PARIS — E. DENTU — 1866
PRÉFACE.CHAPITRE PREMIER.La naissance et la jeunesse du chevalier d'Éon. —Ses premiers ouvrages et ses premiers amis. — Sa chasteté exceptionnelle. CHAPITRE II.Situation de la France vis-à-vis de l'Europe en 1755. — Hostilités avec l'Angleterre. — Histoire de l'impératrice Élisabeth et du marquis de Lachétardie. — La princesse commerçante et ses associés. — Lestoc, le sceptre et la roue. — Inclination de la tzarine pour Louis XV. — Bestuchef-Riumin et le marquis de Valcroissant. — Mission occulte du chevalier d'Éon et du chevalier Douglass à Saint-Pétersbourg. — Singularités du gouvernement de Louis XV. — Les ministres officiels et les ministres secrets. — Prétentions de Louis XV et du prince de Conti au trône de Pologne et à la main d'Élisabeth. — Le chevalier d'Éon agent politique et matrimonial. — Instructions diplomatiques officielles. — Moyens de correspondance. CHAPITRE III.Comment le chevalier d'Éon s'acquitta de sa mission en Russie. — Détails secrets sur la cour. CHAPITRE IV.Élisabeth se réunit à la France et à l'Autriche. — Affaire de la note dite secrétissime. — Instructions du marquis de L'Hospital. — Lettre de M. Rouillé au chevalier Douglass. — Le chevalier d'Éon apporte à Versailles l'accession d'Élisabeth. — Testament politique laissé par Pierre Ier à ses successeurs. — Plan de domination universelle. CHAPITRE V.Inaction de l'armée russe ; situation difficile des généraux. — Le grand-duc et la grande-duchesse se vendent. — Négociations officielles et texte du marché. — L'union de la France et de la Russie est sur le point d'être rompue pour un baptême. — Le marquis de L'Hospital appelle le chevalier d'Éon à son secours. — Troisième voyage du chevalier d'Éon, boiteux, à Saint-Pétersbourg. — Chute et arrestation de Bestuchef. — Circulaire russe annonçant cet événement à l'Europe. CHAPITRE VI.Négociations des projets de royauté du prince de Conti. — Il se brouille avec Mme de Pompadour. — Abandon des négociations entamées. — Élisabeth veut s'attacher pour toujours le chevalier d'Éon. — Refus de celui-ci. — Ses lettres à M. Tercier et à l'abbé de Bernis. — Le chevalier d'Éon rentre en France. — La petite vérole. — Première — lettre du marquis de L'Hospital relative à la Terza Gamba. — Entrée du chevalier d'Éon à l'armée du Haut-Rhin. — Son attachement à la famille de Broglie. — Hauts faits du chevalier d'Éon. — Il est blessé. — Hoëxter, Ultropp, Meinloss et Osterwick. — Seconde lettre du marquis de L'Hospital sur la Terza Gamba. — Mort de l'impératrice Élisabeth Petrowna. CHAPITRE VII.La Russie abandonne l'alliance franco-autrichienne. — Mort de Pierre III. — Lettre du marquis de L'Hospital sur l'avènement de Catherine II. — Le pacte de famille. — Le duc de Nivernais envoyé à Londres avec le chevalier d'Éon. — Portrait du duc de Nivernais. — Moyens secrets par lesquels on obtient la paix. — M. Wood et son portefeuille. — Compliment du marquis de L'Hospital au chevalier d'Éon sur les préliminaires de la paix. — Traité de Paris et de Londres. — Insurrection à Londres. — Le docteur Wilkes et le docteur Mulgrave. — Le chevalier d'Éon appelé en témoignage. — Il apporte à Versailles la ratification du traité. — Étonnement du duc de Praslin, et billet du duc de Nivernais à ce sujet. — La croix de Saint-Louis. — Lettre du duc de Choiseul. — Grand projet de Louis XV sur l'Angleterre. — Ordre secret donné au chevalier d'Éon. — Le duc de Nivernais s'ennuie à Londres. — Le comte de Guerchy est nommé ambassadeur de France en Angleterre. — Craintes du duc de Praslin sur le nouvel ambassadeur. — Le chevalier d'Éon est nommé résident, puis ministre plénipotentiaire à Londres. — Lettre du duc de Nivernais. — Le sylphe et l'œuf tondu. — Les seigneurs français dégraissés. — Dernier compliment et dernière épigramme du marquis de L'Hospital. CHAPITRE VIII.Disgrâce du maréchal et du comte de Broglie. — Le chevalier d'Éon est l'objet d'une secrète correspondance entre le comte de Broglie et Louis XV. — Mme de Pompadour met tout en œuvre pour découvrir la correspondance. — Interrogatoire du chevalier d'Éon. — Il est trahi. — Moyen qu'emploie Mme de Pompadour pour arracher le secret du roi. — L'orgie nocturne et la clé d'or. — La perte du chevalier d'Éon est résolue. — Instructions données au chevalier d'Éon contre l'ambassadeur. — Instructions données à l'ambassadeur contre le chevalier d'Éon. — Fermeté inébranlable de ce dernier. — Emportement du duc de Praslin et attaques du comte de Guerchy. — Ripostes du chevalier d'Éon. — Il quitte l'hôtel de l'ambassade et se retire dans une maison particulière. CHAPITRE IX.Le chevalier cède en partie aux instances du duc de Nivernais. — Lettre de Louis XV. — L'homme et le monarque. — La griffe et la main. — Ordre de rappel du chevalier d'Éon. — Effet que produit sur lui cette disgrâce. — Une comédie. — Première scène. — Le bravache aventurier. — La provocation. — Deuxième scène chez milord Halifax. — Le billet d'honneur. — Le comte de Guerchy cherche à faire passer d'Éon pour fou. CHAPITRE X.Louis XV venant au secours du chevalier d'Éon. — Lettres du contrôleur général et du duc de Choiseul. — Complot contre le chevalier d'Éon. — De l'opium dans son vin. — Il est gravement incommodé. — Proposition de promenade à Westminster. — Prudence de d'Éon. — Le serrurier et l'empreinte d'une serrure. — Déménagement. — Le chevalier d'Éon à Louis XV. — Le duc de Praslin envoie à Londres une demande d'extradition et des exempts pour s'emparer du chevalier d'Éon. — Double jeu de Louis XV. — Il écrit au comte de Guerchy et prévient le chevalier d'Éon. — Mesures de défense. — On refuse l'extradition. — Découragement du comte de Guerchy. — Il cherche à capituler. — Son parlementaire est pris de terreur panique à la seule vue du chevalier d'Éon. — Lettre de celui ci au comte de Guerchy. — Il refuse de rendre ses papiers sans un ordre exprès du roi. — Lettre de M. de Guerchy à Louis XV, et note du sieur Monin. — Billet du roi à M. Tercier. — Persécution du ministère français contre le chevalier d'Éon, ses parents et ses amis. — Il est déclaré traître, rebelle à l'État, et privé de ses appointements. — Sa résignation et son dévouement silencieux à la volonté de Louis XV. — Il est abandonné de ses amis. — Lettre à sa mère. CHAPITRE XI.La guerre continue entre le comte de Guerchy et le chevalier d'Éon. — Projet d'assassinat révélé par Treyssac de Vergy. — Le comte de Guerchy est mis en accusation par les grands jurés de Londres. — Il quitte l'Angleterre, et meurt de chagrin. CHAPITRE XII.Louis XV manifeste enfin sa façon de penser. — Reconnaissance autographe et authentique adressée par lui au chevalier d'Éon. — L'âne de Buridan et les picotins d'avoine. — Offres brillantes faites par le gouvernement anglais au chevalier d'Éon. — Il les refuse. — Ses lettres politiques au comte de Broglie. — Révélation sur le fameux agitateur Wilkes. — La guerre d'Amérique. — William Pitt au Parlement. — Le prophète en couverture et en bonnet de nuit. — Le roi d'Angleterre et la bouteille de rhum. — Le lord Bute et les Stuart. — Intérieur de la cour de Saint-James. CHAPITRE XIII.Lettre de d'Éon au duc de Choiseul exilé. — Paris qui se font à Londres sur son sexe. — Il cravache les parieurs. — Particularités de son organisation confessées par lui. — Mort de Louis XV. — Louis XVI cherche à retirer des mains de d'Éon les papiers dont il est détenteur. — Conditions du chevalier. — On veut le prendre par la famine. — Il emprunte sur ses papiers et se décide à se faire passer pour femme. — Raisons probables de cette résolution et preuves qu'elle a été spontanée de sa part. CHAPITRE XIV.Comment l'insurrection des Américains fut envisagée à son début par la cour de France. — Document sur ce sujet. — Revirement opéré à Versailles par Beaumarchais. — Comment il devint un négociateur politique et secret. — Comment le chevalier d'Éon fit sa connaissance. — Affaire de Morande et de Mme Dubarry. — D'Éon déclare à Beaumarchais qu'il est femme et qu'il a des papiers d'État de la plus haute importance. — Beaumarchais s'entremet en sa faveur à Versailles et reprend les négociations. — Beaumarchais, Gudin et Morande complètement dupes de d'Éon. — M. de Vergennes propose que d'Éon, étant femme, reprenne les habits de son sexe. — D'Éon s'y refuse d'abord, puis cède aux raisons de Beaumarchais. — Lettres de celui-ci à M. de Vergennes. — Transaction préparatoire par laquelle d'Éon se reconnaît femme. — Sa lettre au comte de Broglie pour lui apprendre que 1 son officier de dragons était une dragonne. CHAPITRE XV.Conditions pécuniaires de la transaction. — Comment Beaumarchais les remplit. — Le coffre de fer et l'inventaire. — Les papiers cachés sous le plancher. — Beaumarchais arrive à Versailles avec son coffre. — Il voudrait voir le roi et lui pose des questions. — Curieux autographe de ce dialogue. — Les paris recommencent sur le sexe de d'Éon. — Celui-ci accuse Beaumarchais et Morande d'y prendre part. — Propositions de mariage que Beaumarchais lui aurait faites. — Comédie amoureuse qu'ils jouent tous deux. — Ils se brouillent pour un avis sur les paris. — Correspondance. — Menaces et cajoleries. — Morande se met de la partie et refuse de se battre avec d'Éon, parce qu'il sait qu'elle est femme. — D'Éon lui intente un procès en diffamation. CHAPITRE XVI.Le chevalier d'Éon demande de nouveau à rentrer en France. — Nouvelles correspondances avec Beaumarchais et M. de Vergennes sur ce sujet. — Il arrive à Versailles et est forcé de prendre les vêtements de fille. — La couturière de la reine lui fait son trousseau. — Sa première apparition en jupes. — Ses succès. — Nouvelle polémique avec Beaumarchais. — Appel de Mlle d'Éon à ses contemporaines. — Il passe huit jours à Saint-Cyr. — Il implore la permission de quitter ses habits de femme pendant la guerre d'Amérique, et l'autorisation de prendre part à cette guerre. — Tout lui est refusé. CHAPITRE XVII.La chevalière d'Éon est emprisonnée pour avoir repris ses habits d'homme. — Elle se retire à Tonnerre. — Visite du prince de Prusse. — Beaumarchais marchand de bois. — Ses embarras pécuniaires. — Paix entre la France, les États-Unis et l'Angleterre. — La chevalière d'Éon obtient la permission de se retirer à Londres. — Folie de Georges III. — Assaut d'armes de la chevalière d'Éon et de Saint-Georges. — La chevalière d'Éon offre ses services à la Convention qui les refuse. — Pourquoi d'Éon a conservé ses habits de femme après la chute de la monarchie. — Sa mort. — Inspection de son cadavre. — Moralité de son histoire. LETTRES INÉDITES DE BEAUMARCHAIS.PIÈCES JUSTIFICATIVES.ÉPILOGUE.PRÉFACECONTENANT UN ACTE DE CONTRITION ET UN ACTE D'ACCUSATIONL'histoire de la Chevalière d'Eon a été une des énigmes les plus bizarres et les plus controversées du dix-huitième siècle. Ce siècle finit sans que l'on sût à quoi s'en tenir sur le sexe véritable de cet être mystérieux, qui, après avoir été successivement docteur en droit, avocat au Parlement de Paris, censeur pour les belles-lettres, secrétaire d'ambassade à Saint-Pétersbourg, capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, ministre plénipotentiaire à Londres se reconnut tout à coup pour femme à l'âge de quarante-six ans, prit les habits de son nouveau rôle, et les conserva jusqu'en 1810, époque de sa mort. De ces deux personnes, quelle fut la vraie ? De ces deux sexes, quel fut le simulé L'individu qui les revêtit et les justifia tour à tour, si l'on en croyait certaines attestations contradictoires, était-il homme, femme, ou homme et femme en même temps ? Dans l'une ou l'autre de ces diverses hypothèses, quelle avait été la cause du déguisement qui avait commencé ou terminé sa carrière ? Telles étaient les questions que la vie du Chevalier ou de la Chevalière d'Éon présentait à l'histoire, et que l'histoire n'avait pu résoudre. D'Éon avait bien laissé des Lettres et Mémoires en plusieurs volumes, et une brochure ayant pour titre : Vie militaire, politique et privée de mademoiselle d'Eon, signée de Lafortelle. Mais, publié quatorze ans avant sa métamorphose, le premier de ces ouvrages ne renferme que ses correspondances officielles et l'histoire de sa longue querelle avec le comte de Guerchy, ambassadeur à Londres. Le second ouvrage, publié immédiatement après sa rentrée en France sous le costume de femme, n'instruit pas davantage. C'est une notice biographique faite sous la censure du pouvoir même, avec lequel d'Éon avait signé un contrat obligatoire, et qui — dit tout, hormis ce que le public désirait savoir. Aussi le problème était-il resté entier et incompréhensible pour tous, même pour Voltaire, qui écrivait en 1777 : Toute cette aventure me confond, je ne puis concevoir ni d'Eon, ni le ministère de son temps, ni les démarches de Louis XV, ni celles qu'on fait aujourd'hui ; je ne connais rien à ce monde. Le dernier écrivain qui s'était occupé de cette aventure, comme dit Voltaire, M. de Propiac, écrivait dans la Biographie universelle de Michaud : Ne faisons pas de vains efforts pour soulever un voile impénétrable. Des circonstances particulières m'ont mis à même de soulever ce voile, et de donner enfin le mot de cette énigme. Enfant du pays qui vit naître le chevalier d'Éon, où se passa une grande partie de sa jeunesse et de son âge mûr, et où se trouvent encore quelques membres de sa famille, j'obtins en 1835, de ces derniers, communication des manuscrits, imprimés et papiers divers qu'ils avaient recueillis à Londres dans la succession de leur mystérieux parent, de son acte de baptême et de son acte de décès, accompagnés de l'enquête dressée sur son cadavre, en présence des plus hautes autorités de l'Angleterre. D'un autre coté, j'avais obtenu de M. le duc de Broglie, alors ministre des affaires étrangères, et de M. Mignet, directeur des chancelleries, l'autorisation de fouiller les archives des affaires étrangères, pendant la longue période qu'embrasse la carrière politique du chevalier d'Éon. Je trouvai là des documents précieux, qui furent mis au jour pour la première fois par mon livre publié en 1836. Mais j'eus alors un tort qu'expliquent ma jeunesse et le genre de littérature dans lequel je m'étais essayé. J'avais vingt-cinq ans, et je venais de faire jouer le drame de la Tour de Nesle, avec Alexandre Dumas ; je ne rêvais que péripéties compliquées, amours tragiques et secrets ténébreux. La vie du chevalier d'Éon, telle que je venais de la parcourir, si accidentée qu'elle fût, me parut encore trop simple pour n'avoir pas une partie cachée, qui échappait à toutes les recherches, et qui devait être d'autant plus grave qu'on en avait anéanti les traces avec plus de soin. Je me disais qu'un homme, — car c'était bien un homme, — qui avait rempli des missions secrètes sous le costume de femme, avant de prendre officiellement : ce costume, avait dû nécessairement avoir des aventures, ou piquantes, ou terribles, ayant un rapport forcé avec le dénouement de sa carrière. Je crus même de bonne foi avoir trouvé la piste de la plus grave de ces aventures amoureuses dans des lettres d'audiences nocturnes accordées par la jeune reine d'Angleterre au chevalier d'Eon, après la paix de 1763, paix aussi nécessaire que honteuse pour la France, et au sujet de laquelle la presse anglaise accusa le ministère et la cour de s'être laissés corrompre ou séduire par la diplomatie française. Mon imagination travailla donc, et il résulta de ce travail que mon livre se composa d'une partie authentique et d'une partie romanesque. Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, il se vendit beaucoup ; à tel point que, depuis longtemps, on n'en trouve plus un exemplaire en librairie. Mais les bibliophiles et les antiquaires regrettèrent cette confusion, qui ne permettait plus de distinguer dans mon œuvre la réalité de la fiction, et faisait perdre ainsi à tout le monde et à moi-même, le bénéfice de trouvailles précieuses. On me sollicita, pendant longtemps, de faire une nouvelle édition réduite à la partie purement historique et sérieuse. J'avais résisté à ces sollicitations, parce qu'en relisant l'œuvre de ma jeunesse, je m'étais dit qu'il faudrait faire plus que l'émonder, qu'il faudrait la récrire en entier. D'ailleurs, j'avais vu que la critique ne s'était pas trompée sur le caractère de mémoires hybrides, en quelque sorte, comme le héros qui en était l'objet, et la sévérité même de certains juges compétents avait laissé ma conscience en repos. Mais un incident inattendu est venu la troubler, en me montrant que j'avais trop compté sur la perspicacité de certains lecteurs. Il y a peu d'années, je lus dans quelques journaux, qu'il venait de paraître un petit livre de M. Louis Jourdan, rédacteur du Siècle, intitulé : Un Hermaphrodite, et dans lequel il était question du chevalier d'Eon[1]. Cette publication piqua peu ma curiosité, parce que son titre était à mes yeux une étiquette de pure fantaisie. Cependant, m'étant rencontré un jour dans les bureaux de la Presse avec M. Jourdan, que je n'avais pas eu l'honneur de connaître jusque-là, je m'approchai de lui, me nommai et lui dis : J'ai appris que vous aviez publié un ouvrage dans lequel vous parlez du chevalier d'Éon. Comme j'ai publié moi-même, il y a vingt-cinq ans, deux volumes sur ce personnage, je serais curieux de lire le vôtre. Envoyez-le-moi donc. M. Jourdan manifesta une surprise et un embarras dont je ne me rendis pas compte. Je ne vous savais pas revenu des Etats-Unis, me dit-il, c'est pour cela que je ne vous ai pas envoyé mon volume, mais je vous le ferai remettre, si vous voulez bien me donner votre adresse. Je lui répondis qu'il pouvait faire tout simplement déposer l'ouvrage pour moi à la Presse, où je venais tous les jours. Une semaine, un mois se passèrent, et je ne reçus rien. Je me dis alors que mon confrère avait probablement reculé devant une dépense de trois francs, et je me promis d'acheter ce qu'il ne croyait pas devoir m'offrir. Mais je fus obligé par ma santé de m'éloigner de Paris, et j'oubliai M. Jourdan et son livre. Cependant, me trouvant, il y a quelques semaines, dans un cabinet de lecture, ce souvenir me revint à l'esprit, et je demandai l'Hermaphrodite, qu'on put aussitôt m'apporter. Je lus sur la première page ce début : En feuilletant les travaux innombrables que le dix-huitième siècle nous a laissés, en observant de près, la loupe à la main, les personnages de ce siècle si infâme et si grand, nous nous sommes arrêté avec un très-vif intérêt devant une des plus originales physionomies de cette époque, et à coup sûr une des moins connues. Il nous paraît intéressant de faire connaître, d'éclairer cette figure si remarquable. Pour l'extraire de l'indifférence et de l'oubli où elle était tombée, il a fallu déblayer d'assez volumineuses masses de documents à peine soupçonnés... Les événements que nous allons faire passer sous vos yeux sont empruntés à la réalité la moins contestable. Je fus d'abord un peu étonné, voire même un peu piqué, dans mon amour-propre, de ne pas voir la moindre allusion aux Mémoires publiés par moi et contenant de si nombreux documents sur le même sujet. Mais je me consolai, en pensant que l'on allait bien certainement m'apprendre des choses tout à fait nouvelles sur une époque qu'on disait avoir étudiée à la loupe et pour laquelle on avait déblayé tant de documents à peine soupçonnés. Or, quelles ne furent pas ma surprise et ma stupéfaction, lorsque je retrouvai la reproduction la plus complète de mes Mémoires, non-seulement dans le fond, mais aussi dans la forme, non-seulement dans leur partie authentique, mais encore et surtout dans leur partie fictive. En effet, c'est surtout ce que j'ai inventé, ce qui est faux historiquement parlant, qui a séduit l'auteur de l'Hermaphrodite et lui a paru constituer la réalité la moins contestable. En voici de curieux exemples : Parmi les célébrités du dix-huitième siècle avec lesquelles s'était lié le jeune d'Éon, vers 1755, j'avais cité l'abbé de Grécourt, sans réfléchir que cet abbé était mort depuis le 2 mai 1743, époque à laquelle d'Eon n'avait pas quinze ans accomplis. L'Hermaphrodite m'a emprunté cette erreur, sans omettre une allocution de Grécourt à son prétendu compagnon de plaisirs. Le chapitre II est consacré aux amours du jeune d'Éon avec la comtesse de Rochefort, qui ont été échafaudés par moi sur quelques mots d'une correspondance[2], et dont le récit est reproduit textuellement par mon copiste. Une double aventure de d'Éon avec Mme de Pompadour et avec Louis XV, reproduite aussi textuellement dans le chapitre III, est l'œuvre de mon imagination. En parcourant un extrait manuscrit, presque illisible, des Mémoires de madame Campan, où il est dit que d'Éon a été lecteur de l'impératrice Élisabeth de Russie, j'avais cru lire lectrice, et l'Hermaphrodite dit lectrice après moi. Une histoire des amours et des vengeances de l'impératrice Élisabeth de Russie, placée par moi dans la bouche du chancelier Woronzoff, est reproduite textuellement dans le chapitre V, et après avoir dit que ce récit nous a été conservé dans les notes du chevalier d'Eon, mon plagiaire ajoute cette sentence profonde : Et les rois s'étonnent quand une révolution les renverse ! Le chapitre VI est consacré à des détails intimes sur les amours du chevalier d'Éon avec une jeune Russe, nommée Nadèje Stein, dont je suis le père et que l'Hermaphrodite honore de son adoption. La même bénignité d'esprit a fait adopter à mon plagiaire, comme articles de foi, tout ce que j'avais cru et dit des amours du chevalier d'Eon avec Sophie — Charlotte, duchesse de Mecklembourg, devenue reine d'Angleterre. Il reproduit toujours textuellement, pages 81 à 83, les réflexions que je mets dans la boucherie mon héros sur ce sujet. Une reine à dévorer était, à ce qu'il paraît, un morceau trop appétissant pour qu'il y regardât de près. Dans son chapitre XVI, mon plagiaire copie deux chroniques de la cour de France, attribuées par moi à la comtesse de Rochefort, et il les fait précéder de ce cri échappé à son esprit et à son cœur : Il n'y a que l'amour et le cœur des femmes pour inspirer de tels sentiments ! Le chapitre XIX, intitulé Une Reine compromise, est copié entièrement dans la partie fictive de mes Mémoires. Il en est de même de la plus grande partie du chapitre XX, et d'autres monnaies fausses que l'Hermaphrodite prend pour argent comptant. Son chapitre XXII est intitulé : NADÈJE REPARAÎT ! et m'est naturellement emprunté d'un bout à l'autre, avec une histoire d'enfant qu'il adopte comme la mère. Sophie-Charlotte d'Angleterre reparaît aussi dans le chapitre XXIII avec la même fidélité. Il n'y a pas jusqu'à Mme Dubarry sur le compte de laquelle l'Hermaphrodite n'accepte et ne prenne tout ce qu'il m'a plu d'imaginer. On n'a jamais vu, je crois, dans le monde des lettres, une candeur et un sans-gêne plus merveilleux. Il va sans dire que mon copiste n'a pas négligé de m'emprunter également certains documents vrais, tels que l'histoire des amours et de la brouille de la chevalière d'Eon et de Beaumarchais, leur curieuse et longue correspondance, et la copie du fameux testament de Pierre le Grand transmise aux ministres de Louis XV par le chevalier d'Éon, et que j'ai été le premier à mettre au jour. Enfin, sur 301 pages dont se compose l'Hermaphrodite, j'ai compté qu'il y en avait 222 de copiées textuellement dans mon livre, et le reste est un abrégé de mes introductions historiques. Or, mon nom n'est pas mentionné une seule fois dans ces 301 pages, qui me sont empruntées de la première à la dernière ligne. Il y a là un fait si audacieux, si injustifiable que j'avais dû prendre deux résolutions. C'était d'abord de demander à la Justice la constatation de cette atteinte portée à la propriété littéraire, et de montrer à cet annexioniste d'un nouveau genre que s'il n'y a plus de juges à Berlin, il y en a encore à Paris. Mais on verra dans l'Épilogue de ce volume, les circonstances qui m'ont fait renoncer à cette première résolution. La seconde, ce fut de publier une nouvelle édition de mes Mémoires sur le chevalier d'Eon, ramenés à la stricte vérité historique et expurgés de leur partie romanesque, puisqu'il s'est trouvé deux écrivains assez candides pour croire que cela était arrivé, le réimprimer et l'affirmer. D'ailleurs, en relisant les papiers du chevalier d'Éon de plus près, et la loupe à la main, comme dit l'Hermaphrodite, et en compulsant des documents mis au jour récemment sur son compte, le mystère de sa vie s'est révélé à moi sous une face nouvelle. Je suis arrivé à cette conclusion que si le chevalier d'Éon n'était pas femme, comme il l'a fait croire sur la fin de sa carrière, il était à peu près, sinon tout à fait vierge. Cette nouvelle étrangeté de la vie d'un capitaine de dragons, résulte d'une série de lettres du marquis de l'Hospital, émaillées de plaisanteries gauloises sur la chasteté scandaleuse de son secrétaire d'ambassade, et des aveux répétés du chevalier d'Éon lui-même qui écrit, en 1763 ; à son ami Sainte-Foix qu'il a toujours vécu sans chevaux, sans cabriolet, sans chien, sans chat, sans perroquet et sans maîtresse, et qui, en 1771, écrit au comte de Broglie, son protecteur intime, à propos des premiers doutes répandus en Angleterre sur son sexe : Je suis assez mortifié d'être encore tel que la nature m'a fait, et que le calme de mon tempérament naturel ne m'ayant JAMAIS porté aux plaisirs, cela a donné lieu à l'innocence de mes amis d'imaginer, tant en France qu'en Russie et en Angleterre, que j'étais du genre féminin ; la malice de mes ennemis a fortifié le tout. Le chevalier d'Eon faisait cet aveu à l'âge de quarante-trois ans, quatre ans avant qu'il ne se déclarât femme par contrat authentique. Dans sa volumineuse correspondance, quelques lettres signées d'une dame de Courcelles portent seules les traces d'une liaison amoureuse, ou, tout au moins d'une intimité plus grande que ne le soupçonnait le mari de la dame. L'homme dans lequel j'avais cru trouver le type de Faublas, était donc quelque chose de tout différent, mais de non moins extraordinaire, car c'était l'être le plus bouillant, le plus courageux et le plus batailleur qu'on pût voir. Je ne dois pas moins faire réparation à la mémoire des femmes de tout rang que j'avais crues coupables de faiblesses pour lui, et casser, après plus ample informé, le jugement téméraire que j'avais porté sur elles. Cette amende honorable, et les remaniements nombreux qu'elle a nécessités dans ce livre, ne suffiront pas « pour qu'une mère puisse en permettre la lecture à sa fille. » Je dois répéter à ce sujet ce que j'ai dit dans la préface des éditions de 1836 : Nous venons écrire la vie d'un individu dont le sexe a été l'objet d'une longue controverse. Nous devons donc apporter dans le débat tout ce qui doit l'éclairer. Notre mission est non de baisser les voiles, mais de les lever. Il suit de là que tout écrit, même le plus égrillard, a sa justification dans la cause que nous instruisons ; toute pièce, même la plus indiscrète, son mérite, et ce mérite est en raison de son indiscrétion même. Les douze lettres inédites de Beaumarchais, qui se trouvent à la fin de ce volume, sont étrangères, pour la plupart, à ses rapports bizarres avec la chevalière d'Éon, mais elles offrent un vif intérêt comme preuves historiques du rôle important joué par l'auteur du Mariage de Figaro dans l'alliance de la France monarchique avec les colonies anglo-américaines insurgées. Frédéric GAILLARDET. |
[1] On verra dans l'Épilogue, placé à la fin de ce volume, que M. Jourdan a répudié, depuis la publication de cette préface, la paternité de l'Hermaphrodite, auquel il n'aurait fait que prêter son nom.
[2] Un M. Moreau, secrétaire du duc de Nivernais, écrivait au chevalier d'Éon : Mme la comtesse de Rochefort, qui me parle souvent de vous avec amour, m'a chargé de vous dire mille choses de sa part, en me disant qu'elle en avait souvent chargé M. le duc, et qu'elle craignait qu'il ne l'oubliât. Le duc de Nivernais répétait souvent, de son côté, au jeune d'Éon que la comtesse de Rochefort lui faisait mille tendres amitiés. (28 mai et 11 septembre 1763).