L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE VI. — DE SUSE À PERSÉPOLIS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Nous venons de conduire Alexandre d’Arbèles à Babylone et de Babylone à Suse : qui se chargera maintenant de nous diriger durant le trajet plus obscur encore de Suse à Persépolis ? Strabon évalue la distance qui sépare ces deux villes à sept cent soixante-douze kilomètres : sur toutes les cartes où j’applique avec soin l’ouverture de mon compas, je ne parviens pas à en mesurer plus de cinq cent soixante. Il est évident que les Loris et les Baktyaris ont, de tout temps, considérablement gêné les opérations topographiques dans ces provinces qu’ils désolent de leurs brigandages. Je réussis cependant à reconnaître qu’il me faudra traverser, comme m’en avait prévenu Strabon, le Choaspe, le Copratès, le Pasitigre, l’Oroatis, l’Araxe, le Médus, sans compter de nombreux affluents ; je constate également que j’aurai à m’élever ainsi d’environ quinze cents mètres au-dessus de ces plaines brûlantes et fertiles du Khousistan et de l’Arabistan qui descendent en pente douce vers le golfe Persique pour aller mourir au bord de la mer. J’aurai gagné alors le plateau de l’Iran, el, sans chercher un niveau plus bas, je pourrais de Persépolis passer à Ispahan et d’Ispahan me rendre à Ecbatane ; je ne descendrais pas, dans ce nouveau trajet, au-dessous de quinze cent soixante-seize et de quinze cent vingt-cinq mètres.

Les Mèdes, comme les Perses, comme les Mexicains établis sur le plateau de l’Anahuac, plus rapprochés que nous des espaces infinis, respirent un air pur qui offre un heureux et frappant contraste avec les épaisses vapeurs des terres chaudes. Ils doivent sans doute à cette atmosphère vivifiante la beauté et l’intrépidité qui caractérisèrent si longtemps leur race : le ciel les avait faits pour subjuguer la Susiane, la Chaldée et l’Assyrie. Dis-moi l’air que tu respires, je te dirai ce que tu es. Lord Byron est d’avis que la fable du Minotaure cache un sens profond ; Minos, suivant lui, fit de ses sujets un peuple guerrier en leur apprenant à mettre des bœufs à la broche. Voilà bien une idée anglaise ! Je suis tout à fait d’un avis contraire ; c’est chez les peuples sobres que j’ai trouvé les meilleurs soldats. Avec des olives noires et des oignons dans son sac, on peut marcher à la conquête du monde ; toutes les anguilles du lac Copaïs, toutes les grives chantées par Aristophane n’auraient pas donné du cœur aux combattants de Marathon et Je Mantinée, si le vent de l’Hellespont n’eût pris soin de balayer les miasmes qui pèsent sur les plaines de l’Attique et sur les plateaux de la Béotie.

Ces digressions, si longuement que je m’y complaise, ne pourront retarder beaucoup le moment où il faudra prendre enfin mon parti de me mettre en marche. Mais, grands dieux ! combien le terrain que je vais fouler me demeure encore inconnu ! Je n’ai épargné cependant ni mon temps ni mes peines : est-ce ma faute si les caravanes, si les archéologues s’obstinent à ne fréquenter que la route d’Ispahan à Chiraz et de Chiraz à Bender-Abbasi ? On descend constamment du nord au sud ; personne ne va plus, à l’instar d’Alexandre, d’occident en orient, de Babylone à Suse et de Suse à Persépolis. J’essayerai néanmoins de retracer tant bien que mal cet itinéraire.

La route actuelle de Suse à Persépolis va gagner la plaine de Dizful, tourne au sud, prend un nouveau point de départ à Shouster et longe alors, sur un espace de deux cents kilomètres environ, la chaîne des montagnes du Loristan, chaîne élevée de près de trois mille mètres au-dessus du niveau de lamer. Suivant la loi presque générale du système orographique de la Perse, cette chaîne se dirige du nord-ouest au sud-est. Rendus à Bebahan, nous laissons derrière nous le pays des Uxiens, car nous comprenons sous ce nom le massif montagneux qui servait de refuge aux peuplades indomptées, et la plaine qu’habitaient les tribus soumises. Les pentes de graviers et les terrains meubles vont faire place à une barrière de structure plus solide, que les torrents mêmes ne seraient jamais parvenus à percer, si le feu souterrain ne s’était chargé d’en disjoindre violemment les assises. C’est par ces ouvertures que s’écoulent les fleuves et que doivent passer les armées. Le pays déjà se transforme, l’eau suinte dans toutes les gorges, la végétation commence à tapisser les flancs des ravins ; nous abandonnons la Susiane et nous abordons, en montant rapidement, la Perside. De Bebahan à Chiraz, sur une étendue de près de trois cents kilomètres, on parcourt une région coupée de vallées et de plateaux fertiles, couverte d’épais taillis — de taillis seulement, car l’arbre proprement dit n’existe pas en Perse ; la nature du terrain n’y comporte pas de forêts — où égayée jusqu’aux cimes les plus âpres par une éternelle verdure ; mais pour arriver à la plaine qu’arrosent l’Araxe et le Médus, il nous faut encore franchir un fleuve — l’Oroatis — et traverser un défilé sinueux, — le fameux défilé de Kaleh-Sefid, dans lequel les géographes se sont accordés à reconnaître les Pyles susiennes ou persiques.

Il ressort jusqu’à l’évidence des diverses relations que j’ai compulsées qu’il n’y a probablement pas au inonde de défilés plus difficiles à forcer que les gorges montueuses de la Perside. Les avenues de Persépolis, nous apprend Chardin, sont si fortes de tous côtés, qu’on s’explique malaisément comment l’armée d’Alexandre a pu s’en rendre maîtresse. La chose paraît tout autrement inconcevable lorsqu’on est sur les lieux que quand on en lit le récit dans l’histoire. Qu’on se figure, en effet, un boyau de montagnes escarpées, gardé aux deux bouts par des buttes d’une hauteur prodigieuse, dont le sommet est plat et uni, des gorges si étroites que trois chevaux au plus y peuvent passer de front : voilà, suivant la pittoresque expression d’un observateur qui n’a pas son pareil, les corps de garde avancés de l’antique capitale des Achéménides.

Diodore de Sicile, Quinte-Curce, Justin, Plutarque, Arrien, Strabon lui-même, se sont peu étendus sur la topographie d’une région où leurs compatriotes avaient perdu l’habitude et la faculté de pénétrer ; il nous faut suppléer à cette pauvreté de détails par l’étude attentive des relations modernes. Strabon se borne à faire une remarque qui sera confirmée par les témoignages de Rich, de Buckingham, de Loftus, de Flandin : tout n’est pas dit quand on a franchi les cols du pays des Uxiens ; c’est, au contraire, à partir de ce point que les défilés se multiplient. Un immense bourrelet montagneux, connu dans l’antiquité sous le nom de mont Zagros, comprenant dans ses ramifications la Perside et la Médie, se prolonge du 40e au 28e degré de latitude nord, du mont Ararat aux pics du Farsistan. Il est telle partie de cette chaîne qui, par son étendue, par son élévation, par la vaste surface des neiges éternelles qui la couvrent, a mérité d’être comparée aux Alpes Bernoises. L’altitude du mont Rose, dans les Alpes centrales, ne dépasse pas 4.638 mètres ; le sommet du mont Ararat atteint la hauteur de 5.247 mètres, et, dans les montagnes des Uxiens, à cent soixante kilomètres environ an nord-ouest de Persépolis, le pic de Dinar paraît être plus élevé encore. Ces Alpes asiatiques, nous apprend M. Loftus, appartiennent entièrement à la formation crétacée et à l’étage inférieur de la formation tertiaire. Elles se dressent en longues et épaisses assises parallèles de calcaire compacte ou désagrégé. Par intervalles, les couches ont été brisées, et des masses rocheuses sont restées debout, isolées, avec des escarpements à pic offrant des retraites inaccessibles aux sauvages habitants de cette contrée. Diz est le nom par lequel on désigne ces forteresses naturelles, qui portent souvent à leur sommet des hectares de riches pâturages et des sources d’eau vive. Un chef indigène peut y réunir ses adhérents, défendre avec une poignée d’hommes les passes qu’il occupe, et braver ainsi pendant des mois entiers toutes les forces du gouvernement persan.

On a plus d’une fois comparé le large sillon dans lequel s’étaient établis les futurs vainqueurs des Mèdes, vers l’extrémité méridionale du mont Zagros, à la Cœlé-Syrie ; je serais très porté à croire que le rapprochement n’est qu’à demi fondé : la vallée comprise entre le Liban et l’Anti-Liban n’a point probablement l’abord si difficile. La Cœlé-Perside est un fort dont les escarpes plongent sous un angle de quelques degrés jusqu’à la profondeur de trois cents mètres ; les déchirements de la masse cristalline, à l’époque du grand soulèvement, ont sur bien peu de points du globe pratiqué d’aussi longues fissures et laissé des talus aussi verticaux. L’effort même qui a fait surgir au Mexique les trois étages superposés l’un à l’autre du Chiquihuite, des Cumbres et de l’Anahuac, n’a rien produit, dans son lent mouvement méthodique, qui rappelle les effets de la convulsion dont fut agitée, avant l’apparition de l’homme sur la terre, cette partie de l’Asie. L’Algérie a ses Portes de fer, la Grèce ses Dervends, la Provence ses gorges d’Ollioules, nulle part, à ma connaissance, on n’est exposé à rencontrer une succession aussi constante d’obstacles que celle qui attendait l’armée macédonienne, lorsqu’elle prit la résolution de traverser les terres chaudes de la Susiane pour envahir la Perside. Les derniers jours de l’automne s’étaient écoulés rapidement, on allait changer complètement de climat. Dans la Perside, dans ce Farsistan dont le nom moderne n’a pas cessé de désigner le berceau, la vraie patrie des Perses, la neige commence dès le mois de décembre à couvrir les montagnes ; le thermomètre y marque souvent plus de 20 degrés centigrades au-dessous de zéro ; les étapes sont longues, les campements pénibles, car de furieuses tempêtes viennent constamment balayer les vallées et dévaster les cimes. En revanche, la température des terres basses est devenue dans cette arrière-saison supportable. Une campagne d’hiver était donc, à tout prendre, infiniment préférable à une campagne qui eût obligé Alexandre à traverser la plaine en été.