Texte numérisé par Marc Szwajcer
Les Susiens n’auraient pu se passer de satrape ; le roi de Macédoine n’alla pas chercher celui qu’il leur destinait parmi ses favoris ; il trouva plus sûr de confirmer l’autorité du gouverneur institué par Darius. Partout l’administration se soumettait avec empressement ; la conquête n’avait aucun intérêt à la désorganiser ; seulement, à Suse, comme à Babylone et à Memphis, Alexandre prit la précaution de placer la force militaire dans les mains des Macédoniens. Archélaüs occupa la ville avec une garnison de trois mille hommes ; Mazare, un des hétaïres, eut le commandement de la citadelle, Callicrate fut chargé de la garde des trésors. Les détachements se multipliaient ainsi à l’infini, et l’effectif de l’armée peu à peu se fondait, mais en même temps l’armée y trouvait l’avantage de ne conserver dans ses rangs que des hommes valides ; l’occupation des places fortes était, en effet, confiée aux soldats affaiblis par les marches ou par l’âge. Au moment de s’engager dans des opérations qui lui présageaient tant de fatigues, Alexandre recula devant la responsabilité cruelle d’associer la malheureuse famille de Darius à ces nouveaux labeurs. La pacification des provinces lui parut assez avancée pour qu’il pût laisser sans danger à Suse ces gages infortunés de sa victoire. La mère et les enfants de Darius auraient-ils bien eux-mêmes osé, en ce moment, taire des vœux imprudents pour leur délivrance ? Un instinct secret ne les avertissait-il pas qu’il n’y avait plus de refuge assuré pour la famille du souverain vaincu que dans le camp respectueux du vainqueur ? L’empire croulait, les populations débonnaires et douces s’abandonnaient, sans pensée de retour, au joug du conquérant ; les autres ne voyaient dans le monarque qu’elles s’apprêtaient à entraîner au fond de leurs déserts qu’un instrument, une sorte de roi fétiche propre à servir encore de centre à la résistance. Darius était déjà pour les Bactriens, pour les Arachosiens, pour les Saces et les Massagètes qui l’entouraient, bien moins un souverain obéi qu’un prisonnier. Les satrapes qui entendaient user de son nom, de son titre jusqu’à la dernière heure, ne lui auraient pas permis, quand il l’eût voulu, d’abdiquer ; mais le culte rendu par la vieille piété nationale au sang vénéré de Cyrus ne rencontrait plus que d’hypocrites fidèles à Ecbatane. Sisygambis et les jeunes princesses jouissaient d’une sécurité complète auprès d’Alexandre ; la captivité devenait pour elles un bienfait, du moment qu’elle les préservait des atteintes d’un Bessus. La résignation de cette royale famille ne pouvait d’ailleurs être que d’un bon exemple pour les Perses ; Alexandre avait donc tout intérêt à la montrer au peuple conquis entourée des égards que lui dicta, dès le premier jour, son âme généreuse. Oh ! grands politiques, soyez bons ! La bonté, quand elle n’est pas le lâche déguisement de la faiblesse, est encore le plus adroit des calculs. Alexandre s’était fait un devoir de traiter Sisygambis en reine ; il voulut désormais l’honorer comme une seconde mère. Souvent Sisygambis avait essayé de se prosterner à ses pieds : les Asiatiques ne savent pas témoigner autrement leur soumission et leur reconnaissance. Alexandre relevait doucement l’auguste captive : Non, ma mère, lui disait-il, ce n’est pas à vous de me rendre honneur, c’est à moi d’observer les coutumes de votre nation. Chez vous, un fils n’oserait jamais s’asseoir en présence de sa mère avant d’en avoir reçu la permission ; je resterai debout, tant que vous ne m’aurez pas fait signe de prendre un siège. Voilà bien le cœur d’un héros ! A qui le spectacle de la grandeur déchue pourrait-il inspirer le respect, si ce n’est à ces nobles esprits que leur condition non moins que leur audace met sans cesse aux prises avec la fortune ? De Tyr aux champs d’Arbèles, d’Arbèles à Babylone, de Babylone à Suse, Alexandre n’avait rencontré qu’un pays ouvert ; pour achever son œuvre, il lui faudrait bientôt aborder la région scabreuse où les Perses, an temps de Cyrus, vivaient encore d’une existence nomade. On aurait donc très probablement, avant d’arriver sous les murs de Persépolis, à livrer des combats de montagnes contre des tribus résolues à défendre une indépendance séculaire. Ce seraient là de bien autres luttes que ces grandes batailles rangées dont on était sorti vainqueur avec si peu de perte : Alexandre prit ses précautions en conséquence. Qu’on se rappelle qu’il ne pouvait subir un échec à une telle distance de ses bases d’opération, sans s’exposer à être englouti avec sa petite troupe dans un soulèvement général. Le roi de Macédoine s’appliqua d’abord à raffermir la discipline, ébranlée par les délices passagères de Babylone. Il doubla ensuite la force numérique de son unité tactique. Les mores ou cohortes s’étaient composées jusqu’alors de cinq cents hoplites ; Alexandre en porta l’effectif à mille hommes. Les chiliarques, nous dirions aujourd’hui les chefs de bataillon, furent nommés, comme aux premiers jours de la république française, à l’élection ; seulement, ce ne fut pas aux soldats mêmes que le roi voulut laisser le soin de faire un choix aussi délicat ; il institua des juges dont il promit de respecter la sentence, à la seule condition que ces juges feraient publiquement connaître les motifs qui avaient dicté leur décision. L’armée tout entière interviendrait ainsi, bien que d’une façon indirecte, dans le noble débat. Alexandre, ne l’oublions point, était maître absolu à Pelta ; au milieu de son camp, il lui fallait compter avec son armée. A chaque instant les soldats se rassemblent ; ils décernent des grades, ils prononcent des arrêts de vie ou de mort. Formée de tous les contingents que lèvent à grand renfort de dariques Olympias et Antipater, l’armée d’Alexandre a pour base la phalange macédonienne et le corps des hétaires. Les hétaires et la phalange constituent, sous les ordres du jeune souverain qui les guide, une sorte d’oligarchie dans cette république fédérative. La grande compagnie catalane qui, au quatorzième siècle, conduite par Roger de Flor, saccagera les États de l’empereur de Byzance avant d’aller s’emparer de ceux du duc d’Athènes, ne présentera pas une autre organisation. Il lui manquera cependant le respect héréditaire qui contribua si puissamment à retenir, au sein des plus dures épreuves, les soldats macédoniens dans le devoir. Alexandre était un généralissime à la façon des rois de Sparte ; pareils généraux, quand ils sont rompus à leur épineux métier dès l’enfance, maintiennent facilement leurs prérogatives ; l’élection, si audacieusement qu’elle s’exerce, ne va pas jusqu’à les atteindre. Alexandre ne compromettait donc en rien son autorité lorsqu’il demandait à ses soldats de lui désigner parmi eux les plus braves ; Napoléon n’a pas craint d’imiter maintes fois au lendemain des grands chocs cet exemple. Le premier qui, dans l’armée grecque, obtint à Suse la palme décernée au courage, fut un vétéran, Adarchias. On l’avait vu, sous les murs d’Halicarnasse, se distinguer au milieu de ces vieux soldats qui ramenèrent les jeunes bataillons ébranlés à l’ennemi. Antigène, Philotas, Amyntas, Antigone, Lynceste, Théodote, Hellanicus, reçurent également, pour prix de leur valeur, le commandement d’une cohorte. Par l’émulation qu’il créait ainsi, le roi se proposait surtout d’entretenir l’enthousiasme qu’il craignait de voir, à la suite des fatigues prévues, insensiblement décliner. Une autre innovation, plus importante encore, eut pour objet de mettre un frein à la prépondérance macédonienne. Alexandre agissait en vertu des pouvoirs qui lui avaient été déférés par l’assemblée des Grecs réunis à Corinthe ; il tenait à le rappeler à ses compatriotes aussi bien qu’à ses auxiliaires. II y avait eu au début autant de cavaliers que d’États représentés par leurs contingents ; désormais, il n’y aurait plus qu’une seule cavalerie, une cavalerie grecque, dont les chefs seraient indistinctement choisis dans toute l’armée. Les anciennes divisions de territoire devaient s’effacer ; il fallait que les soldats d’Alexandre en perdissent jusqu’au souvenir. La Grèce devenait une, et ce n’était ni la Macédoine ni la Thrace qui allaient conquérir l’Asie ; c’était l’antique Hellade. Dans la pensée secrète du conquérant, l’Hellade, ce serait bientôt le monde. Les levées en masse ont porté, de nos jours, un coup mortel à la profession de soldat ; le métier des armes est, à vrai dire, une industrie perdue ; dans la société antique, au contraire, comme au moyen âge, une foule de gens en vivaient. Hoplites et hippiques, reîtres et lansquenets, se présentaient aux officiers recruteurs avec leurs armes et prenaient immédiatement place dans le rang. Point n’était besoin de les soumettre à un fastidieux apprentissage, ils se trouvaient d’emblée en état d’exécuter toutes les manœuvres connues. Alexandre eut donc peu de peine à encadrer dans ce qui lui restait de vieilles troupes les jeunes conscrits accourus de la Grèce. On évalue à cent cinquante mille hommes les renforts qu’il reçut à diverses reprises de ses États d’Europe. Son grand embarras ne fut pas de les dresser à évoluer ; le difficile fut de leur apprendre à obéir, car ces nouveaux soldats, pour la plupart, n’étaient pas nés ses sujets. Le fils de Philippe, par bonheur, possédait au plus haut degré cette qualité suprême qui donne au troupeau un chef : le don du commandement. Proxène de Béotie, nous dit Xénophon, était fait pour commander à d’honnêtes gens ; il n’avait pas ce qu’il faut, pour inspirer à des aventuriers le respect ou la crainte ; Cléarque, d’un autre côté, toujours dur et cruel, ne pouvait obtenir de ses soldats que les sentiments qu’ont les enfants pour leur pédagogue. Ni Proxène ni Cléarque n’auraient accompli les campagnes d’Alexandre. Ce n’est pas d’eux qu’il eût fallu attendre ces admirables paroles : Je ne suis pas venu en Asie pour exterminer les nations ; j’y suis venu pour que les hommes soumis par mes armes n’aient point à s’affliger de mes victoires. Eussent-ils d’ailleurs tenu le langage d’Alexandre, qu’ils n’auraient probablement pas eu le pouvoir de contraindre les troupes indisciplinées qu’ils commandaient à y conformer leur conduite. On peut être un bon général sans avoir en soi l’étoffe d’un demi-dieu. Vers la fin du mois de novembre de l’année 331 avant Jésus-Christ, tout se trouva prêt pour la reprise des opérations ; un seul signal, et l’armée se mettait en marche. Décamper sans trouble et sans bruit n’est pas le propre de la première troupe venue. Dans l’armée grecque elle-même, avant les réformes apportées pendant le séjour à Suse, si l’on voulait lever le camp, on donnait l’ordre aux trompettes de sonner le départ. Alexandre décida qu’à l’avenir les trompettes se tairaient et qu’on décamperait à la muette. Il fit dresser près de la tente royale un mât de signaux. Du feu la nuit, de la fumée le jour, devait suffire pour transmettre des ordres qui n’avaient pas besoin d’être portés à la connaissance de l’ennemi par toutes ces sonneries tapageuses. L’armée manœuvrait déjà en silence ; elle contracta peu à peu l’habitude de se glisser d’une façon discrète, je serais presque tenté de dire sournoise, hors de son camp. C’est ainsi que la force qu’elle pouvait avoir perdue par tous les déchets qui atteignent une troupe en campagne, par la mort, par les maladies, par les congédiements, Alexandre s’efforçait de la lui rendre par la discipline. Peut-être eût-il pris moins de peine avec ses vieux soldats, peut-être aussi les eût-il trouvés trop infatués de leurs nombreux triomphes pour oser entreprendre de les plier à de nouveaux usages. La moindre réforme s’impose difficilement à des soldats auxquels on a souvent répété qu’ils étaient les premiers soldats du monde ; la défaite les rend généralement plus dociles, mais Alexandre entendait bien épargner aux siens cette leçon, et, avec une activité qu’on ne saurait trop vanter et faire ressortir, il profitait du moment où les rangs se rajeunissaient pour réaliser les perfectionnements qu’il mûrissait depuis longtemps dans sa tête. |