Texte numérisé par Marc Szwajcer
Partis de Persépolis pour atteindre Ecbatane, c’est à peine si nous avons fait, après soixante-douze heures de marche, la moitié du chemin. Pour battre et subjuguer les Paré laques, Alexandre a peut-être employé moins de temps. Il nous reste encore douze étapes à parcourir, étapes de quatre, de cinq, de six, de sept, de huit, de neuf, de dix heures même de marche à l’allure ordinaire d’un cheval de bât. Remarquez bien que je ne tiens pas le moins du monde à décrire la Perse telle qu’elle est aujourd’hui ; si j’avais eu semblable pensée, je me serais imposé un labeur superflu, car la chose est faite depuis longtemps, et, à moins de reproduire dans leur intégrité le voyage de Flandin ou les pages non moins substantielles de l’Univers pittoresque, je ne sais trop comment j’aurais pu venir à bout de ma tâche. Ce que je veux connaître, c’est la Médie de Darius Codoman : les Anciens restent muets, j’interroge les voyageurs modernes, je me mets à la suite de tous ceux qui ont visité cette région montagneuse à diverses époques et en différentes saisons ; je dois arriver ainsi à me créer, en quelque sorte, une impression moyenne. Le hasard semble prendre plaisir à me seconder ; avec Flandin, je voyagerai en été ; avec Buckingham, en automne ; avec Pietro della Valle, en hiver. Les caravansérails ont changé de place, les stations ont des noms différents ; les journées de marche embrassent toujours à peu près la même étendue de terrain. Il existe d’ailleurs à mi-route une ville qui nous servira de point de repère pour raccorder ces divers récits. Gulpaïgan, qu’on ne peut se dispenser de traverser, est une ville fort semblable à Hamadan, dit Pietro della Valle, mais plus petite. Flandin y est arrivé d’Ispahan en trente-huit heures de marche, Buckingham en trente-cinq, Pietro della Valle en six jours. Les stations de Flandin ne sont pas toutes marquées sur la carte anglaise de Keith Johnston, pas plus que sur celle de Philip ; je ne les retrouve pas davantage sur la carte française d’Andriveau Goujon. J’ai vainement cherché Nasserabad, Nedjefabad, Tiroun-Kervend, Dour, Cougha ; en revanche, j’ai rencontré sur ces tracés récents la plupart des lieux où s’étaient arrêtés Pietro della Valle et Buckingham. Parti d’Ispahan le 31 mai, Flandin s’éveilla le lendemain matin à Nasserabad, grand village qui fait suite aux faubourgs de la seconde capitale de la Perse. Marchant à petite distance du Zendéroud, il en remonte la rive gauche, traverse une plaine semée démines et inculte, entre à Nedjefabad par une belle avenue qui lui rappelle le Tchar-Bagh d’Ispahan, et, après quatre heures de route, arrive à Tiroun-Kervend, grand village aussi, mais village dépeuplé. A partir de Tiroun-Kervend, la route va traverser des régions de plus en plus«montagneuses, le sol deviendra de plus en plus stérile. Flandin s’engage dans un défilé ; il lui faut monter pendant près de trois heures, cheminer entre des pentes dénuées de végétation, arides et brûlées par un soleil ardent. Il pénètre ainsi dans un bassin resserré entre des montagnes, désert en miniature où ne se montrent d’autres êtres vivants que quelques gazelles. Les montures souffrent beaucoup de la soif, et la marche s’en ressent ; on arrive enfin à Usnéh. Je constate avec satisfaction la mention d’Usnéh sur mes cartes. D’Usnéh, la caravane marche pendant cinq heures sans rencontrer un lieu propice à un temps d’arrêt ; le pays est désert et privé d’eau. Une gorge en pente roide se présente : Dans ce passage étroit où les rayons du soleil renvoyés d’un côté à l’autre concentrent une température accablante, les voyageurs éblouis et suffoqués gravissent la montagne à pas lents. La veille, un cheval est tombé frappé d’asphyxie ; cette fois, c’est un lévrier qui succombe. Enfin apparaît Dour, grand village situé dans une belle plaine. Le 4 juin, on traverse une contrée un peu moins triste, et l’on va camper à Cougha. Assis au pied d’une hante montagne derrière laquelle apparaît la chaîne des monts du Loristàn encore couverts de neige, Cougha est un grand bourg très étendu, entouré de beaucoup de jardins, dans lesquels la végétation est entretenue par de nombreux courants d’eau. Nous ne sommes plus qu’à une heure de marche de la petite ville de Gulpaïgan ; jetons, avant d’y entrer, un coup d’œil en arrière. Que pensez-vous de la route que Flandin vient de nous décrire ? Vous paraît-il facile de faire la guerre en Perse ? Il ne suffît pas de dire : Nous en avons vu d’autres en Afrique. L’Afrique a ses épreuves, mais on n’y est pas jeté à une telle distance de la mer, loin de ses magasins, loin de ses réserves, et je ne crois pas qu’on y soit condamné à d’aussi longues étapes. Quand je songe que c’est au cœur de l’été, en plein mois de juin, qu’Alexandre va passer de la Perside en Médie, je ne puis m’empêcher de prendre en pitié ses fantassins. Ils auront voyagé de nuit, me répondra-t-on. Lever le camp la nuit, suivre des chemins inexplorés au milieu d’une obscurité profonde, n’est pas chose aussi commode à l’essai qu’on serait tenté de le croire, quand on en voit la pratique recommandée dans les livres. Je ne sais pas si les chameaux sont plus dociles que les mulets ; quant aux mulets, fût-ce même des mulets dressés, à plus forte raison si ce sont des mulets sauvages, j’affirme qu’il y a souvent nécessité de les charger à la clarté du jour. En somme, nous pouvons déjà conclure de ce qui nous a été raconté par Flandin, que la fin du printemps ou le commencement de l’été n’est pas précisément la saison qu’il convienne de choisir pour se mettre en campagne à travers les gorges de la Médie. Pietro della Valle fit le trajet de Bagdad à Ispahan au mois de février. Il se plaint souvent d’avoir à cheminer au milieu d’une campagne déserte ; les eaux parfois sont si mauvaises que personne n’a voulu se fixer dans le pays. Buckingham me paraît avoir rencontré la saison la plus favorable ; il voyage de la fin de septembre aux premiers jours d’octobre, évitant ainsi les chaleurs suffocantes de l’été, tout en devançant les pluies torrentielles de l’automne. Les Anglais se sont appliqués à étudier, an point de vue militaire tout autant au moins qu’au point de vue scientifique, le climat de la Perse orientale ; c’est aux majors Saint-John, Lovett, Evan Smith, c’est surtout au major général sir Frédéric Goldsmid, qu’il faut nous adresser, si nous voulons nous former une idée juste des alternatives de sécheresse et d’humidité auxquelles on doit s’attendre dans un pays qui n’avait jamais été observé d’aussi près, d’une façon aussi complète qu’il le fut, pendant les années 1870, 1871 et 1872, par la commission de délimitation anglo-persane. L’abondance des pluies, nous apprennent les observateurs éminents dont nous invoquons le témoignage, diffère sensiblement d’une partie à l’autre de la Perse, alors même que les conditions orographiques semblent les mêmes : l’est et le sud sont beaucoup plus secs que le nord et que l’ouest. Les portions les plus arrosées de la vallée du Tigre ne reçoivent pas la moitié des pluies qui tombent sur les côtes du sud et du sud-est de la mer Caspienne... Sur la majeure partie du plateau, on espère un peu de pluie en novembre pour les premières semailles ; en décembre, il tombe généralement de la neige ; il en tombe aussi en février. Puis viennent les pluies de mars et du commencement d’avril ; après quoi, il n’y a plus que des orages passagers dans les montagnes jusqu’au retour de l’hiver. N’étaient les hautes chaînes qui emmagasinent l’humidité sous forme de neiges, les neuf dixièmes de la Perse ne seraient qu’un aride désert, comme l’est aujourd’hui la moitié de la Perse. Dans les conditions actuelles, la culture, sar la majeure partie du territoire persan, n’est possible qu’à l’aide de l’irrigation artificielle, soit par des canaux, soit par ce système de puits que complètent des conduits souterrains, appelés kanat ou karis, conduits particuliers au plateau iranien... Sur tout le plateau intérieur, on ne trouverait pas, dans la saison sèche, un seul cours d’eau qui ne soit guéable. Les principales étapes de Pietro della Valle et de Buckingham se nomment : Tchulisijiah, Debab, Rhamed-Abad. Pietro della Valle est trop concis dans sa narration pour que nous puissions compter sur lui pour nous servir de guide ; Buckingham, au contraire, est un guide incomparable ; toutes ses observations me semblent frappées au coin d’un esprit pratique. Je suis heureux de le trouver presque toujours d’accord avec l’adjudant général Ferrier, un soldat qui voyage en soldat plutôt qu’en touriste. Ferrier et Buckingham ont évalué à six kilomètres environ la longueur du farsang, mesure itinéraire généralement usitée en Perse ; c’est sur cette évaluation que je base mes calculs, et puisque les Persans comptent soixante-deux farsangs d’Ispahan à Hamadan, je me crois autorisé à mettre entre ces deux villes une distance de trois cent soixante-douze kilomètres. Flandin nous a montré la Médie aux premiers jours de juin ; Buckingham nous peindra cette contrée telle qu’il l’a vue de la fin de septembre au commencement d’octobre. La terre desséchée n’a pas encore reverdi, les ruisseaux taris restent vides ; la Perse de Flandin et celle de Buckingham vont, je le crains, se ressembler beaucoup. Les faubourgs ruinés d’Ispahan laissent, en toute saison, quand on les traverse, un sentiment indéfini de tristesse ; les villages, en Perse, sont meilleurs à voir que les villes. Des champs de blé donnant leur troisième récolte annuelle, des jardins arrosés par de nombreux canaux, des arbres en abondance, annoncent à Buckingham l’approche du petit village de Nourshirwan. C’est le premier endroit habité dont le voyageur anglais fasse mention ; Nourshirwan est situé un peu à droite de la route royale qui a conduit Flandin d’Ispahan à Nedjef-Abad. Comme Pietro della Valle, c’est à Tchulisijiah que Buckingham s’arrête. Route toujours aride, nous dit-il, large plaine à droite, bornée par une chaîne éloignée et uniforme de montagnes, succession de collines schisteuses sur la gauche ; pas une maison, pas un bruit d’être vivant, pendant près de cinq heures. De Tchulisijiah à Dehah, en passant par Usnéh, l’aspect du pays reste le même : Rien que des plaines pierreuses ou des collines de schiste bleu ; horizon fermé par des montagnes dans toutes les directions, sans un arbre ou un arbrisseau ; pas une goutte d’eau sur la route, pas même la moindre mare ; aux stations, l’eau des puits est saumâtre. Nous ne sommes pas cependant dans le Guermsir, dans les terres chaudes de la Perse ; nous sommes sur ce plateau qui garde presque partout une altitude moyenne de quinze cents et de seize cents mètres. Ne devions-nous pas nous attendre à un plus riant paysage ? Dehah est situé dans une étroite vallée, entre des rochers nus ; de Dehah au petit fort de Rahmed-Abad, ou à la station plus fréquentée de Dour, la physionomie du pays ne change pas. On marche sur un terrain désert, semé de plaques schisteuses de roches brunes ; on s’avance au milieu d’une solitude complète qu’encadrent au loin ces montagnes brûlées du soleil qui font songer au bord oriental de la mer Rouge, à la côte desséchée de l’Arabie. Les troupeaux de gazelles aperçus par Flandin fuient aussi devant Buckingham ; les deux voyageurs nous communiquent, l’un au cœur de l’été, l’autre au début de l’automne, des impressions tout à fait identiques. Près de Dehah, il y avait encore de nombreux jardins ; les derniers peupliers se sont montrés à Ali-Abad. Quelques bourgs chétifs, Kalou, Eshen, Dumbon, offriront à boire aux mules ; ce n’est qu’à Rahmed-Abad que les hommes trouveront à étancher leur soif. Signalons bien haut ce Rahmed-Abad aux capitaines qui voudront marcher sur les pas d’Alexandre ! Le lieu est misérable, désolé, sans jardins, mais l’eau y est potable. On n’a pas tous les jours pareille rencontre en Perse. Pietro della Valle décrit Rahmed-Abad comme un château bâti sur le roc, escarpé de tous les côtés et de très difficile accès. Il prétend que ce château est désigné par les habitants du pays sous deux noms différents : Les uns, dit-il, l’appellent Rahmed-Abad ; les autres, Chimeiran. Le lendemain, Pietro della Valle couche à Waneshoun, qu’il nomme, dans sa lettre à Mario Schipano, Oniscion ; l’étape suivante le conduit à Gulpaïgan. Ce sont là des indications trop sommaires pour que nous en puissions tirer le moindre parti ; Pietro della Valle, en fait de géographie, est un peu de l’école des Anciens ; il se borne aux grandes lignes et néglige même très souvent des détails que Xénophon eût eu garde de passer sous silence. Buckingham heureusement est là, toujours prêt à combler les lacunes qui laisseraient quelque vide dans notre itinéraire. De Rahmed-Abad il nous conduit en trois heures de marche sur un terrain schisteux et stérile, au petit village de Khompeach, et de Khompeach, par un chemin comparativement facile, parcouru en deux heures et demie, à l’entrée de la vallée où nous devons trouver Waneshoun, avec ses huit cents maisons entourées de jardins, — huit cents maisons, si, depuis 1825, on ne les a pas brûlées — Traversons maintenant la plaine toute semée de villages — Sefer-Abad, Dey Koutchek, Khallah-Daulah, Khallah-Min ; — en moins de trois heures nous aurons rejoint Pietro della Valle et Flandin à Gulpaïgan. Pietro della Valle traduit le nom de Gulpaïgan par champ de roses ; il se trompe : Gulpaïgan veut dire : la ville des gens qui ont du mortier aux pieds ; c’est un vénérable cheikh qui l’a dit à Buckingham. Gulpaïgan est une ville ; on mérite bien ce nom, quand on renferme deux mille habitations et cinq ou six mille habitants. Dans cette ville, on trouve trois mosquées, cinq caravansérails et plusieurs rues couvertes qui servent de bazars. Si nous portons nos regards en avant, nous pouvons maintenant prendre espoir, le plus gros de la route est fait ; en moins de trente-six heures, nous ferons notre entrée dans Hamadan. Là, nous rencontrerons une seconde Perside, des pics sourcilleux et des vallées fécondes. Déjà la voix de Flandin ne fait plus entendre que par intervalles ses notes découragées ; de Gulpaïgan à Lélian, il n’a pas un mot d’amertume. Le pays est très riant, Peau y coule à pleins bords, les prairies sont remplies de bestiaux et de juments, la campagne est bien cultivée, quatorze villages la remplissent. Le lendemain, cependant, le pays reprend son aspect sauvage. La Perse montagneuse ressemble à la vie de l’homme ; elle a ses alternatives de mélancolie et de sourires. Vous traversez Amarat, Khadom-Gàh, Usundjoun : quelle contrée désolée ! Vous franchissez une colline, quelle vallée fertile ! quelle plaine enchanteresse ! Une large rivière s’épanche vers le nord, réjouissant les yeux de l’éclat de son cours limpide, caressant de son frais et doux murmure les oreilles. Je ne sais quelle idée ont eue les Aryens d’adresser au feu leurs hommages ; c’est par l’eau qu’ils auraient dû commencer. Chavah, grâce à la rivière qui l’arrose, voit son territoire couvert de cultures et semé de villages ; on quitte cette vallée charmante pour aller, à neuf heures de là, coucher à Barbend, et l’on rentre soudain dans le pays triste. Cette impression sera de courte durée ; nous n’avons plus qu’une petite montagne à gravir ; du sommet facilement atteint se découvrira tout à coup la grande et belle plaine d’Hamadan. Une première rivière à passer à gué, une seconde rivière plus large à traverser sur un pont, tels sont les seuls obstacles qui nous séparent encore de la capitale de la Médie. Buckingham a peine à comprendre comment les monarques
persans ont pu se résoudre à échanger la résidence d’Ispahan pour celle de
Téhéran, où l’eau est mauvaise et l’air insalubre.
Ce qui m’étonne davantage, c’est que les califes de Bagdad aient pu laisser
déchoir du rang qu’elle occupait l’antique Ecbatane, une
ville où pendant huit mois le climat est délicieux, et qui, après
avoir servi de trésor royal aux Achéménides, puis aux successeurs
d’Alexandre, rendit, grâce à la force exceptionnelle de ses murailles, le
même service aux Parthes. Les Arabes craignent moins le soleil que la glace,
et l’hiver est rude en Médie : telle est probablement la raison déterminante
qui les empêcha de placer le centre de leur empire dans une des vallées du
mont Zagros. Dès la fin de septembre, Buckingham, campant au village de
Khadom-Gàh, à trois heures de marche de l’intersection des routes de
Kermanshah et d’Hamadan, non loin de ces vergers de Hufta, dont il nous vante
les excellentes pêches, constate, pendant la
nuit, une forte gelée. A Giaour-Si, près de
Chavah, à dix-sept heures de marche d’Hamadan, le froid devient, le 28
septembre, plus intense encore. Avec Pietro della Valle nous avons, au mois
de février, l’hiver médique dans toute sa rigueur. La montagne qu’on
rencontre en sortant de Gulpaïgan est couverte d’une énorme épaisseur de
neige. Hamadan, écrit le gentilhomme romain,
tout heureux de pouvoir se réchauffer à Ispahan, est
un des pays les plus froids que j’aie jamais vus. Nous y avons trouvé
beaucoup de glace dans les rues, et jusque dans les chambres, où nous
faisions cependant un grand feu, toutes les liqueurs gelaient ; l’encre même
n’en était pas exempte. Cette température rigoureuse n’empêche pas les
jardins d’Hamadan d’être remplis d’arbres fruitiers et de vignes. On a beau
se trouver par deux mille mètres environ d’altitude, quand on est de plus de
cinq degrés au-dessous du parallèle de Naples, on a bien quelque droit de
s’attendre à voir mûrir le raisin. La plus grande largeur de la Médie, suivant Strabon, était de sept cent cinquante-quatre kilomètres. Polybe nous montre cette province maîtresse des Portes Caspiennes et touchant aux montagnes des Tapyres, peu éloignées de la mer d’Hyrcanie. Hérodote l’étend vers le nord jusqu’au neuve Halys ; il ajoute : De la Colchide à la Médie, la distance est courte ; entre les deux pays il ne se trouve qu’une nation — les Saspires ; — en sortant de chez eux, on est chez les Mèdes. Ce n’est pas cette vaste contrée qui en ce moment nous occupe ; nous n’en avons encore étudié que l’arête centrale, la portion que Polybe nous décrit, entrecoupée de larges vallées et de vallons étroits ; nous nous sommes tenus sur la lisière des montagnes occupées par les Cosséens ; quand nous nous rapprocherons de la Parthiène, nous pénétrerons réellement dans la région sèche, pierreuse et stérile que les géographes anciens avaient, bien à tort selon moi, englobée dans l’appellation générale de Médie. La Médie ne devrait pas dépasser les contreforts du mont Zagros. Le pays d’où sortaient les chevaux niséens, l’hippobotum, ne saurait être, en effet, confondu avec cette terre dont la livrée est constamment brune et grise, où l’eau est rare, où plaines et montagnes apparaissent également déboisées. Livrée à elle-même, la monarchie persane n’opposerait probablement pas une bien longue résistance aux armées de la Russie ; la campagne qui s’ouvrit au mois de juillet 1826 pour se terminer le 22 février 1828 par le traité de Tourkmantchaï, nous a donné la mesure des efforts qu’on pourrait attendre d’une puissance qui n’a suivi que de loin les progrès récemment accomplis par les nations européennes dans l’art de la guerre. Mais la possession de la Perse ouvrirait aux Russes le chemin de l’Inde, et l’on doit admettre que des projets sérieusement offensifs ne s’accentueraient pas sans provoquer une intervention énergique de la part de l’Angleterre ; c’est dans cette éventualité que la position stratégique de la Médie, de cette province qui occupe, suivant l’expression de Polybe, le centre de l’Asie, reprendrait sur-le-champ toute son importance. La Perse envahie serait tout au moins soutenue par de larges subsides et par des envois d’armes ; elle ne manquerait pas de chercher un dernier refuge pour son indépendance au sein de la longue intumescence qui, coupant obliquement l’Asie, s’en va, du Pont-Euxin, mourir, vers le sud-est, aux bords du golfe Persique. La principauté du mont Zagros tiendrait encore une belle place dans le monde, si l’on y comprenait le Pont et l’Arménie. Les grandes dominations auront toujours besoin d’États intermédiaires qui adoucissent entre leurs surfaces anguleuses les frottements ; un empire assyrien ne connaîtrait pas un jour de sécurité s’il se trouvait en contact immédiat avec un empire scythe ; il serait dans la situation de la France vis-à-vis de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie. Ce fut au septième siècle avant notre ère, si ma mémoire en cette occasion est fidèle, qu’un courant d’invasion s’épancha des rives de la mer Caspienne et vint inonder le royaume de Juda, la Chaldée, la Mésopotamie. Les montagnes tremblèrent, les collines se choquèrent de terreur, quand un peuple monté sur des chevaux rapides, sur des chevaux tout bardés de fer, s’abattit, comme un ouragan, au milieu des vergers de Dan et d’Ephraïm. La nature a donné aux régions du soleil trois remparts contre la débâcle des masses hyperboréennes : le Caucase, le mont Zagros, l’Hindou-Kouch ; malheureusement, elle a laissé à ces masses toujours menaçantes un chemin qui n’a jamais été si largement ouvert qu’aujourd’hui. Les flottilles du Volga — je suppose des flottilles disposées à renouveler les prouesses des anciens Normands et aussi bien organisées que le fut la flottille de Boulogne — pourraient verser en six jours d’Astrakan à Enzeli un flot d’hommes qui couvrirait la Perse et ne tarderait pas à submerger l’Inde. Le chemin de fer dont la construction vient d’être concédée à la Russie, le chemin de Resht à Téhéran, ne nuirait probablement pas à cette invasion ; je crois même qu’on peut dire qu’il y aiderait beaucoup[1]. La Babylonie, la Syrie et l’Élymaïde ne seraient préservées que par le mont Zagros. Le sort de l’empire ottoman n’intéresse que l’Europe ; celui de l’antique monarchie des Achéménides et des Parthes décidera de l’avenir de l’Asie orientale. Voilà pourquoi les campagnes d’Alexandre méritent d’attirer notre attention, là même où les écrivains de l’antiquité ne leur ont consacré qu’une rapide étude. Ce sont des préoccupations toutes modernes qui m’ont donné, comme au grand captif de Sainte-Hélène, la tentation de refaire ce morceau. |
[1] Cette concession, nous assure-t-on, vient d’être retirée à la compagnie qui l’avait obtenue, mais bien plutôt par suite d’un caprice princier que pour des raisons stratégiques.