L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE II. — ENTRÉE D’ALEXANDBE ET DE L’ARMÉE MACÉDONIENNE A  BABYLONE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Il a existé des grands hommes avant Agamemnon, nous dit très judicieusement Horace ; il y a eu aussi de grandes villes avant Rome, avant Paris et Londres. L’enceinte extérieure de Babylone enveloppait un espace sept fois plus considérable que le périmètre actuel de notre capitale. Cette enceinte carrée, dont chaque côté n’avait pas moins de vingt-deux kilomètres de longueur, renfermait, il est vrai, suivant la remarque d’Aristote, bien plutôt un peuple qu’une cité. On peut la comparer à la ligne de première défense que forment aujourd’hui autour de Paris nos forts détachés. La cité proprement dite possédait une seconde enceinte, les temples et les palais avaient également leurs remparts ; ils formaient à l’intérieur de la ville comme autant de citadelles distinctes. Sur une superficie de près de cinq cents kilomètres carrés, cent soixante-cinq seulement étaient occupés par les habitations ; le reste demeurait consacré aux vergers et à la culture. La ville, en la supposant investie, pouvait ainsi trouver dans son sein même des vivres pour un long siège. L’Euphrate la traversait et la partageait en deux quartiers : d’un côté, la cité royale, avec ses fameux jardins suspendus, une des sept merveilles du monde ; de l’autre, la cité ouvrière. Cinquante rues, dont vingt-cinq aboutissaient au fleuve, et quatre boulevards, bordés d’une seule rangée de maisons faisant face aux murailles, divisaient cet ensemble en six cent soixante-seize îlots. Les rues avaient quarante-cinq mètres de large ; les murailles, couronnées par des tours, quatre-vingt-quatre mètres de haut sur vingt et un mètres d’épaisseur ;les maisons, trois et quatre étages. Cent portes d’airain massif donnaient accès sur la campagne. Tout cet amas de briques s’est rapidement effondré en poussière : de longues rides sur la plaine, le cadavre chaldéen, quand il est tombé en dissolution, n’a pas laissé derrière lui autre chose. Il n’y a que les villes de marbre et de granit qui puissent avoir l’espoir de se survivre encore dans leurs ruines ; le calcaire parisien ne ferait peut-être pas beaucoup meilleure figure devant les outrages du temps que l’argile séchée au soleil de la Mésopotamie. Là, quand le voyageur sent butter son cheval, il ne prend même pas la peine de se baisser : Ce n’est rien, se dit-il, encore quelque vieille cité disparue ! Le sol est, en effet, partout semé de ces décombres sous lesquels reste enfoui jusqu’au nom des peuples qui se sont succédé dans la vaste et féconde plaine. Du vingt-quatrième au sixième siècle avant notre ère, durant plus de dix-huit cents ans, l’empire babylonien a connu des vicissitudes dont la trace en majeure partie nous échappe. Les conquérants ont beau enfler leur grosse voix dans les inscriptions pompeuses que la science est parvenue à déchiffrer, ces héros dont la figure s’épanouit sur les ruines, ne méritent guère que nous nous occupions d’eux ; une masse abjecte courbée sous une verge de fer n’est point faite pour tenir une place importante dans les annales de la civilisation. Honneur immortel à l’Egypte, à la Grèce et à la Judée ! Paix et oubli aux cendres de Ninive, de Babylone et d’Angkor ! La reine Sammouramit a élevé des digues pour retenir l’Euphrate dans son lit ; une autre reine, Neith la Victorieuse — la Nitocris d’Hérodote — a fait creuser un lac, immense déversoir imité du lac Mœris ; seuls, les Prométhées de Memphis, d’Athènes et de Jérusalem ont songé à ravir le feu du ciel. Que sont devenus les immenses travaux des deux reines ? Le lac s’est comblé, le fleuve a rongé ses rives ; sans Hérodote, il  ne resterait pas même le souvenir de l’utile et fastueux labeur.

La grande splendeur de Babylone date de Nabuchodonosor : cette splendeur, faite des sueurs de milliers de captifs, a duré trente-six ans. L’année 538 avant Jésus-Christ, Cyrus s’empara de la fière cité. Les ténèbres de la nuit le favorisèrent ; il pénétra dans la ville par le lit de l’Euphrate, après avoir détourné le fleuve dont le lac de la reine Ni toc ris se trouva tout prêt pour recevoir les eaux. Le fils du roi, Bel-Sar-Oussour — le Balthazar de la Bible — s’était chargé de défendre Babylone pendant que son père, à la tête de l’armée, tenterait au dehors le sort des armes. Balthazar se laissa surprendre au milieu d’un festin ; il tomba égorgé dans les bras de ses concubines. Les cèdres du Liban, suivant la prophétie d’Isaïe, se réjouirent au bruit de sa chute. Les chefs de la terre, les rois des nations, qui avaient précédé le fils de Nabounahid au séjour des mânes, vinrent à sa rencontre : Te voilà donc aujourd’hui semblable à nous I Les vers se repaissent de celui devant qui la terre tremblait et qui fut si longtemps le fléau des peuples ! Commentes-tu tombé du ciel, ô Lucifer ? » Pour Babylone cependant ce n’était encore que la déchéance, la soumission au vainqueur étranger ; la ruine prédite par les prophètes, ces hardis contempteurs des prospérités humaines, devait venir plus tard. Des révoltes multipliées la provoquèrent : Darius, fils d’Hystaspe, rasa les murailles élevées parles rois sémites ; Xerxès renversâtes temples de Bel, de Nébo et de Mérodach. La cité ravagée ne conserva plus qu’une enceinte, — non pas cette immense enceinte extérieure, dont tout un peuple avait peine à garnir les créneaux, — mais une enceinte réduite, telle que la pouvait défendre la garnison imposée par les Perses. Ce dernier boulevard, la rancune des vaincus n’attendait qu’une occasion pour en ouvrir les portes. Cyrus avait relégué dans l’ombre la caste sacerdotale, qui, de temps immémorial, détenait le pouvoir ; Xerxès avait outragé ses dieux ; il était naturel que la savante et puissante aristocratie appelât de ses vœux un vengeur. Arbèles l’émut comme une espérance ; Alexandre savait à n’en pas douter qu’il trouverait des alliés empressés dans la place.

Chaque race a ses instincts : l’instinct des Asiatiques est de se soumettre au vainqueur. Alexandre atteignait à peine les rives du Tigre qu’il vit venir à lui Mazée, le futur gendre de Darius, Mazée qui, dans les champs d’Arbèles, avait failli arracher aux Macédoniens la victoire. Oublieux de ce qu’il devait à son roi, le fier satrape se donnait sans réserve : il livrait à la fois et la ville qui l’avait reçu fugitif dans ses murs, et ses propres enfants déjà d’âge à porter les armes. Une émulation de servitude allait rendre au roi de Macédoine toutes les conquêtes faciles. La citadelle, gardienne d’un trésor important, aurait pu résister ; elle se soumit avec autant d’empressement que la ville. Alexandre trouva la route jonchée de fleurs et de couronnes, bordée de chaque côté d’autels d’argent. Partout fumait l’encens, partout s’exhalaient les parfums les plus précieux. Le roi avait rangé son année en bataille, se demandant encore s’il entrerait dans cette grande cité sans combat ; il dut ployer ses phalanges en colonnes, pour suivre le cortège venu à sa rencontre. Poètes, musiciens, astronomes investis du sacerdoce, se jetaient à l’envi aux pieds du nouveau Gyrus. L’office des poètes en Asie a toujours été, comme le fait observer Quinte-Curce, de chanter les louanges des rois, non pas des rois tombés dans la poussière, mais de ceux qui ont su éviter la borne où se brisent les chars. Les acclamations d’un peuple enivré se mêlaient d’ailleurs aux accords de leur lyre. La science moderne s’est chargée de nous expliquer cet enthousiasme : la vieille religion de la Chaldée, le culte de Bélus et des astres prenait sa revanche sur le déisme intolérant qui l’avait longtemps opprimée.

C’est toujours une heureuse fortune pour une dynastie nouvelle que d’avoir à réparer les torts des souverains qu’elle remplace. Babylone avait été cruellement traitée par les conquérants iraniens ; Alexandre forma le dessein de lui rendre son éclat et son importance. Le séjour des Macédoniens dans la capitale de la Chaldée se prolongea pendant près d’un mois. La discipline de l’armée fut loin d’y gagner. Coucher sous un toit est déjà d’un funeste effet pour des guerriers habitués à vivre sous la tente ; quand la mollesse de l’Asie vient, à ce bien-être passager, mêler ses séductions énervantes, il n’est que temps de plier bagage. Mieux vaut encore user les sabots de ses chevaux que l’énergie morale de ses soldats. Mais avant de se mettre en marche pour la Susiane, le vainqueur de Darius avait, dans la Babylonie, plus d’une mesure à prendre.

Avec ce rare bon sens qui fut, quoi qu’en aient pu penser Athènes et Corinthe, sa qualité maîtresse, Alexandre commença par faire à Babylone ce qui lui avait si bien réussi en Egypte : l’autorité civile y demeura distincte et indépendante du pouvoir militaire ; Mazée fut nommé satrape de la Babylonie ; Apollodore d’Amphipolis eut le commandement des troupes. Alexandre lui laissa deux mille fantassins et cinq millions de francs pour faire de nouvelles levées de soldats ; la citadelle fut placée sous la garde d’Agathon et de sept cents Macédoniens assistés par trois cents mercenaires.

L’ancien collecteur des taxes, Bagophanès, s’était montré trop empressé envers le nouveau maître pour qu’on ne lui conservât pas ses fonctions ; nul mieux que lui ne savait ce qu’on pouvait exiger d’une province qui, au dire d’Hérodote, fournissait à elle seule le tiers des subventions réclamées pour l’entretien des troupes dans toute l’étendue de la monarchie. Les revenus de la Babylonie auraient donc amplement suffi à solder la petite armée grecque ; mais ce lut surtout dans le trésor royal, la moindre des réserves amassées sur différents points du territoire par les soins prévoyants des rois de Perse, que le roi de Macédoine jugea bon de puiser à pleines mains pour distribuer des gratifications à ses soldats. Il en sortit des sommes considérables : chaque cavalier macédonien reçut cinq cent cinquante francs, la part du cavalier étranger fut de quatre cent soixante, celle du fantassin de cent quatre-vingt-quatre.

Assuré désormais de la soumission de la Chaldée et comptant à bon droit sur l’élan de ses troupes, Alexandre, dans les premiers jours du mois de novembre de l’année 331, leva son camp de l’Euphrate et prit sans plus tarder la route de Suse.