Texte numérisé par Marc Szwajcer
La destruction de Perse polis fut-elle, comme l’affirme Diodore de Sicile, arrêtée dans la pensée d’Alexandre, le jour où les Macédoniens rencontrèrent aux Pyles persiques la résistance inattendue d’Ariobarzane ? Si le fils de Philippe avait, en effet, conçu ce dessein implacable, sa résolution n’eût pu qu’être confirmée par l’horrible apparition qu’il vit se dresser sur son passage, aussitôt que l’armée eut traversé l’Araxe. Huit cents Grecs environ, en habit de suppliants, venaient à sa rencontre. Les malheureux — nous l’avons dit au début de ce livre[1], — avaient été réduits à l’esclavage par les prédécesseurs de Darius ; la plupart étaient déjà d’un âge avancé ; tous portaient les traces de mutilations cruelles. Alexandre, en les voyant, ne put retenir ses larmes. Il songea un instant, nous assure Diodore, à renvoyer ces infortunés dans leur patrie ; quel accueil pouvaient s’y promettre des vieillards courbés sous le faix des ans et défigurés ? La captivité leur avait créé de nouvelles familles : pour celles-là du moins il n’était pas à craindre que leurs infirmités les rendissent jamais un objet de dégoût. La triste égalité du malheur les tenait rassemblés ; ils vivaient en commun, cachant au fond de l’Orient lointain la honte de leur supplice ; l’air de la patrie les tuerait quand il leur faudrait le partager avec des gens heureux. Ce fut à peu près en ces termes qu’Euthymon de Cymes se chargea d’exprimer au roi les justes répugnances de ses compagnons. Quelques-uns cependant, séduits par les arguments et surtout par l’exemple de l’Athénien Théétète, préférèrent revoir leurs pénates ; ils se déclarèrent prêts à profiter sur l’heure de l’offre généreuse qui leur était faite. L’histoire ne dit pas s’ils eurent à s’en repentir. Le divin Ulysse, après dix ans d’absence, ne fut reconnu que par un chien galeux, le pauvre et fidèle Argos, un chien qui se mourait, rongé par la vermine, sur un tas de fumier ; ajoutons cependant que, sans avoir la mémoire d’Argos, Télémaque et Pénélope montrèrent que, chez l’homme, le cœur peut quelquefois être aussi bien placé que chez la brute. Ni les rides d’Ulysse, ni son teint hâlé par les longues épreuves, ni les haillons sordides dont il était couvert, n’arrêtèrent un instant, quand il se fut nommé, les transports du fils et de l’épouse empressés à se jeter dans ses bras. Ulysse n’avait subi que les injures du temps et celles de la misère ; que fût-il advenu si, avant de regagner Ithaque, il eût eu le malheur de passer par les mains de quelque Artaxerxés ? Les Grecs en somme qui se rangèrent à l’avis d’Euthymon adoptèrent le parti le plus prudent Ils se contentèrent de demander au roi de les prendre, là où il les avait trouvés, sous sa protection. Alexandre la leur accorda sur-le-champ : il fit distribuer, avec sa libéralité habituelle, à chacun de ces suppliants, trois mille francs environ, dix vêtements complets, deux couples de bœufs, cinquante moutons et vingt-six hectolitres de blé pour ensemencer les terres qui leur furent assignées. L’habitude du travail et la fertilité de la plaine de Merdasht feraient le reste. La pitié était satisfaite, la justice l’était-elle ? Pas encore. Jupiter, vengeur de la Grèce, s’est enfin décidé à ouvrir les yeux : user de clémence dans ce retour du sort serait méconnaître la volonté du maître de l’Olympe. Les Barbares ne s’attendaient pas au pardon ; saisis d’épouvante, ils se hâtaient déjà d’évacuer la ville ; Alexandre ne laissa pas à cette population éperdue le temps d’opérer sa retraite. Arrivé par une marche forcée sous les murs de Persépolis, il y fit à l’instant entrer la phalange. L’enceinte et les principales avenues de Persépolis avaient été rapidement occupées ; pouvait-on refuser à l’armée ce qu’elle demandait à grands cris : une journée au moins de pillage ? Contraindre à la modération, au respect des vaincus, des hommes habitués par état au carnage, n’est pas chose si facile qu’on pense. Excitez la meute par vos encouragements et par vos fanfares, poussez-la sur la piste sanglante, et quand, la gueule en feu, elle aura fini par forcer la bête, négligez de lui donner la curée ; vous ne trouverez plus le lendemain que des chiens sans ardeur. La guerre est aujourd’hui une opération mathématique ; on y combat de loin, l’ennemi est devenu un être collectif qu’on ne joint pour ainsi dire jamais corps à corps ; il n’est donc pas nécessaire d’apporter dans la lutte l’élan farouche d’Achille, la furie indomptable de Cynégire. Au temps d’Alexandre la soif du sang faisait partie des vertus du soldat ; des hoplites philosophes, des archers et des cavaliers humanitaires, ne seraient pas arrivés au cœur de la Perside. Voyez plutôt dans les champs de l’Asie le Câlinât grec ! Xénophon se montrera peut-être envers ses compagnons moins brutal que Cléarque ; vis-à-vis des Carduques et des Perses il sera tout aussi impitoyable ; Socrate lui-même, devant Amphipolis, eût-il fait exception à la règle commune ? Je le vois bien charger sur ses épaules Alcibiade ; Barbare, je n’aurais pas embrassé sans crainte ses genoux. Un vers de l’Iliade est si vite prononcé ! Patrocle, le fils de Ménèce est mort et il valait mieux que toi. Il n’en fallait pas davantage à cette époque pour que le glaive fumant se plongeât sans remords dans la gorge du vaincu. Je ne comprends donc pas toutes les déclamations dont le sac de Perse poli s fut l’objet, de la part des sophistes grecs d’abord, des rhéteurs romains ensuite. La sensibilité romaine surtout me touche peu, et Rome en vérité me paraît ridicule quand, avec les annales que nous lui connaissons, elle ose encore, à la face du monde, faire mine de s’attendrir. Alexandre a lâché ses limiers altérés de vengeance ; les soldats se précipitent en masse vers la ville. Tous les habitants qu’un funeste hasard a mis sur le passage de ces hordes sanguinaires, tous ceux qui veulent défendre l’accès de leurs demeures sont impitoyablement massacrés. La fureur et l’avidité des Macédoniens, en ce jour néfaste, ne connurent pas de bornes. Le sang coulait à flots, le sol était jonché de tissus précieux et de meubles que les vainqueurs s’arrachaient mutuellement des mains et jetaient tout à coup de côté pour courir à une proie qui leur semblait plus riche. Le désespoir des malheureux qui se sentaient pressés de toutes paris, leurs cris de terreur ou de rage ajoutaient encore au désordre ; les uns couraient se précipiter du haut des murailles avec leurs femmes et avec leurs enfants ; les autres mettaient de leurs propres mains le feu à leurs maisons et s’y laissaient brûler vifs ; des familles entières disparaissaient ainsi en un instant étouffées par les flammés. Toute ville livrée à la soldatesque a offert le même tableau. Alexandre ému intervint ; il donna Tordre de respecter les femmes et de s’abstenir de toucher aux ornements qu’elles portaient. Les vainqueurs au quatrième siècle avant notre ère se piquaient rarement de pareils scrupules ; nous sera-t-il permis d’en faire honneur à l’âme généreuse et chevaleresque d’Alexandre ? Parler de la clémence du roi de Macédoine sur les ruines de Persépolis serait peut-être mal choisir son moment ; je me garderai donc d’insister. Beaucoup de villes prises d’assaut ou réduites par la famine à capituler ont été saccagées comme Persépolis ; Thèbes et les villes soulevées de la Thrace furent traitées plus cruellement encore. La richesse de Persépolis explique seule l’immense retentissement qu’eut dans le monde entier son désastre. La prospérité de cette ville, prend soin de remarquer Diodore, ne pouvait avoir d’égale que l’adversité qui finit par l’atteindre. Gardée par des boulevards qu’on avait crus jusqu’alors infranchissables, la capitale de la Perside était, non sans raison, réputée « la plus riche cité qui fût sous le soleil ». Il n’était guère de maison où l’on ne trouvât d’opulentes réserves d’or et d’argent monnayés. Le butin dépassa toutes les espérances ; ajouté à celui de Damas, d’Arbèles, de Babylone, de Suse, il eût suffi pour enrichir à jamais tous les soldats de la Macédoine, de la Grèce, de l’Épire, de la Thessalie, de la Thrace. Il n’y a que le Nouveau Monde dont la découverte ait aussi profondément modifié l’équilibre financier des États et la valeur représentative des métaux. Si les aventuriers espagnols se sont crus assez riches pour ferrer d’argent leurs chevaux et leurs mules, les soldats d’Alexandre leur avaient donné l’exemple ; on les vit, après le pillage de Persépolis, garnir de clous d’argent leurs sandales. Ce n’était certes pas l’intérêt d’Alexandre d’amollir par tant de richesses les vainqueurs d’Issus et d’Arbèles ; quel est le conquérant qui a pu éviter cet écueil ? Quand la soldatesque eut reçu la satisfaction qu’il eût été si difficile de ravir à ces troupes tumultueuses, Alexandre voulut à son tour savoir quelle part la fortune lui réservait dans la dépouille des Perses : Tiridate ouvrit devant lui les portes du trésor. Là des monceaux d’argent, d’immenses amas d’or s’étaient accumulés depuis le temps de Cyrus. On évalue la valeur de ces trophées opimes à six cent soixante millions de francs. Une seule fois dans l’histoire moderne, les favoris de Mars et de Bellone ont vu leurs efforts récompensés par un pareil spectacle : ce fut le jour où, après avoir pénétré dans Alger, les soldats du général Bourmont reçurent l’ordre d’aller mesurer au boisseau et re-muer à la pelle les piastres entassées par les successeurs de Barberousse, sous les voûtes de la Kasbah. Alexandre possédait désormais d’inépuisables ressources pour imprimer un nouvel élan à la guerre ; ces ressources, il ne fallait pas les laisser, dans une province d’accès si difficile, à la merci de quelque soulèvement. Une partie servirait à défrayer les dépenses courantes de l’armée ; le reste, sous bonne escorte, serait expédié à Suse. Tout ce qu’on put rassembler de mulets et d’autres animaux de bât — vingt mille suivant Plutarque, — fut employé avec trois mille ou cinq mille chameaux, — le chiffre varie selon les historiens, — à ce déplacement commandé par une sage prévoyance. |