenté de le croire la date du départ d’Alexandre pour l’intérieur de la Perside. Je reproduis ici son raisonnement, qui me semble très plausible et qui a de plus le grand avantage d’éclaircir cette expression si souvent employée par les historiens grecs et latins : Lever ou coucher des Pléiades.

En l’année 330 avant notre ère, m’écrit M. Baills, le lever et le coucher apparents des Pléiades avaient lieu, pour la latitude de 29° nord, qui est à peu près la latitude de Persépolis, vers le 1er mai et le 1er novembre. Ces dates ne diffèrent pas sensiblement de celles qui se rapportent à la Grèce.

Pour les habitants de Persépolis au temps d’Alexandre, le 1er mai, quelques instants avant le lever du soleil, les Pléiades se montrent à l’horizon du côté de l’orient, et disparaissent aussitôt dans les feux du soleil levant. C’est le lever des Pléiades. Elles précèdent le soleil et se couchent un peu avant lui : on ne peut donc les voir qu’à l’aube.

Pendant les mois de mai, juin, juillet, la constellation gagne de plus en plus sur le soleil, à raison d’une heure d’avance par quinze jours. Quand le soleil se lève, on a déjà assisté, depuis une ou plusieurs heures, au lever et à la montée des Pléiades.

Le 1er août, l’avance a atteint six heures : la constellation se lève à onze heures et demie du soir, et on peut la suivre dans le ciel jusqu’à cinq heures et demie du matin. Elle est alors droit au méridien. A ce moment, le soleil paraît. La deuxième moitié de la course des Pléiades au-dessus de l’horizon n’est pas visible.

Pendant les mois de septembre et d’octobre, l’avance continue toujours ; l’étoile se montre avant minuit et ne s’éteint au jour que déjà parvenue à la moitié de sa course descendante.

Le 1er novembre, l’avance est de douze heures : les Pléiades se lèvent quand le soleil se couche. Elles restent toute la nuit au ciel et ont le temps d’achever leur course totale avant l’apparition du soleil, apparition qui coïncide avec le coucher des Pléiades.

Pendant cette première période, — du 1er mai au 1er novembre, — nous avons assisté chaque nuit (à des heures variables) au lever de la constellation, jamais à son coucher. C’est pour cela que cette période s’appelle le lever des Pléiades.

Le contraire va maintenant se passer :

Pendant les mois de novembre, de décembre et une partie de janvier, l’avance continuant toujours, l’étoile se lève de plus en plus tôt dans l’après-midi : on ne peut donc la voir. Mais, après le coucher du soleil, les Pléiades, qui ne sont levées que depuis trois ou quatre heures, apparaissent au ciel du côté de l’orient, à une certaine hauteur. Puis, tandis que la nuit se  fait, elles achèvent leur trajet, et on les voit se coucher bien avant que le soleil se lève.

Le 15 janvier, l’avance est de dix-huit heures : la constellation se lève vers midi, et, pendant que le soleil descend du méridien vers l’horizon d’occident, les Pléiades montent, invisibles, de l’horizon d’orient au méridien. De sorte que, sitôt le soleil coaché, elles se montrent brusquement au point le plus haut de leur course.

Un soir, les soldats d’Alexandre, en regardant le ciel, selon leur habitude, pour y suivre leurs points de repère, aperçoivent, juste à la tombée de la nuit, leur constellation favorite an point le plus haut de sa course, presque droit au-dessus de leurs tètes. Lorsqu’ils voudront tirer parti de cette circonstance exceptionnelle en vue de la supputation du temps, ils n’auront qu’à dire, — comme ils l’ont fait : Nous étions sous les Pléiades, — sub ipsum vergiliarum sidus. — Cette position des astres répondait au 15 janvier. Ce soir-là et quelques jours avant et après, les Pléiades se trouvaient, au crépuscule, droit dans le méridien et très haut dans le ciel, puisqu’elles passaient à quatorze degrés seulement du zénith.

J’attribue, en faveur de cette interprétation, une importance particulière au mot ipsum. Ce mot est employé dans le même sens, en français, pour affirmer d’une façon plus énergique l’impression de verticalité : Sous les Pléiades mêmes. Les Grecs n’avaient pas vu, dans leur patrie, cette constellation s’élever à une telle hauteur.

Pendant les mois de février, mars, avril, l’étoile, gagnant toujours, se lève de plus en plus tôt avant midi. Quand le soleil se couche, elle a, par conséquent, déjà franchi le méridien depuis une ou plusieurs heures : sa position n’a, dès lors, plus rien de remarquable, et on ne cesse pas de la voir jusqu’à son coucher.

Vers le 15 avril, la constellation a presque rattrapé le soleil ; elle se couche à peu près en même temps que lui : on ne la voit plus ni se lever ni se coucher. Cette disparition complète ne dure qu’une quinzaine de jours ; ce qui nous ramène au 1er mai. Alors les Pléiades, ayant de nouveau dépassé le soleil, recommencent à se lever un peu avant lui et, par suite, à être visibles le matin à l’aube, pendant quelques instants. Nous voici revenus à notre point de départ.

Pendant la deuxième période,de novembre à mai, — on a pu voir toutes les nuits, à des heures différentes, le coucher des Pléiades et jamais le lever. C’est pour cette raison que la deuxième période prend le nom de coucher des Pléiades. Celte appellation, comme la précédente, peut viser, suivant le cas, soit le jour initial, soit la durée entière de la période.

Vous remarquerez que la situation au 1er août est analogue à celle du 15 janvier. Rien de particulier ne marque le lever de la constellation : on la voit monter dans le ciel et disparaître dans la lumière du jour, au point le plus haut de sa course. Le 15 janvier, c’est le contraire qui arrive : on n’a pas vu la constellation se lever, mais, dès la tombée de la nuit, on l’aperçoit subitement à ce même point culminant. Le texte latin pourrait donc, à la rigueur, s’appliquer indifféremment à l’une ou à l’autre de ces positions. La deuxième, — celle du 15 janvier, — parait toutefois de nature à provoquer une impression plus vive, car, à ce moment, tout le monde cherche les Pléiades qu’on ne voit pas encore, tandis que dans l’autre cas, — celui du 1er août, — on les a déjà reconnues depuis leur lever. D’ailleurs, entre ces deux dates, qui pourraient seules donner lieu à quelque ambiguïté, les renseignements climatériques permettront sans doute aux historiens d’opter sans hésitation, puisque la première tombe en plein été et la deuxième au cœur de l’hiver.

 

 

 



[1] Voir les Campagnes d’Alexandre. Le Drame macédonien, E. Plon et Cie, éditeurs.

[2] Voir le Drame macédonien. — E. Plon et Cie, éditeurs.