L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE III. — DE BABYLONE À SUSE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

J’ai découvert sans trop de peine des voyageurs modernes qui avaient fait la route d’Arbèles à Babylone ; je ne me suis pas aussi facilement procuré des guides qui pussent me conduire de Babylone à Suse : M. Dieulafoy n’était malheureusement pas encore revenu de sa mission scientifique en Perse. Quand on va chez les Bactyaris ou chez les Loris, disaient à Eugène Flandin les muletiers de Ker-manchâh, on n’en revient jamais. Deux autres voyageurs français, MM. de la Guiche et Texier, durent également renoncer à visiter la Susiane, bien qu’ils aient eu un instant l’espoir d’y pénétrer, en prenant Chiraz pour point de départ. Les plaines du Khousistan semblaient devenues inabordables, de quelque côté qu’on se présentât pour en forcer l’accès. Deux officiers anglais s’y hasardèrent sans une suffisante escorte ; ils furent impitoyablement massacrés ; seul le major Rawlinson réussit à prendre une connaissance rapide et sommaire des ruines signalées au douzième siècle par le juif Benjamin de Tudèle, ruines que depuis cette époque toutes les missions scientifiques plaçaient au premier rang dans le programme de leurs explorations. Pour venir à bout de son entreprise, le major anglais fut obligé d’attendre que le shah de Perse envoyât une armée contre les Bactyaris ; il se joignit à une troupe de deux mille hommes, et passa ainsi sans encombre à travers les montagnes, où demeurent établis, comme au temps de Cyrus, les descendants indomptés des Uxiens et des Cosséens.

Ce n’était pas encore là cependant le voyage qu’avait fait Alexandre. Le roi de Macédoine était venu à Suse en partant de Babylone, et non pas en partant d’Ispahan. Eu fi a je rencontrai ce que je cherchais : un membre de la commission mixte chargée de délimiter les confins de la Perse et de la Turquie, M. William Kennett Loftus, m’apprit, entre autres choses, comment il était parvenu, en l’année 1852, à se rendre de Bagdad à Shouster ; je pouvais, en raccompagnant, me croire à peu de chose près sur le chemin direct de Babylone à Suse[1].

Il est une remarque à laquelle je m’attends et qui n’a pu cependant me décourager. A quoi bon, me dira-t-on sans doute, consulter les voyageurs modernes ? Espérez-vous bien vous faire ainsi une idée des difficultés qu’eut à surmonter Alexandre ? Une contrée transformée en désert présente-t-elle quelque analogie avec un pays jadis florissant, semé presque à chaque pas de villes et de villages, habité par une population qui s’était attachée au sol, qui le fertilisait, le cultivait, l’arrosait ? Je réponds à cette objection : La constitution géologique est restée la même, la nature et la configuration du terrain pas plus que le régime des vents n’ont changé ; nous avons donc tout sujet de penser qu’au quatrième siècle avant notre ère, la Susiane — le Khousistan actuel — avait, comme aujourd’hui, ses vastes solitudes dont l’aridité ne pouvait être conjurée par aucun effort humain. La S arda igné n’était-elle pas insalubre sous la domination romaine ? Et pourtant la Sardaigne passait alors pour un des greniers de Rome. Ni la densité de la population, ni l’intensité des défrichements n’avaient sensiblement modifié les conditions défavorables du climat ; les marais persistaient en dépit des efforts constants qu’on faisait pour les dessécher. Lorsque Flandin, Buckingham, Loftus ou Layard tremblent de la fièvre, je soupçonne à bon droit la Perse de Darius de n’avoir pas épargné cette épreuve aux soldats de la Grèce et de la Macédoine. Les eaux de l’Euphrate et du Tigre, malgré les déversoirs qui leur furent ménagés, n’ont jamais cessé d’inonder en certaines saisons les terres basses de la C h aidée et de la Susiane.

Alexandre, dit simplement Arrien, marche vers Suse ; il arrive en cette ville le vingtième jour. Le célèbre historien anglais Grote prend Arrien au mot : Marche facile, dit-il, à travers une contrée abondamment pourvue. Toute riche et fertile qu’elle ait pu être, la Susiane n’en avait pas moins, au temps de Strabon comme au nôtre, un climat de feu. N’admettons pas, j’y consens, que l’orge dans les sillons frétillât au soleil, comme les pois dans la poêle ; ne nous figurons pas les lézards grillés à mi-chemin quand ils tentaient de traverser les rues en plein midi ; mais ne mettons pas en doute que, pour protéger les maisons contre l’excès de la chaleur, on fût obligé d’en recouvrir les toits de près d’un mètre de terre. A Shouster, non loin de l’antique Suse, vous trouverez encore aujourd’hui, pendant la saison d’été, les habitants blottis dans leurs serdabs, — en persan zirzamin, souterrain — tant que le soleil demeure au-dessus de l’horizon ; quand l’astre a disparu, ils sortent de leur tanière pour aller s’étendre et dormir à la belle étoile sur leur terrasse. Les serdabs sont des sous-sols taillés dans le roc, des sous-sols munis de cheminées qui y établissent à la façon des ventouses un courant d’air ; sans serdabs, il serait impossible de résister au souffle desséchant de la fournaise. On attribue, dit avec raison Strabon, ces chaleurs excessives à la haute chaîne de montagnes qui intercepte, du côté de la frontière septentrionale, les vents du nord. Tel est aussi l’avis de M. Loftus.

Alexandre, heureusement pour ses troupes, n’aborda point la Susiane dans la saison brûlante ; ce fut au mois de novembre de l’année 331 avant Jésus-Christ, qu’il entreprit celte expédition. Sa confiance dans les conséquences de la bataille d’Arbèles paraît avoir été sans limites, car, non content de marcher avec le gros de son armée sur Babylone, il avait dépêché vers Suse un autre corps, probablement peu considérable, sous la conduite de Philoxène. Pour se rendre d’Arbèles à Suse, sans se jeter dans les montagnes de la Médie, je ne connais pas d’autre route que celle qui vient toucher le Tigre à Bagdad, et se dirige ensuite à l’est-sud-est vers Shouster. Cette route n’a pas moins de sept cent quarante kilomètres[2]. Celle qu’aurait eu à parcourir Alexandre, lorsqu’il prit son point de départ de Babylone, en eût mesuré à peu près trois cent quatre-vingt-six, si Alexandre eût marché directement sur Agra pour y franchir le Tigre ; mais Alexandre paraît avoir remonté plus au nord. Il atteignit en six jours I’éparchie de Sittace, contrée riche en subsistances, nous dit Diodore de Sicile. Ce détour portait à quatre cent trente-cinq kilomètres la distance à franchir. Pour arriver dans l’espace de vingt jours sous les murs de Suse, il a donc fallu que l’armée macédonienne, fidèle à ses habitudes, continuât de mettre un intervalle de vingt-deux kilomètres entre ses étapes[3].

Rejoignons notre guide, M. Loftus, à Mendelia, non loin du site qu’occupa jadis l’antique Agra, sur la rive gauche du grand fleuve. La saison est à peu près la même ; c’est vers le milieu de janvier de 1852 que l’intrépide Anglais se prépare à son périlleux voyage de trois cent vingt-deux kilomètres à travers le désert de Dizful. La région que je traversais, écrit M. Loftus, appartient aux Beni-Lâm, tribu arabe qui reconnaît nominalement l’autorité du pacha de Bagdad. Pendant l’hiver et durant le printemps, les nombreuses tribus persanes des Feyli-Lours descendent de leurs retraites montagneuses, et viennent faire paître leurs troupeaux dans ces mêmes plaines. Le pays se trouve alors occupé par deux races distinctes qui ne parlent pas la même langue ; il en résulte des conflits perpétuels. C’est là que Kelb-Ali-Khan, chef des Lours Segwend, assassina deux de nos compatriotes, Grant et Fotheringham.

Après avoir erré pendant deux jours au milieu de collines de sable, M. Loftus put passer à gué la Kerkhah et arriver sain et sauf à Dizful.

Les deux principales villes qu’on rencontre aujourd’hui dans les plaines du Khousistan sont Dizful et Shouster : Dizful, le Manchester de la Perse ; Shouster, la cité ruinée qui fut à son apogée de grandeur de l’année 242 à l’année 273 de notre ère, alors que le second monarque de la dynastie sas-sanide, le roi Sapor, se servait du dos d’un empereur romain pour se mettre en selle. Les ruines de Suse sont situées entre la Kerkhah et Dizful, à vingt-trois kilomètres environ, dans la direction du sud-ouest, de cette ville. Une branche du Choaspe, sous le nom d’Eulée, baignait les murs de l’antique citadelle et allait rejoindre le Pasitigre — le Tigre du nord-est — qui débouchait dans le golfe Persique. Outre le Choaspe, l’Eulée et le Pasitigre, une quatrième rivière, le Koprates, arrosait la plaine. Le Koprates est aujourd’hui la rivière de Dizful, le Choaspe se retrouve dans la Kerkhah, le Pasitigre dans le Karoun ; l’Eulée a disparu. L’Eulée était un canal artificiel dont les eaux du Choaspe se sont détournées ; le lit que l’Eulée occupait subsiste encore ; il est marqué par une dépression qui n’a pas moins de deux cent soixante-dix mètres de large, et dont la profondeur varie de quatre à six mètres. Ce fossé desséché fut autrefois l’Ulaï du prophète Daniel ; le vieux voyageur Benjamin de Tudèle le vit, en 1173, partager la ville de Shoush en deux quartiers reliés par un pont. A cette époque, Shoush possédait encore, avec de très grands et très beaux édifices anciens, une population de sept mille juifs et quatorze synagogues.

Quelques auteurs ont cru reconnaître dans la ville de Shouster une ville moderne bâtie sur remplacement de Suse ; ces auteurs se trompaient : entre Shouster et Suse il n’y a pas moins de soixante kilomètres. Ainsi que l’indique son nom, Shouster n’est que le petit Shoush, une ville de date comparativement récente, née des débris de la grande cité. Saccagée et détruite parles successeurs d’Alexandre, Suse avait laissé dans le voisinage de Shoush quatre monceaux de ruines ; d’énormes tranchées pratiquées par les Anglais en ont fait sortir des temples, des palais, des remparts de briques. On a vu tout à coup apparaître au jour la grande salle où l’Assuérus de la Bible, le Xerxès de l’histoire, tenait ses cours plénières et donnait ses festins ; on l’a vu apparaître avec ses magnifiques rangées de colonnes présentant une façade de cent cents mètres de long, sur une profondeur de soixante-treize mètres. C’est là que venaient s’asseoir aux jours de fête les princes de la cour et les ministres, les gouverneurs des provinces, les premiers d’entre les Perses et les plus illustres d’entre les Modes : de tous côtés se balançaient suspendues des tentures de la couleur du ciel. D’autres tentures blanches et de couleur hyacinthe s’étendaient d’une colonne à l’autre, soutenues par des cordons de lin teints de pourpre. Des lits d’or et d’argent étaient dressés sur un pavé de jaspe, de porphyre et d’albâtre ; le vin se buvait dans des vases d’or. Quel cadre magnifique pour montrer au peuple assemblé la beauté de l’altière Vasthi !

Les habitants de Suse attendaient-ils quelque intervention étrangère ? Appelaient-ils de leurs vœux, comme les Chaldéens, quelque joug moins pesant que celui des montagnards de la Perside ? On serait porté à le croire, tant la soumission fut empressée et complète ; Babylone n’avait pas montré plus de zèle à faire fête et joyeux accueil au vainqueur. L’Asie n’était pas habituée à rencontrer des maîtres de la trempe vigoureuse et douce d’Alexandre. Ce que nous pouvons lui souhaiter de mieux, s’il est dans sa destinée de subir encore quelque jour la loi de la conquête, c’est d’être une seconde fois aussi bien servie par la Providence.

Deux ou trois étapes tout au plus séparaient l’armée macédonienne de Suse, quand un courrier expédié par Philoxène vint annoncer au roi que la seconde capitale de Darius avec ses immenses trésors était déjà au pouvoir du faible détachement qui avait reçu l’ordre de s’en rendre maître. A cette nouvelle, Alexandre se hâte de gagner les bords du Choaspe. Le satrape de Suse, Abulites, l’y attendait avec des présents d’une magnificence royale. Darius avait fait venir douze éléphants de l’Inde ; Abulites les offrait au vainqueur, il lui offrait en même temps des dromadaires renommés pour la rapidité de leur «ourse. Que pouvaient signifier ces offrandes, dont Aristobule dut être porté à exagérer la valeur, auprès des incroyables richesses renfermées dans la citadelle ? Les rois de Perse n’entretenaient pas d’armée permanente ; aussi, quelle que fût la magnificence dont la renommée les entourât, étaient-ils loin d’employer annuellement leurs revenus. Ce sont surtout les dépenses militaires qui épuisent les Etats, Chacune des capitales de la monarchie possédait un trésor amassé d’âge en âge par les successeurs de Cyrus, Alexandre franchit le Choaspe, entra dans la ville dont le peuple était prêt à baiser la poussière de ses pas, et mit la main sur la somme incroyable de deux cent vingt millions de francs en lingots et de sept cent soixante-deux millions en argent monnayé : la prévoyance des souverains de la Perse tournait ainsi malheureusement à leur ruine ; ce fut en effet leur opulente épargne qui paya les levées faites en Grèce et les soumissions achetées en Asie.

 

 

 



[1] Le chemin direct certainement, mais, suivant M. Dieulafoy, le plus périlleux et le plus désert.

[2] Suivant M. Dieulafoy, qui connaît admirablement cette partie de la Perse, la route la plus généralement suivie d’Arbèles à Suse passait par Bisutoun et Kermansbah, d’où la vallée de la Kerkhah conduit directement à Ditful.

[3] M. Dieulafoy pense qu’Alexandre se sera d’abord porté à Sittace, autrement dit, à Bagdad, et de Sittace à Amarah, pour remonter ensuite vers Aïwan-Karkhah. De cette façon, il aura évite toutes les difficultés qu’a rencontrées Loftus.